En route pour rejoindre Kyouji, suite aux événements qui avaient frappé la Cité-État de Melorn, Vaenys fit un arrêt à Ikusa. Officiellement, il était venu pour voir Eldarion, afin de le ramener avec lui en direction de Kyouji car, il devenait sa Voix, sa Parole. Mais, officieusement, il avait d’autres choses de prévu comme, par exemple, retrouver Zéphyr et, certainement l’Impératrice, sa sœur. Pourtant, en cet instant, ce n’était pas l’Oreille qui allait voir, mais bel et bien la Voix, le vieillard semi-Titan, Genryusai. Un homme qui, malgré les années passées avec lui, ne parvenait pas à cerner, à apprécier. Leur relation était compliquée, pour tout avouer.

Avant même le lever du Soleil, Vaenys s’était levé pour se rendre au point de rendez-vous que lui avait personnellement donné Genryusai, situé en périphérie de la ville. Le Prince Déchu ne savait pas encore pourquoi le vieil homme voulait le voir, mais il n’allait certainement pas tarder à le savoir. Il s’équipa d’une tunique d’un blanc aussi clair que sa chevelure, puis d’une cape aussi sombre que les pensées qui l’habitaient depuis les visions conférées par l’Entité Sombre. Sa longue chevelure d’argent, descendant en cascade sur ses épaules, était encore visible et, ses prunelles d’Améthyste reflétait un regard plus vide que jamais. Un bras droit en moins, il se mit en marche, déambulant dans les ruelles de la capitale rémoise, tentant de faire le vide dans ces pensées qui semblaient le tourmenter en chaque instant.
Il n’avait pas dit le moindre mot depuis Melorn et, il ne comptait pas en dire plus. Seulement, Genryusai était un homme spécial, qui parviendrait sans le moindre mal à briser cette chaîne qui comprimait la poitrine de Vaenys, l’empêchant de parler.

Ikusa… Cela faisait si longtemps que le Prince Déchu n’y avait pas mis les pieds. Depuis la chute de la Dynastie Draknys peut-être. Quoi qu’il en soit, chacune de ces ruelles qu’il parcourait, chacun de ces bâtiments publics, chacune de ses statues qu’il prenait le temps d’observer, lui rappelait sa vie passée dans ce palais d’Ivoire. Toute cette ville lui montrait quelle vie il aurait pu avoir si ce maudit Tensai n’était pas venu jusqu’à lui, pour tout lui voler. Il n’y avait, dans cette ville, rien de bon pour le Vosdraak. Cela était vrai, à moitié, puisqu’il s’en fichait de tout ce qui l’entourait. Rien d’autre n’intéressait Vaenys Draknys, que les Draknys eux-mêmes et, ils n'étaient plus tant. Trois seulement respiraient encore et, un quatrième verrait bientôt le jour. Mais quelle engeance pouvait encore sortir du corps de sa sœur ?

Après plusieurs dizaines de minutes à marcher sous le Soleil levant, le voilà enfin face à celui qui l’attendait. L’ombre projetée de Vaenys était imposante, mais ce n’était rien face au Demi-Titan qui était assis sur un banc, en train de le fixer ardemment, la lueur scintillante de l’astre solaire se reflétant dans ses prunelles sombres. Le Prince Déchu s’avança, pas à pas, l’air déterminé, puis il prit place à côté de celui qu’il pouvait considérer comme un mentor. Il attendit dix secondes, puis vingt, puis trente, puis cinq minutes, sans que le moindre échange ne se fasse. La tension était comme… palpable.
« Mmph. » Souffla-t-il, sans même prendre la peine d’ouvrir la bouche. Il attendait, il voulait savoir ce que Genryusai avait à lui dire et, si ce n’était en aucun cas convainquant, alors il partirait, comme il était venu. Il s’éclipserait, comme il l’avait fait il y a cinq longues années, laissant sa sœur aux mains de l’abominable barbare. Les cartes étaient maintenant dans les mains du demi-Titan et, Vaenys n’attendait qu’une seule chose… entendre le son de sa voix.

Cet homme-là était donc le chef de la diplomatie Reikoise ? Il était la Voix de l’Empereur, celui qui représentait ce pourri de Tensai à l’Étranger ? Eh bien. D’abord, une première heure sans que le moindre mot ne soit prononcé, une heure qui n’avait pas paru si longue pour le Prince Déchu qui, tout comme son interlocuteur, n’avait pas la longévité d’un simple humain. Mais, il est vrai que Vaenys s’attendait à tout, mais pas à « Je vois que vos pérégrinations vous ont coûté un bras. »
L’étonnement pouvait se lire sur le visage de Vaenys, tant ses traits avaient été déformés par les propos du Demi-Titan. Il haussa un sourcil, mais ne tourna pas pour autant son visage en direction de celui de son interlocuteur. Il aurait aimé lui répondre, certes, mais il n’en avait pas la capacité en l’instant.

Sa voix était comme paralysée. Il lui était impossible de prononcer le moindre mot. Mais, peut-être que le Demi-Titan, qui aurait certainement pu lui servir de mentor, si les choses avaient été différentes, pouvait parvenir à le faire parler. C’était bien pour cela que le Prince Déchu avait accepté de le voir, sans savoir pourquoi il souhaitait le rencontrer.

« Mes mésaventures ne m’ont pas seulement pris un bras. Elles m’ont laissé des cicatrices intérieures, que ce soit dans mon corps ou, dans mon âme. Vous ne pourriez pas comprendre l’ampleur de ce que j’ai vu, à Melorn, Genryusai. Je ne souhaite à personne de vivre ce que j’ai vécu, pas même à votre Empereur usurpateur. » Fit-il. Sa voix résonna dans l’esprit de Genryusai grâce à la communication télépathique dont Vaenys pouvait faire preuve. À défaut de réussir à émettre le moindre son d’entre ses lèvres, il pouvait toujours communiquer via l’esprit. Il n’était cependant pas sûr que le Demi-Titan accepte ce genre de manipulation, qu’il accepte d’ouvrir son esprit à Vaenys, au moins pour qu’il puisse communiquer. Et, s’il ne l’acceptait pas, ce n’était pas un drame en soi, le Roi de la Pègre ne saurait simplement plus communiquer avec lui et alors, la situation deviendrait cocasse. Aussi bien pour la Voix que pour le Prince Déchu.

« J’imagine, mon cher Vice-Roi, que vous ne m’avez pas fait venir simplement pour rire de mon cas, je me trompe ? Il doit bien y avoir une raison solide pour décider de voir celui que vous considérez comme un monstre. Combien de temps cela fait déjà ? Cinq ans ? Cinq longues années ? » Questionna-t-il, toujours en laissant sa voix résonner dans son esprit. Il n’avait pas l’intention de rester bien longtemps, ne faisant que très peu confiance à cet individu qui se tenait à ses côtés. Il manquerait plus que ce vieillard sénille n’ait prévenu personne et que toute la garnison d’Ikusa soit à sa recherche.

Le franc-parler du Vice-Roi de l’empire était toujours aussi blessant. Enfin, cela, c’était bien si Vaenys en avait quelque chose à faire. Il s’aventurait sur un terrain bien glissant, à parler de son trône et, de l’abandon de sa petite sœur. Ce n’était pas ce qu’il voulait, sinon, pourquoi serait-il retourné au palais alors même qu’il était déjà libre comme l’air ? Seul le passé le sait. Si le prince déchu avait pu parler en l’instant, il aurait certainement aboyé sur Genryusai pour rétorquer à cette provocation mais, il ne le pouvait pas. Tout ce qu’il était en mesure de faire, c’était de laisser sa voix s’immiscer dans l’esprit du demi-titan, sans pouvoir faire transparaître la moindre émotion.

« Vous êtes toujours aussi rude dans vos paroles, vieil homme. Ne parlez donc pas de ce que vous ne savez pas, cela vaut mieux pour vous comme pour moi. Je n’ai pas abandonné Ayshara. Je n’ai pas eu le choix. Votre empereur bien-aimé m’y a contraint. Et puis, que ce serait-il passé si je m’étais battu face à Tensai ? Ses chiens m’auraient tué, si d’aventure j’avais eu la moindre chance de gagner, après avoir vu ce qu’il a fait à mes incapables de parents »

Il fit une légère pause et fixa un point neutre face à lui, le regard vide.

« Et vous, où étiez-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas protégé mes parents ? »

Il n’avait rien d’autre à ajouter sur le sujet et, quel que soit la réponse que pouvait lui donner le demi-titan -s’il lui en donnait une-, il ne l’écouterait probablement pas. Comme il peut si souvent le dire, tout cela appartient désormais au passé.

Une fois de plus, le sujet de l’Impératrice revenait sur la table. Pourquoi Vaenys tenait-il donc tant à rester au Reike ? Pourquoi avait-il conclu un accord secret avec Zéphyr ? Pourquoi combattait-il aux côtés de l’empire ? Pour se faire bien voir par Tensai peut-être ? Non, cela n’avait rien à voir avec ce lézard du désert.
Au fond, le prince déchu ne parvenait pas à se pardonner ce qu’il avait fait à Ayshara, il y a plus de cinq ans. La laisser aux mains de Tensai sans même tenter de la sortir de là, et fuir pour garder sa tête. La « vendre ». Même s’il était d’un égocentrisme impressionnant, sa petite sœur était certainement sa corde sensible, celle qu’il ne pouvait laisser derrière. Il serait bien capable de sacrifier cent mille hommes pour garder la tête sur les épaules, aujourd’hui, il serait certainement incapable de sacrifier Ayshara pour le bien de sa propre vie.

« Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, Genryusai, mais, grâce à moi, le Reike peut déjà avoir un pied en République. J’ai les moyens d’obtenir certaines informations qui pourraient vous intéresser. Et tout cela, grâce à mes activités que vous trouvez « indigne ». Mais bon, je pense que vous avez bien d’autres chats à fouetter, non ? »

Son regard se reporte dans celui de Genryusai.

« Je veux être capable de pouvoir protéger Ayshara, si d’aventure la capitale venait à être attaquée par cette Entité Sombre. Ce serait bien triste, non ? Cette chose, elle me l’a montrée. Elle m’a… non, laissez tomber. Ce n’était qu’une illusion, après tout. Mais une illusion si puissante que je ne peux me résoudre à rester en retrait, et ce, quel qu’en soit le prix. Comprenez-le bien, Genryusai. Voyez-moi comme un lâche, si cela vous fait tant plaisir, mais je ne peux plus fuir. »