Et alors que le cercle ignescent du soleil descendait inéluctablement vers l'ouest, pour aller embraser le pinacle du mont Kazan à l'horizon, les nuées de mouettes rivalisaient avec les volées de perruches. Les cris d'oiseaux envahissaient les cieux tandis que le cahotement des carioles, les clameurs du marché, les renâclements de chevaux et aboiements de chiens étaient omniprésents dans les avenues, rues et venelles de Kyouji. Il n'avait pas plu depuis un moment, alors les odeurs s'étaient comme figées dans l'air, on ne sentait plus grand chose si ce n'était la terre séchée. Mais lorsque la pluie finirait par tomber, comme le laissaient présager les épais cumulonimbus venant de l'est, toutes les fragrances de la cité s'éveilleraient.

Pour l'heure, la ville profitait des derniers feux du jour pour conclure ses diverses affaires diurnes. Pour ce qui était de la Tovyr Leezen, figure militaire prépondérante de Kyouji, elle sortait justement du tribunal martial, arborant son armure améthyste de Grand Officier. Alors qu'elle descendait les nombreuses marches de l'édifice, longeant l'allée de plantons sis le long de l'escalier, son esprit s'activait tel un métier à filer. Si le procès auquel elle venait d'assister avait quelque importance, ce n'était rien comparé à son rendez-vous suivant. Son emploi du temps étant particulièrement chargé ces derniers temps, depuis son retour à Kyouji, elle avait bien des missions d'une primauté supérieure aux autres.

Et pour cause, elle était conviée par le Vice-Roi du Reike en personne afin de s'entretenir avec lui, en présence de son ambassadeur en République. Si Lyra avait déjà rencontrée et servis chacun des membres de la Main, elle n'avait encore jamais croisé le chemin de la Voix. C'était donc une boucle qui se refermait ce soir. De plus, l'entrevue prenait une importance toute particulière lorsqu'on savait que Genryusai demandait à voir la Tovyr Leezen avant même d'avoir fait ses hommages à messire Crocell, pourtant seigneur de Kyouji. Cet honneur n'était pas passé inaperçu et trahissait le pragmatisme du Vice-Roi qui savait pertinemment que messire Crocell n'avait plus de seigneur que le titre. La rumeur devait déjà courir dans les coursives du palais impérial : la seigneurie de Kyouji ne tarderait pas à changer de paradigme.

Outre cela, la Sénéchale était curieuse de savoir de quoi le ministre voulait-il parler avec elle, même si en vérité elle le savait déjà : de la République. Depuis quelques temps déjà, Lyra travaillait à limiter l'influence républicaine dans la région et ourdissait quelques stratagèmes pour saper la Nation limitrophe reposant sur le commerce. D'autant plus que cette rencontre prenait place dans une période où la République, bien qu'affaiblie, se permettait de décrier les exploits des Dévoreurs à Célestia. De surcroit, la Voix avait activement participé au décret impérial du 15 aout de l'an 4, visant à apaiser les tensions avec la nation bleue. Or, la Tovyr était suffisamment clairvoyante et initiée aux arcanes politiques pour comprendre que tout ceci n'était qu'un nuage de fumée pour gagner du temps.

Lyra savait que cette accalmie ne servait qu'à verrouiller la prospérité reikoise, assurer la sécurité intérieure, réaffirmer le protectorat melornien, renforcer les armées, redéployer les troupes, endormir la vigilance républicaine, pacifier totalement Mael, ourdir la conquête de la péninsule, préparer le retour potentiel des Titans, intégrer pleinement les terres du nord, recruter de nouveaux soldats, spéculer sur le cours de l'acier, accroitre la flotte impériale, bâtir de nouvelles places fortes et contrôler d'avantage les frontières.

Tout ceci, l'esprit acéré de la Sénéchale l'avait facilement déduit des ordres venant d'Ikusa, du climat politique actuel et de divers autres détails qui cachaient les véritables intentions derrière un décret pseudo-pacifiste. Or, tout ce qui traitait de la diplomatie au sein du décret avait été instigué par Genryusai lui-même, sans aucun doute. Elle savait donc qu'elle pourrait s'entretenir avec le maitre-d'oeuvre de cette magnifique diversion qui opérait depuis près d'un an et rendait les Républicains plus indolents que jamais. Lyra en profiterai pour apporter son point de vue purement militaire pour ce qui étaient de Fallensword et de Noirvitrail qu'elle guettait d'un mauvais œil. Par chance, disait-on que l'amiral et la générale républicaine s'entendaient passablement bien. Il faudrait mettre le doigt sur ce "passablement".

S'en retournant au palais seigneurial, elle faisait l'inventaire des points à aborder avec le ministre. Lorsqu'elle y parvint, Lyra décida qu'il était temps de laisser tomber l'acier de son armure martiale au profit des soieries qui faisaient l'apanage de sa maison. Quand elle émergea de ses quartiers, elle portait un long caftan bigarré par dessous un riche brocart de soie. Une tenue tout à fait officielle accompagnée de sa chevelure lâchée et lissée pour l'occasion. Semblerait-il qu'elle n'aurait pas à combattre ce soir, elle pouvait donc se présenter de la sorte.

La Tovyr, bien qu'en civil, était facilement reconnaissable comme étant la figure de proue de l'armée impériale à Kyouji, tant les factotums s'écartaient pour la laisser passer alors qu'elle se rendait dans l'antichambre du palais seigneurial où elle recevrait, en compagnie de l'ambassadeur, le Vice-Roi, selon le plus strict protocole. Ce fut donc la mine tout aussi atone que d'habitude qu'elle se tint, droite et solennelle, face à l'entrée, les mains posées sur le bas ventre, ses deux yeux d'un noir charbonneux prêts à se poser avec déférence sur le demi-titan.

CENDRES