« Crocus ? Ou est-ce que t’as entendu ce nom ? Non mais le prends pas mal, c’est pas que je veux pas te mettre en lien avec lui, c’est juste qu’il est un peu… comment le dire gentiment… oh puis tu sais quoi je vais le dire comme ça vient, il est complètement cinglé ce pauvre type. Tire pas cette tronche, crois-moi tu seras pas si déçu de pas le connaître. Déjà c’est un hybride. Mais pas un hybride classe tu vois, on parle pas d’un dragon ou d’une bête féroce comme un lion. Y’a pas de prestance, pas de charisme, c’est même pas mignon comme pourrait l’être un chien ou un chat. C’est un putain de raton laveur sur deux pattes. Oui j’te l’accorde c’est pas si laid que ça, enfin ça fouille les poubelles, ça pue le fumier, c’est envahissant… Puis tous ces côtés là de la bestiole, tu pourrais te dire que c’est compensé par l’autre branche de la famille, l’humain. Mais entre toi et moi, pour se taper un raton laveur, faut vraiment pas avoir la lumière à tous les étages. Surtout vas pas lui en parler. Il déteste les hybrides, tous, sans aucune exception. Au fond de lui il sait qu’ils y sont pour rien et que c’est juste d’autres victimes, mais ceux qui s’assument… ça lui file la gerbe. Y capte pas comment tu fais pour accepter d’être né dans des conditions pareilles. C’est le genre de gars qui pense qu’il n’aurait jamais dû exister, mais qui se suicide pas quand même pour le principe. Si tu lui causes de sa naissance il va t’arracher un œil. Je sais c’que je dis, il l’a fait à mon cousin. Il avait huit ans le pauvre il pensait pas mal faire en lui demandant ou étaient ses parents. L’autre vermine n’a aucune pitié, enfin si, envers les animaux un petit peu. Paraît qu’il prend des vacances dans la réserve faunique des fois, enfin je te dis ça je l’ai jamais vu se reposer. C’est un bon gros double standard comme on en fait plus.


Enfin c’est vrai qu’il attire facilement l’attention des gamins avec ses petites oreilles, son pelage noir et blanc, son masque de cambrioleur ; d’ailleurs vu son corps de métier c’est marrant, s’il se trimballait pas constamment avec des armes et l’air de vouloir buter tout ce qui passe, tu le prendrais presque pour une peluche. Ses p’tites mains faut s’en méfier, ça griffe sévère. Et ses crocs vraiment je t’en parle pas, s’il s’appelle Crocus à mon avis c’est pas un hasard. C’est pour ça que j’préfère pas te donner son contact. Il est vrillé, et pas dans l’bon sens. Des amis, j’pense pas qu’il en ait vraiment, en tout cas des vivants. Il fait ce qu’il sait faire de mieux, ou juste ce qu’il sait faire tout court, donc il vole, il se faufile partout. Quand t’as un truc à cacher c’est le premier à mettre la main dessus, donc fais gaffe à ta peau. Il entend tout, il voit tout, il sait tout. C’est pas avec un raton-laveur que son père a forniqué, c’est une putain de fouine. Alors ouais, c’est le meilleur dans son domaine, ça veut pas dire qu’il faut y aller tête baissée. La loyauté, c’est pas qu’il connaît pas, c’est que le concept même n’existe pas dans son cerveau. La bestiole est futée et tu t’en méfies pas, il est là le danger. Après si t’insistes, je peux sans doute essayer de le joindre. Il est pas du genre pompeux, à pas vouloir perdre son temps, même s’il en a pas pour des siècles. Tant que tu paies, la finalité il s’en fout. Le Reike, la République, le reste du monde… Ça pourrait bien cramer que ça lui hérisserait pas le poil. S’il reste dans le coin c’est par habitude, puis surtout par flemme. Il a ses contacts ici, il s’est fait son p’tit nom, j’sais pas si ça lui suffit mais il a jamais donné l’impression d’être malheureux. Ou heureux en fait. Je t’y verrais bien, il est pas facile à lire et il se laisse pas atteindre. Puis si tu te fous de ma gueule, tu sais quoi, en fait je vais t’emmener le voir. Tu rigoleras moins une fois qu’on sera devant. Enfin moi j’te conseille pas de rigoler, parce que matter un raton laveur sur deux pattes c’est marrant deux secondes, puis quand il t’a arraché la tête ben étrangement c’est une autre ambiance. J’espère pour toi que ça en vaut la peine l’ami. ».

« M’man ? Ou est-ce qu’elle est partie encore bordel… ».


Crocus donna un coup de patte dans un caillou, l’envoyant valser dans une flaque d’eau sur sa droite. Le pas lourd et l’air exténué, l’hybride avançait mollement dans les bas-fonds de Liberty, puant le sang et la transpiration. Sa mère avait tendance à se faire la malle plus souvent qu’il n’aurait voulu le reconnaître. S’il avait peur pour sa vie, il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Elle n’était pas comme lui, pas comme eux. C’était un simple animal, suivant ses instincts et surtout les odeurs de bouffe. Enfin, ça n’aurait pas dû le surprendre en vérité, lui aussi se laissait de temps en temps avoir par le doux fumet d’un rôti de porc dans la maison d’à côté. Si on suivait la logique des choses, sa génitrice aurait déjà dû clamser depuis des dizaines et des dizaines d’années. La faute à son détraqué de père qui lui avait injecté on ne sait quoi pour augmenter son espérance de vie. Parce que ce n’était sans doute pas assez de la briser, il fallait en plus que la torture dure le plus longtemps possible. Après tout ça, le bougre n’aurait pas l’occasion de le voir. Quant il eut l’âge de comprendre, Crocus s’était jeté sur lui pour lui arracher les tripes et s’en faire une ceinture. Il avait essayé de lui faire croire qu’il y avait une once d’amour entre sa mère et lui, mais pas de pot, quand on refile de l’intelligence humaine à une bestiole, elle comprend plus vite la supercherie que la normale. Une erreur que beaucoup de gens faisaient, le croire plus con qu’il ne l’est réellement. En général, il ne les laissait pas se gourrer deux fois.


« Ah, ben t’es là. »


Passant sa tête dans une ruelle, il y aperçut une petite ratonne, le nez fourré dans les poubelles. Encore une fois, rien de surprenant. S’en approchant sans prendre de précautions, il la mit sur son dos comme un sac à patates, un long soupir s’échappant de sa gueule. Sans doute qu’il aurait pu s’en débarrasser et la laisser faire sa vie, dans les bas-fonds elle aurait largement survécu sans son aide. Mais rien à faire, il y était attaché et après tout, il lui devait la vie, aussi atroce puisse-t-elle être, ce n’était pas sa faute à elle.


« J’t’ai déjà dit de pas t’éloigner. C’est pas compliqué, t’as de quoi manger, t’as un bon lit douillet, à un moment je sais plus quoi inventer pour que tu fasses c’que je te dis. Tu m’feras pas croire que t’as eu une poussée de goût de l’aventure dans la nuit. Puis le monde est naze, y’a rien à voir. »


Crocus leva la patte pour retirer une peau de banane collée à l’oreille droite de sa mère avant de la jeter sur les pavés. Elle se mit à remuer sur ses épaules en voyant son fils jeter une denrée parfaitement comestible qu’elle se serait bien enfilée et il se contenta de réaffirmer son étreinte en la réprimant à nouveau.


« Et c’est que t’es conne comme une table. On en fait plus des comme toi, et des fois vraiment tant mieux, parce qu’on en a pas besoin. »


Il pouvait se permettre de l’insulter ou de la charrier : elle ne comprenait rien, et lui non plus. Ses roucoulements ne voulaient rien dire si ce n’est « j’ai faim ». On aurait pu croire qu’au fil des années ils avaient créé une certaine complicité, un lien si fort qu’ils se comprenaient sans même échanger, mais il n’en était rien. C’était sa mère, lui son fils. Ca s’arrêtait là. L’hybride avançait sous les plaintes de sa mère qui gigotait sur son dos. Cette vie pourrie, c’est lui qui avait décidé de la mener. Il ne se souvenait plus vraiment de comment ça avait commencé, trop jeune pour saisir l’ampleur des événements. La tête de son géniteur lui revenait, mais pas dans le bon sens. Et à sa mort, de ses griffes ensanglantées dans un élan de rage incontrôlable, Crocus avait dû avoir de la suite dans les idées, trouver un moyen de gagner un peu d’argent pour se mettre à l’abri.


Loin du grand luxe et des ambitions folles, il avait commencé par voler l’essentiel : de la nourriture, la clef d’une maison abandonnée, une bourse par ci pour s’acheter quelques babioles. Puis de fil en aiguille, le bouche à oreille avait fait le travail à sa place, lui ouvrant de nouvelles possibilités. Plus particulièrement ce qu’il appelait le casse du siècle : un vol organisé dans une banque de Justice, un énorme pactole à la clef. La réussite n’avait pas été au rendez-vous, et ce n’était pas là d’ailleurs l’origine du succès du raton laveur. Non, toute la subtilité se trouvait dans le fait qu’il était le seul à avoir survécu, le seul à s’en être sorti presque indemne. Avec le recul, il avait compris que le plan était complètement minable, que l’exécution était au mieux foireuse et qu’il avait risqué beaucoup pour pas grand-chose. Se jeter dans la gueule du loup, dans une ville aussi surveillée que celle-ci, il fallait être complètement fou. Et s’il devait être un peu honnête avec lui-même, l’hybride ne pouvait pas nier qu’il l’était toujours au fond de lui. Depuis les contrats s’enchaînaient, et il s’était grandement amélioré. Un voleur hors pair, la fouine parmi les ratons. Pas que ça lui fasse quoi que ce soit qu’on le considère, s’il avait eu le choix il serait crevé depuis un bail.


« Tu commences à me faire chier. Tu veux pas rester tranquille un peu ? On est bientôt arrivés, et j’ai ramené un tas de trucs. »


Son regard croisa celui d’une congénère aux grandes oreilles de renard et à la démarche envoûtante qui se faufila entre les portes d’un bordel. Posant une patte griffue sur le rebord d’un mur, Crocus dut se retenir de vomir son déjeuner tant cette vision l’avait dégoûtée. De toutes les espèces qui régissaient le Sekai, il avait fallu qu’il naisse dans ce corps immonde, de cette union atroce, d’un viol assumé. Et pendant qu’il souffrait le martyre, les autres se pavanaient, tombaient amoureux, se hissaient parfois dans les hautes sphères de certaines sociétés.


« Vraiment des putains de dégénérés… »


Incapable de comprendre comment les autres pouvaient s’accepter, il leur vouait une haine prononcée, sous couvert d’une profonde jalousie. Pire, il existait des hybrides qui avaient de bons rapports avec leurs parents. Donc de bons rapports avec des violeurs avérés, des monstres. Certains s’en sortaient mieux que lui, en même temps ce n’était pas très compliqué. Un minois d’humain, quelques attributs bien placés. Et lui se retrouvait piégé dans ce corps odieux. Sans doute qu’il le méritait, mais bordel que ce monde était cruel et injuste.


« Vivement que tout ça crame. Ça nous fera des vacances m’man. »
« Mrrr. »
« Ouais, moi aussi j’ai faim. »

La Pègre : Crocus est une véritable saloperie qui ne s’en cache pas, à ce titre il mérite bien sa place avec les plus gros criminels du Sekai. On le contacte majoritairement pour des affaires de vol, que ce soit la gourmette de votre grand-mère « perdue dans un déménagement » ou le coffre-fort d’un riche fortuné trop proche de ses sous, il trouve toujours le moyen de se faufiler et de récupérer le butin. Il arrive qu’on lui demande de faire quelques missions d’espionnage par ci par là mais s’il accepte c’est qu’il est vraiment en manque de fric, parce qu’écouter aux portes ça va deux minutes et c’est pas très marrant. On le connaît plus en République qu’ailleurs parce qu’il y a posé ses fesses y’a quelques années mais dans les faits, c’est pas inédit de le voir se frotter aux affaires sombres d’autres coins comme au Reike ou à Melorn, sa loyauté ne s'achetant pas tout simplement parce qu'elle n'existe pas. Concrètement, on contacte le raton laveur quand les autres options sont écoulées, qu’on sait plus trop vers qui se tourner et qu’on a besoin d’un travail rapide et efficace, pas nécessairement bien fait.