Pas un mot. Juste le sourire aimable d’une âme qui, en d’autres lieux, aurait agité une clochette et lancé avec force : « Venez, venez ! Raviolis à bas prix ! Six raviolis pour le prix de… » Il était variable. Dans les quartiers plus pauvres, les clochettes sonnantes et trébuchantes se faisaient rares. Au milieu de maisons fort agréable à regarder, les pièces s’accumulaient dans la fine main aux doigts longs, ongles coupés plus ou moins courts. Presque une main de femme, qui le soir se pare de bijoux, frottée d’une crème odorante, fleurs oubliées qu’on ne trouve que loin d’ici.


Imoogi, qui n’est pas né ainsi, laisse les longs doigts courir sur la nourriture, le regard baissé vers les trésors juteux qui font, en partie, sa réputation. Il les entrepose dans un ravier tout simple, laisse couler la sauce, échange quelques formalités avec le premier client de la file. Quelques sourires, un battement de cils innocent, l’homme s’éloigne heureux, et une dame se présente à Imoogi qui lentement, frotte ses paumes. Tout n’est que jeu et amusement. Il sait que s’il n’avait pas eu cette apparence d’ange aux crocs allongés, les clients se seraient faits rares. Alors il se soigne, il laisse les poudres rosir son teint, peigne cette longue chevelure qu’il n’a plus coupée depuis des années, de ce bleu si clair, si pur, créature venue d’ailleurs. Parfois, il l’attache sobrement en une queue de cheval, mais le plus souvent, il la laisse courir sur son dos, caresser le creux divin au-dessus de ses fesses, la laisse courir sur ses épaules, caresser son visage, cacher peut-être un œil.


Le soleil commence à se coucher. Les gens se pressent vers leur logement. Avec un soupir, Imoogi déguste le dernier ravioli, celui qu’il n’a pas réussi à vendre, qu’il aurait simplement dû donner, fidéliser ainsi une clientèle par la générosité intéressée. Le chiffon passe promptement sur l’établi, en un instant, tout est propre, tout brille pour le jour suivant. L’eau glisse entre les doigts, elle asperge presque amoureusement le plan de travail. Impeccable. Imoogi sait que le temps lui est compté. Les roues s’activent sur le sol pavé. Les minutes s’égrènent, bientôt son minuscule logement est en vue. Soupir de soulagement, petit creux dans le mur à l’intérieur duquel il pousse son échoppe. Il ne pleuvra pas ce soir. La porte est poussée, il disparaît, fugace, subtil, à l’intérieur de la maison qu’il exècre presque. Il sent le renfermé, il sent la poussière. Il renifle avec mépris, veut éternuer, se retient. La tunique tombe sur le sol, devant le lit. L’homme est nu, il se mire un instant dans le miroir. Un corps mince, des muscles égarés sous la peau, de longues jambes qui ne semblent jamais se terminer. Il sourit, tourne sur lui-même. Fesses bombées, cheveux qui voudraient les cacher mais n’y arrivent pas encore. Il laisse couler sa tête en arrière, un rire lui échappe. Il fait quelques pas, fouille dans l’armoire, maigres possessions. Une tenue plus bleue que sa chevelure éternelle masque désormais entièrement le corps fin, presque pudique. Pourtant ce soir, il séduira. Ses yeux en amande perceront bien des secrets, et il finira peut-être sa nuit ailleurs, dans un lit qui ne lui blessera pas le dos. Chaussons élégants, ils battent le sol vers la forme invisible du guzheng abandonné sous un drap. L’instrument est dévoilé, quelques notes brisent le silence des âmes, il s’élève dans les cieux, à quelques dizaines de centimètres du sol, face à l’homme aux traits parfaits et perfides. Imoogi a appris à jouer ainsi. Eventail en main, le guzheng retrouve ses bras et il quitte les fantômes de ces pièces trop sombres. Il fait beau. Il dormira à la belle étoile, projets de luxure presque oubliés alors que les pas se pressent vers la scène où la bouche s’ouvrira, vilain poison, où le corps se mouvra. Captivante créature qui les enchantera tous, il le jure, ils ne pourront pas détacher leurs yeux ébahis de sa silhouette dansante, divinité oubliée.


Ainsi, les pièces couleront, il sera riche, par ses propres pouvoirs, si simplement. Et son nom ne quittera pas les lèvres. Celui qui n’était rien existera enfin.

Parce qu’il faut bien naître quelque part, Imoogi est né sous la mer, loin de la surface effrayante mais fascinante, dans un empire de beauté, d’élégance et de longues queues de poisson qui dansent au gré de l’eau. Imoogi se souvient distinctement de ses parents, plus précisément de sa mère, avec laquelle il a vécu de longues années à l’abri du danger et de la surface. La vie était-elle pour autant heureuse ? Il grimace en y repensant. Sa mère, surtout après le décès de son géniteur, avait une sacrée passion pour les commentaires négatifs et la méchanceté gratuite. En y repensant, le garçon se doute bien qu’elle l’aimait, mais peut-être pas de la bonne façon. « Prends soin de tes écailles, elles ne brillent même pas » ; « Pourquoi as-tu de longs cheveux ? Je n’ai pas élevé de fille » ; « J’ai honte de toi » les commentaires les plus sauvages, il pense qu’ils ont été effacés par son cerveau mais ce n’est pas vrai. Ils sont cachés dans son esprit, attendant l’indice subtil qui réactivera le souvenir amer.

Sous l’océan, Imoogi avait quelques amis. Ils se comptaient sur les doigts de la main, car sa tigresse de mère vérifiait chaque relation, mettait son immonde petit nez dans ses affaires, car il ne fallait surtout pas qu’il finisse comme son père. De quoi était-il mort ? Imoogi a tenté plusieurs fois de poser la question, mais « ça ne te regarde pas, je te le dirai quand tu seras majeur » mais même majeur, le mystère restait entier et les rumeurs gonflaient. Tombé amoureux d’une humaine à la surface, assassiné par le mari de celle-ci ? Une bagarre qui a mal tourné pour des questions d’argent ? Une rencontre malheureuse ? Imoogi a fui la vérité qui se cachait quelque part. Les messes basses lui donnaient le tournis, ses amis étaient neutres, trop neutres vis-à-vis de sa souffrance. Colère qui enfle, et il agite les écailles vers la surface. Une nouvelle vie, une existence où son nom ne dira rien. Imoogi, quelques douces lettres, il n’est pas né ainsi. Il paraît que sous les mers, on l’a cherché, sans succès. Et lui ricane blotti entre les herbes.

Il a vécu bien des péripéties, Imoogi, avant de devenir l’homme qu’il est. Il a dû subir sa première transformation en humain – affreuse, mais ça ne l’empêchera pas de retourner sous l’eau, loin de son village hanté. Il a dû faire ses premiers pas, trouver des vêtements – un homme nu, quelle horreur ! Il se souvient de la jeune dame qui a fui en courant en constatant sa présence, lui n’avait rien remarqué. Il a dû faire ses premières rencontres, faire face aux intentions des non-tritons. Plusieurs fois il s’est fait avoir, comme un bleu, alors qu’il n’avait pas d’argent. Il a maudit cette terre, cette planète. Sera-t-il bien, heureux quelque part ? Y a-t-il une place pour lui ?

Il a beaucoup voyagé, s’est renseigné sur les villes qu’il traversait, s’intéressant aux histoires des uns et des autres. Il a dormi à la belle étoile, a quelque fois trouvé un logement contre quelques pièces, voire gratuitement. Il a mendié, a maudit ses jours malheureux. La nuit, il trouvait un point d’eau pour chasser quelques poissons et se nourrir. Parfois, il avait honte et se cachait sous les flots pour pleurer, regrettant ses jeunes années. Mais il avancé, un pas après l’autre, il a serré les poings, cassé des poteries de rage. Il s’est découvert une passion pour la cuisine – de toute manière, chez sa mère, c’est toujours lui qui se chargeait des repas – et s’est instruit. Il ne sait plus où, il a goûté de délicieux raviolis. Juteux, fourrés à la viande, aux légumes, au poisson. Essai erreur, encore, encore et toujours, et ses créations sont devenues plus savoureuses. Il a acheté un petit stand, le matériel. Il ne lui restait plus rien. Il a vécu dans la rue, encore, les rue de la République n’étaient pas trop désagréables et il se protégeait de la pluie. Quelques curieux ont approché, et Imoogi a réussi à sourire. Il a gagné honnêtement son propre argent, et ses yeux se sont agrandi sous la satisfaction d’exister, alors qu’il n’est personne dans cette nation – ni dans aucune autre.

Pendant ses longues années sous l’eau, sa mère a insisté pour qu’il s’intéresse aux arts de la danse et du théâtre. Ces temps sont révolus, mais la passion demeure. Au cours de ses voyages, Imoogi a appris. D’autres styles, des visages qui s’illuminent alors qu’il joue quelques notes de guzheng – pauvre instrument encore en bon état abandonné dans un coin, viens, je vais prendre soin de toi. Danser sur la terre ou sous la mer est bien différent. Il a croisé des professeurs, les a nourris de ses succulents raviolis en échange de quelques connaissances, mais Imoogi est un inventeur. Son corps se meut par lui-même et décide de la sensualité qu’il y a à offrir. Il utilise parfois sa voix de triton. L’amour les frappe alors, et l’argent coule un peu plus sur ses pieds. Toutefois, ça lui est douloureux d’être si peu honnête. Imoogi travaille seul. Il n’a pas de troupe, n’a plus de professeur, il danse seul dans ses tenues affriolantes. Il n’a besoin de personne pour le guider, pour lui voler ce qu’il gagne. Imoogi est un solitaire qui pourtant aime les nuits accompagné, les cheveux qui forment un soleil sur l’oreiller.

Le fils du dieu de la mer, comme il aime s’appeler voudrait partager. Il voudrait rencontrer, aller plus loin que de simples salutations avec ce sourire qui éclaire pourtant son visage, les yeux pleins d’espoir. Il est pauvre, il voudrait devenir riche. Il est seul, il voudrait pouvoir aimer. Il s’ennuie, il voudrait savoir s’amuser. Il danse, et personne ne sait l’arrêter. L’insaisissable âme hésite encore. A-t-il sa place dans cette République ? Le monde est vaste, plus vaste que son village sous l’océan. Sa connaissance du monde est minime, il voudrait comprendre pourquoi on l’a ainsi caché si longtemps. Qu’il y a-t-il de mal dans cet univers ? Oh, au fond, quelle importance ? Son nom sur toutes les lèvres, pour toujours, désir qui brûle.

Imoogi est un vagabond. Il ne se sent à sa place nulle part, peine à s'intégrer. Il n'a même jamais visité Aquaria, ayant trop peur de s'éloigner des côtes, de retrouver cette petite famille qui le terrorise et lui a gâché de longues années. Alors il reste seul, tentant de comprendre ce monde dont il a tout ignoré pendant si longtemps.