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  • Sam 24 Aoû - 16:46


    Il était une fois une femme imprudente, le cœur plein de volonté, mais lourd de noires ambitions. Des ambitions qui l’avaient poussé à sa propre déchéance, à celle de sa propre famille. Et aussi orgueilleuse fut-elle, perdue sur un chemin nébuleux sans personne pour la guider, elle avait cherché des signes partout où elle avait pu les trouver.

    Il était une fois une jeune femme dont la vie avait jadis brillé, avant que les ombres ne viennent obscurcir son chemin—dont la vie ressemblait désormais davantage à un nœud coulant, se refermant un peu plus chaque jour sur sa nuque.

    Exilée de son paradis désertique, elle avait erré longtemps, ses yeux fouillant le Monde, cherchant un signe, une promesse d’un avenir meilleur, comme on cherche une lueur dans la nuit. Et les signes, elle les voyait partout : dans les craquelures des trottoirs ; dans le vol erratique d’un oiseau blessé ; dans le marc de café froid au fond de sa tasse ; dans la lune, qui auréolait la statue de marbre auprès de laquelle elle venait prier. Dans l’espoir que les astres lui tendent enfin une clé, lui donnent une réponse, lui montre la Voie.
    Bien heureusement pour elle, le Monde était avare de miracles pour ceux qui les imploraient. Et ses prières trouvèrent réponse. Juste avant minuit, la lune pleine et ronde au-dessus de la statue, une voix caressante était venu apaiser ses sanglots.

    Pourquoi pleures-tu tant ?

    Et la femme lui avait tout raconté, alors que la lassitude et le désespoir pesaient sur son cœur plus lourdement qu’à l’accoutumée. Elle raconta tout, à cette statue qui l’écoutait dans une forme de sollicitude presque humaine, comme si elle avait attendu des siècles entier qu’une âme en perdition vienne lui parler. Cette statue aux airs d’icône, le genre auquel on sacrifierait son Âme dans l'espoir d'obtenir son accord. Elle s’agenouilla devant elle, les mains tremblantes, et déversa chacune de ses angoisses—chacune de ses prières désespérées.

    Tu cherches des signes, mais le Monde n’est que le miroir de ton propre chaos, Ambrosia. Le salut que tu attends n’existe pas dans les étoiles, ni dans les craquelures du sol. Il est enfoui autre part, dans un silence que tu refuses d’écouter… Le chemin de vers la lumière passe d’abord par l’acceptation de la nuit. Renonce à tes illusions et tu verras que l’obscurité n’est pas ton ennemie, mais ton alliée.

    Poussée par une force qu’elle ne comprenait pas, la femme s’abandonna aux paroles de la statue, seule lumière dans son obscure destiné. Le cœur ébranlé par les paroles sibyllines de la Voix, elle la pria de reprendre la parole, dès lors que celle-ci se taisait ; la suppliait de l’aider ; de lui montrer le chemin à emprunter. Mais celle-ci se refusait à parler. Comme si les vents du destin s’étaient alors figés. Elle était revenue, chaque nuit, pour l'implorer. Elle pleura, longtemps, un peu pour la forme.

    Jusqu’au jour où la voix s’éleva à nouveau.

    Tu as connu le poids du silence et celui de la déchéance Ambrosia. Laisse-moi te donner la clé pour te relever, pour reprendre ce qui t’a été volé…

    Et la femme avait bu ses paroles sans l’ombre d’un doute. “Comment ?” avait-elle demandé, terrifiée, fascinée, le cœur battant—avare de plus, avare de tout. La voix avait parlé, dans une sérénité épouvantable.

    Écoute-moi et fais exactement ce que je dis. Cherche les guerriers endormis dans les lieux où le Sekaï ne regarde plus. Là où la lumière ne pénètre pas, là où les légendes se meurent. Trouve-les, invoque-les en mon nom, et prépare ta vengeance.

    Un éclat de lumière déterminée illumina le regarde de la femme à l’idée de disposer des armes pour laver l’honneur souillé de sa famille, de reprendre le contrôle de sa vie. Mais la statue n’en avait pas fini. Sa voix reprit, plus douce ; plus profonde ; plus sombre aussi, chargée d’un lot de conséquences invisibles.

    Mais si tu échoues, je réclamerai un prix.

    La femme pleura encore, déchirée par le désespoir de sa situation. Elle n’avait rien à offrir, rien à céder. Alors, la statue lui demanda son premier enfant né. Un enfant qui, béni par ses Maîtres, plierait chacune des forces de la nature à sa seule volonté. La proposition s'abattit comme une pierre de plomb dans le cœur de la malheureuse. Sa lignée, son sang, son avenir, tout ça serait à jamais marqué par ce choix. Mais comment pouvait-elle refuser ? Quel héritage aurait-elle à offrir, si elle le faisait ? Il lui suffisait simplement de ne pas échouer. Et Ambrosia n’avait aucune envie de brûler sous le poids insupportable de la misère, parce qu’elle chérissait sa vie plus que celle d’un enfant auquel elle n’avait encore jamais pensé, ni même encore désiré. Alors, exultante de reconnaissance, elle accepta.

    Elle accepta, dans l’espoir de triompher, dans l’espoir que peut-être, la statue oublie un jour le marché qu’elles avaient alors passé—pour seul témoin la lune qu'elle chérissait…

    Et l'icône, délogée de son socle, disparue un beau jour. Son souvenir avec elle évaporé—emporté par les vents, emporté par les âges. Jusqu’au jour où…


    Bonjour Ambrosia.

    Jusqu’au jour où la voix s’éleva à nouveau.
    Jusqu'au jour où Elle était revenue, pour collecter sa dette.


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  • Sam 31 Aoû - 21:57
    Il était une fois une enfant, née dans une famille noble à la grandeur ternie et à l'avenir incertain. Une enfant dont les épaules devraient bientôt supporter le poids des erreurs de ses aïeuls… et de sa mère. Des erreurs qui la condamnaient à suivre inlassablement les préceptes de maîtres qui n’étaient pas les siens, à une vie de servitude. Pour la famille, pour son sang. Après tout, l’excellence exige des sacrifices.

    Il était une fois une femme, une mère, dont l’avarice et la soif de pouvoir ne voyaient aucune limite. La génitrice, poussée par un espoir et une foi aveugles, voyait en sa seule progéniture l’unique voie de sortie qui devait les délivrer de l’oprobe et de la misère qui entachaient sa lignée depuis son mariage infructueux avec son incapable de mari.

    Il était une fois un monstre qui, disant entendre la voix d’un ange, sacrifia sa chair aux sombres desseins qui l’animaient.

    Les années passant, l’enfant était devenue femme. Les années passant, la femme était devenue libre. À la force de ses poings, elle s’était délivrée de ses chaî-


    “ OUI OUI C’EST BON ! ABRÈGE ! ”

    Je frappais du poing sur la table, faisant dangereusement vaciller la boule de cristal posée en son centre et sursauter sa propriétaire assise en face de moi. Comme je m’étais redressée dans un élan de colère, la petite vieille qui vendait ses services de voyante s’était recroquevillée sur elle-même, tremblant dans ses braies bouffantes. Constatant qu’il ne servirait à rien de m’énerver, je reprenais un semblant de contenance en ramassant la chaise que j’avais fait tomber avant de me rasseoir.

    “Je ne t’ai pas payée une fortune pour me dire ce que je connais déjà ! ” Sifflais-je entre les dents, agacée.

    Je savais le don de prescience rare et précieux. Pourtant, je n’avais pas imaginé qu’une séance avec l’un de ces diseurs de bonne aventure m’allègerait de la quasi-totalité de mes déjà maigres ressources. Malheureusement, devant la gravité de ma situation, je n’avais eu d’autre choix que de me tourner vers ce genre de mesure désespérée. Cela faisait déjà plusieurs jours que je tournais dans les jungles entourant le Dorei, et le nombre de mes provisions n’allant pas en augmentant, j’avais été contrainte de retourner vers la civilisation.

    Il faut dire aussi que j’étais partie à la hâte, abandonnant tout ce qui pourrait m’encombrer, équipement lourd, besaces volumineuses, sentiments et états d’âme. La raison d’un tel voyage ? Un rebondissement inattendu dans ma morne existence. Plus que cela encore, une occasion de mettre fin au cycle infernal qui malmenait mon existence depuis ma naissance. Alors j’étais partie, sans un regard en arrière, sans un adieu. Laissant au passé la nation qui m’avait vu grandir, mes drames et mes joies, mes connaissances et mes souvenirs. Cette tranche de ma vie resterait là, perdue au milieu des dunes tandis que j’empruntais la périlleuse route vers le couchant.

    Mes pas me menèrent au-delà des monts argentés qui séparaient la nation guerrière du reste du continent. Autrefois le berceau d’une civilisation aussi riche que majestueuse, les terres au-delà de ces cols n’étaient désormais plus que des landes désolées, foyer de la corruption des Titans et de leurs archontes. Si quelques parcelles de vie continuaient encore d’exister, ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’elles ne sombrent à leur tour face à la corruption.

    “ Quel gâchis ” Pensais-je alors, la tête encore pleine des récits de Myriem au sujet de sa terre natale.  

    J’avais poursuivi pendant un tant mon errance à travers le Shoumei, découvrant alors la nature florissante mais hostile qui persistait aux abords de la côte et qui comptait parmi les derniers bastions de cette nation contre la progéniture souillée des Titans. Déjà, je pouvais constater des affres de la guerre entre les mortels et leurs divins parents. Même à des dizaines de kilomètres des lieux d’affrontement, la mort et la souillure empoisonnaient l’air, l’eau et la terre, rendant le périple encore plus pénible qu’il ne l’était déjà.

    C’est après avoir dépassé la longitude de l’ancienne Benedictus que je dus enfin admettre que je m’étais perdue. Ravalant ma fierté, j’étais revenue sur mes pas jusqu’à finalement retourner en ville. Là, étant parvenue au bout de mes solutions, je m’étais donc tournée vers la voyance dans l’espoir d’obtenir une guidance sur la voie à prendre. Hélas, la séance me paraissait dores et déjà infructueuse et je décidais d’un commun accord avec moi-même d’écourter cette mascarade.

    “ Bon écoutez, vous me faites juste perdre mon temps. Z’êtes de toute évidence pas capable de m’aider. ”

    Je me relevais à nouveau, cette fois-ci pour quitter la cahutte de la vieille pie, abandonnant à celle-ci mes dernières pécules.

    “ Gardez la monnaie. ”

    Alors que je m’apprêtais à franchir le seuil de son antre, la voyante se rua à ma suite, m’empoignant la main, retenant ma fuite.

    “ C’est une voie bien sombre que vous suivez, jeune femme. Prenez garde à ne pas vous égarer en chemin et surtout… Méfiez-vous du chant des anges… ”

    L’espace d’un instant, je crus voir les pupilles de l’acariâtre grand-mère s’illuminer d’une lueur surnaturelle. Comme je clignais des yeux plusieurs fois, la lueur disparut aussi vite qu’elle était apparue et je mettais ce phénomène sur le compte de la fatigue. D’un geste sec, je lui faisais lâcher prise et je quittais les lieux en grommelant.

    “ Vieille folle. ”

    Désespérée de ne pas trouver les conseils que j’étais venue chercher, je décidais finalement de pousser vers le nord, direction Maël, où j’espérais y retrouver Myriem, profiter de son hospitalité, de ses conseils et, pourquoi pas, obtenir son aide.

    La route s’annonçait encore longue et monotone car tout semblait avoir été figé sur place par la corruption, autour de Benedictus. Toutes les routes se ressemblaient, tous les arbres morts arboraient la même silhouette menaçante et le même silence de mort pesait sur ces terres sans discontinuer, seulement interrompu par le souffle rauque de ma respiration.

    Je pensais m’être perdue à nouveau, là, au milieu de nulle part et pataugeant dans la merde et la tourbe shoumeienne. Et cette fois-ci, il n’était plus question de faire demi-tour.

    Puis soudain, un murmure, un souffle. Comme je m’étais assise sur une pierre un peu moins crasseuse que les autres, je me redressais, attentive. De la vie ? Ici ? Peu probable. Pourtant, lorsque le phénomène se répéta encore, je dus admettre qu’il ne s’agissait plus d’un tour de mon esprit.

    “ Il y a quelqu’un ?! ” Interrogeais-je en haussant le ton.

    Aucune réponse. Toutefois, la délicate complainte perdurait et s’accentuait à mesure que je semblais me rapprocher de sa source, me guidant tel un fil d’Ariane à travers le labyrinthe de marécage et de boue. Au bout d’un moment, la voix se faisait véritablement plus forte et présente, semblant résonner directement à l’intérieur de mon crâne. À ce stade, je ne me posais même plus de questions et je me laissais simplement mener par ce pilote invisible, regardant à peine où j’allais.

    Je fus toutefois bien contrainte de lever le nez lorsque, inattentive, je rentrais en collision avec un corps dur et rugueux. Mes yeux se posèrent alors sur ce qui ressemblait à un pan de mur, ou tout du moins ce qu’il en restait, et qui servait à délimiter l’enceinte d’une petite bourgade au moins en aussi bon état que ses remparts primitifs. Le lieu était évidemment désert mais l’appel était devenu particulièrement clair et je pouvais maintenant en discerner le sens : “ Viens à moi. ”

    Quelques détours de rues plus loin je faisais désormais face à une grande demeure aux murs lézardés et à la charpente apparente. Toute la ville semblait avoir été abandonnée depuis des années et la nature, aidée par les forces maléfiques en présence, avait repris inexorablement ses droits, effaçant peu à peu les ouvrages humains du paysage. Pourtant, une impression étrange s’était emparée de moi, un pincement au cœur douloureux qui me paralysait toute entière. Je mourrais d’envie de savoir ce qui se trouvait derrière le battant de bois vermoulus, j’avais traversé la moitié du continent pour ce moment et pourtant, à cet instant décisif, la force me manquait.

    D’au-delà des gonds rongés par la rouille, des éclats de voix me parvinrent, signe que les lieux n’étaient définitivement pas aussi abandonnés qu’ils ne devraient l’être. Je décelais deux voix, pour être plus exacte, sans toutefois parvenir à discerner la moindre parole. Je sentais mon palpitant battre contre mon torse à m’en rompre les os. Mon corps entier était en proie à des sueurs froides et des tremblements. J’étais complètement désarmée.

    J’étais aussi terriblement en colère, contre moi-même. Après toutes ces années, toutes ces expériences, elle possédait encore sur moi une emprise tellement forte qu’il me semblait impossible de la confronter.

    “ Entre. ”

    Un seul mot, résonnant dans mon esprit sur un ton impérieux et inflexible. Un unique mot qui me délivra de ma torpeur, m’autorisant à bouger de nouveau. N’ayant de toute façon pas d’autre choix que de m’exécuter, j’appliquais la pression de mes paumes contre le bois de la porte qui s’ouvrit presque d’elle-même.

    Elle m’attendait là, au fond de la pièce, dissimulant sa silhouette sévère dans la pénombre. Grâce à la lumière qui s'infiltrait par l’ouverture, je discernais bel et bien une seconde présence, d’un genre différent, mais au moins tout aussi insidieuse. Plus tard. Mes yeux se reportèrent sur la femme au centre de la pièce. Elle n’avait pas changé d’un pouce.

    “ Bonjour, mère.”

    J’échangeais avec elle une oeillade sévère, les poings serrés à m’en blanchir la chair. Au creux de l’une d’elle, un minuscule bout de papier sur lequel était écrit une simple phrase : “ Je t’attends à l’ouest. ”
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  • Mar 3 Sep - 18:40
    Elle s’apprêtait à demander le thé – allons, on n'était tout de même pas des sauvages – quand la porte s’était ouverte à la volée, et qu’une jeune humaine avait envahi le logis piteux dans lequel s’enterrait Ambrosia. La fille avait déboulé un peu comme un chien déchaîné, et si elle s’était annoncé calmement, il n’avait pas échappé à l’Ange la lueur folle, rugissante dans le fond de ses pupilles—ni l’angoisse palpable qui se dessinait désormais sur les traits de la vieille femme, bien qu’elle cherchait à le cacher. Siame pouvait le sentir ; elle savait le deviner. Quant aux restes, elle n’avait même pas eu besoin de poser la moindre question.

    Oh… Le regard inquisiteur de l’Ange avait laissé place à un maigre sourire, une curiosité intrusive dans le fond des yeux. Voilà donc ta fille, Ambrosia.

    Elle avait bien conscience d’interrompre quelque chose d’important, par sa simple présence—et pourtant, il n’y avait jamais eu de meilleur timing. A croire que les Titans ne les avaient pas encore complètement oubliés. Siame s’était légèrement avancée à la rencontre de la tornade vivante, pour mieux l’observer—avait perçu les reproches mâtinés adressés à sa mère d’une indiscrétion sournoise, presque amusée. Les jolis traits de son visage – toujours trop parfait malgré les âges ; si l'on espérait y voir la moindre trace d’épreuves, il fallait s’attarder sur les fantômes dans ses yeux  – étaient, quant à eux, restés parfaitement imperturbables. L’Ange l’avait regardé, savourant la rencontre comme une enfant à laquelle on venait d’offrir un chaton. Ses cheveux coupés au hachoir, l’air sévère de sa mère – c’était une terrible tragédie, que l’on ait toutes eut hérité de quelque chose de notre mère – une bouche prête à mordre et surtout, surtout, une sainte colère – magnifique, le ver déjà dans la pomme – née d’un sentiment d’injustice, que Siame devinait dans le blanc des phalanges de son poing serré. Un bouton sur lequel appuyer, une fissure dans laquelle se faufiler. La surprise sur son visage s’évapora presque aussitôt, artificielle—comme si finalement, elle s’y attendait. Comme si le secret de l'arrivée de la jeune humaine lui avait été soufflé par les esprits.

    Pardonnez moi. Sa voix exprimait alors une amabilité prudente. Son regard vacilla entre la fille et la mère. Je n’avais pas l'intention d'interrompre vos retrouvailles.

    On avait vu une lueur fervente s’éveiller dans le regard d’Ambrosia, derrière la sévérité de son apparence—une lueur que Siame reconnaissait bien, puisqu’elle l’avait observé, des années auparavant, tandis que la demoiselle qu’elle était encore, cherchait l’espoir partout où elle pouvait le trouver. Quel dommage que ce soit auprès de l’Ange. Un morceau d’histoire – pour Kassandra, pour Ambrosia, pour Elle aussi, peut-être – s’écrivait ici. Siame en avait conscience, elle n’avait juste pas encore idée de comment tout cela se déroulerait, de quelle serait son implication dans la suite des événements. Mais une chose lui était certaine, elle n’avait pas l’intention de repartir sans son dû. Pas maintenant qu’elle avait posé les yeux dessus.

    Mais j’ai fait un si long voyage pour venir jusqu’ici, et… elle releva ses yeux en silex vers la jeune humaine, dans une délicatesse angélique. La suite de ses mots résonne dans le crâne de celle-ci, sans être prononcé à haute voix, comme un secret, comme une confidence. Sa voix est chaude, grave, maternelle. J’étais très impatiente de faire ta rencontre, Kassandre.

    Un petit silence vient ponctuer ses paroles, tandis que le bercement du son de sa voix continue de vibrer dans l’esprit de l’humaine. Parce que celle-ci était un peu différente des autres. Parce que d’une manière, peu importe ses croyances, elle avait été bénie par ses Maîtres avant sa naissance. Avant même qu’elle ne soit une idée dans l’esprit de sa mère. Siame s’en était assurée. Et elle ne peut que voir, dans le flamboiement de son regard, dans le fantôme de cette rage sur laquelle la jeune s’étranglait—un signe des Divins. Il s’agit là pour l’Ange d’une expérience, peut-être. D’une volonté, d’un souhait fait à sa Mère, d’un souhait de mère, qui n’a jamais pu ni aimer, ni voir grandir la chair de sa chair. Puisqu’on lui avait retiré, puisqu’on avait prétendu avoir un droit sur son enfant—pourquoi ne pouvait-elle pas le faire sur ceux des autres ? Pourquoi ne pouvait-elle pas le prétendre sur ceux qu’elle avait elle-même prédit et bénit ? Elle qui, de toute manière, aurait mieux su l'apprécier – l’aimer, d’une façon – que sa propre mère. Car après tout, c’était ce que tout enfant désiré ? Un peu d’amour de ses parents…

    Elle se retourna vers Ambrosia qui était restée planter là, certainement un peu incrédule face à la scène—car si elle avait peut-être espéré revoir sa fille, elle ne s’était pas attendue à ce que l’Ange, ce vieux souvenir disparu, ne se présente au même moment : vivante, en chair et en os. Siame était curieuse. Curieuse de découvrir la manière dont la marque de ses Maîtres s’était imprégnée sur cette jeune humaine—curieuse de connaître l’origine de la tempête furieuse qui l'agitait face à sa propre mère. Y avait-il là une faille ? Était-elle emprunte d’une forme de loyauté, comme celle que Siame éprouvait pour sa Créatrice ? Ou bien… Ou bien cette colère tapie dans son cœur – cette colère sublime – n’était que l’étincelle nécessaire pour…

    Elle eut envie de tendre la main. De toucher cette peau brunie par les heures passées au soleil. De caresser le fond de sa mémoire, d’en découvrir tous les secrets—d’attiser la chose invisible, menaçante et féroce – cette chose qui désirait à tout prix s'émanciper – tapie dans ses profondeurs. Et quelque chose lui disait qu’elle n’aurait pas beaucoup à faire. Que sa hargne, elle la portait déjà au bord des lèvres.

    Tu ne nous présentes pas, Ambrosia ?

    Pour le moment, elle se contenta d'observer.


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  • Jeu 5 Sep - 20:42
    “ Kassandra, mon enfant. ”

    Ses mots étaient froids, distants. Loin d’une salutation chaleureuse, il s’agissait plutôt d'un constat glaçant pour confirmer notre lien de parenté à une audience malvenue. Elle n’était que ma génitrice. Je n’avais jamais été que son outil. Un simple état de fait qui, pourtant, nous liait pour l’éternité. Qu’elle vive, qu’elle meurt, je ne serais jamais autre chose que son sang, sa chair. Cette idée me révoltait, me répugnait. J’enrageais d’autant plus qu’à présent que je l’avais en face de moi, impassible, cette vérité n’avait jamais été aussi juste. Elle m’avait appelée, j’étais venue. Les raisons importaient peu, j’avais simplement obéi, guidée par l’espoir infime de la revoir, sans même être certaine qu’il s’agissait bien d’elle.

    Quant aux raisons de ma venue… Mon hostilité transpirait par tous les pores de ma peau. Pourtant elle restait là, immobile, portant fièrement toute l’horreur qu’elle incarnait pour moi. Elle me jaugeait, me jugeait. Je sentais son regard hautain parcourant mon corps de long en large, caressant ma silhouette de ses pupilles arrogantes, violant des limites qu’aucun être n’avait jamais été autorisé à franchir. De vieilles cicatrices semblèrent se réveiller, rafraîchissant ma mémoire avec les douloureux souvenirs de notre passé commun.

    Nos retrouvailles muettes furent brusquement interrompues lorsqu’une voix, qui paraissait parvenir d’un autre âge, brisa le silence. Comme j’avais complètement oublié sa présence, je sursautais, tendue comme un ressort. Mère, quant à elle, s’animait à son tour, mais son attitude était imprégnée d’un respect presque révérencieux vis-à-vis de la personne qui s'immisçait entre nous. Sa contenance et son expression contrastait drastiquement selon si elle s’adressait à moi au à l’Autre.

    Je ne savais pas comment me positionner par rapport à cette l’inconnue. Une bonne part de son visage et de son corps étaient encore cachés dans l’ombre et je ne pouvais que me représenter son apparence. - Menteuse… - pensais-je alors lorsque cette dernière s’excusait de son intrusion. Les deux semblaient se connaître et cela ne présageait rien de bon. J’effectuais un pas de côté afin de m’éloigner de cette présence intimidante qui se faisait, a contrario, de plus en plus envahissante.

    Je ne constatais que trop tard que la perfide créature avait dores et déjà investi mon espace comme mon esprit. Comme sa voix inondait mes songes, je grinçais des dents. Ce n’était pas le même timbre qui m’avait guidée jusqu’ici, et je commençais à en avoir plus qu’assez que l’on prenne ma tête pour une auberge.

    - Qui êtes vous ?! - Tentais-je de répondre, sans même savoir si ma pensée lui parviendrait ou bien si ce canal ouvert entre nos deux psychés était à sens unique.

    Je n’obtins aucune réponse. Rien d’autre qu’un nouveau silence au moins aussi pesant que le précédent. Puis, comme l’attention de l’inconnue sembla se reporter vers ma mère, je suivais son regard, m’interrogeant dans le même temps sur le lien qui pouvait bien unir deux êtres aussi lugubres. J’écartais évidemment les liens de parenté. Ma chère génitrice s’étant bien assurée de couper tous liens familiaux et ce, bien avant ma naissance. Une associée fut plus probable, mais pour quels nouveaux plans macabres ?

    Puis la voix glaçante perça les ténèbres, demandant à nous présenter. À quoi bon ce petit jeu ? De toute évidence, cette rencontre avait été organisée à desseins et il n’y avait aucune inconnue dans le plan des deux femmes. De toute façon, la vieille peau ne s’était jamais soumise à aucune demande et…

    “ Bien sûr. ”

    Ma mère prit la parole dans un empressement encore jamais vu. Elle avait fait quelques pas dans ma direction, suffisamment pour que je puisse mieux la détailler. À présent que je l’avais bien en face de moi, je constatais que le temps n’avait finalement pas été si généreux avec elle et que les traits de son visage, en plus de l’âge, étaient creusés et déformés par une sorte d’inquiétude qui se reflétait dans le fond de ses yeux.

    “ Voici Kassandra, mon unique fille. Kassandra, voici… ”

    Elle hésita un instant, comme si elle pesait le pour et le contre des mots qu’elle pourrait employer pour qualifier la personne se tenant à ses côtés dans la pénombre.

    “ Voici notre destinée. L’espoir pour notre famille de recouvrer un jour la grâce des dieux. J’attendais sa… ”

    Elle s’était tournée vers le troisième parti de notre petit triumvirat.

    “ … Votre venue. Simplement, j’espérais avoir encore un peu de temps pour… ”

    Sa voix était toujours portée par le même ton posé et imperturbable et pourtant, à force d’habitude, j’y décelais une pointe d’incertitude. Un tremblement à peine perceptible qui ne pouvait signifier qu’une chose, elle craignait l’être qui s’était invitée à nos retrouvailles. Plus que cela encore, je ressentais une sorte de vénération dans la manière qu’elle avait d’abaisser la tête et les paupières lorsqu’elle s’adressait à elle. J’imaginais mal la femme qui m’avait donné naissance sans le moindre cri plier le genoux devant qui que ce soit, si ce n’est les dieux, mais je devais me rendre à l’évidence.

    “ Pour quoi ? ” L’interrompais-je, las de tous ces mystères.

    Elle ne répondit pas. Décidément, c’était une habitude.

    “ POUR QUOI ?! ” Hurlais-je, cette fois-ci à bout de ma patience.

    Je jetais le papier au sol, réduit à l’état de pulpe par la pression de mon poing et la sueur dont il s’était gorgé.

    “ Qu’est-ce qui justifie de me faire traverser le continent jusqu’ici après… après ce que tu as fait ?! Je ne suis pas un chien que tu peux siffler à ta gu… ”

    Sa langue clapa pour m’interrompre.

    “ KASSANDRA CALLIOPÊ. ” Elle haussa le ton à son tour.

    Je sursautais, surprise par la soudaine vitalité dont elle faisait preuve, d’autant que sa voix se mit à son tour à résonner à l’intérieur de son crâne, créant pour moi un capharnaüm aussi soudain qu’étourdissant.

    “ Tu vas me parler avec le respect et la révérence qui me sont dus ! Je suis ta mère et je ne vais pas te laisser me ridiculiser devant mon hôte ! ”

    Respect ? Révérence ? Son hôte ? En fin de compte, je n’avais une fois de plus pas dans toute cette histoire. Tout n’était question que de pouvoir, d’apparence et de prestige. Si ça se trouve, je n’étais encore qu’une marchandise à échanger ou à sacrifier selon sa convenance. Après tout, elle l’avait déjà fait.

    “ Kassandre…” Sifflais-je entre les dents.

    Elle souleva un sourcil circonspect et sévère.

    “ Pardon ? ”

    Je me plantais devant elle, les yeux empreints de défi. J’allais le faire. J’allais me soulever face à sa tyrannie et me libérer de son influence. Aujourd’hui. Maintenant.

    “ Je m’appelle Kassandre, et tu n'es pas. Ma. MERE !!! ”

    L’air vibra autour de moi en même temps que mon cri raisonnait jusque dans les combles de la bâtisse. Sans se laisser impressionner et avec le même dédain habituel dans le regard, elle leva la main et un claquement sec se fit entendre. Mon sang ne fit qu’un tour, mes doigts se crispant à nouveau en une boule de violence et de rage.

    La joue douloureuse, les nerfs chauffés à blanc, je m’apprétais à répliquer lorsque mes yeux croisèrent ceux de l’intruse. L’espace d’un instant, je restais captive de ses pupilles mornes. Là, au milieu des échos des dizaines de vies passées qui s’y reflétaient, je crus y lire comme une pointe de malice… et de délectation.

    Un frisson parcourut mon échine, me pétrifiant sur place.
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  • Ven 20 Sep - 15:58
    Tu n’es pas ma Mère”.

    Siame se délectait de la scène en silence et l’ombre d’un sourire mélancolique avait fleuri sur ses lèvres. Il y avait dans la rage de l’humaine une bile noire que l’Ange ne connaissait que trop bien. La sienne était divine ; celle de Kassandra effroyablement humaine. Pourtant, cela ne la rendait pas moins vraie. Pas moins palpable. “Tu n’es pas ma Mère”. Il y avait si peu de mots et tellement à dire derrière une telle déclaration. Il lui sembla que la voix de l’humaine fut chargée d’infinis regrets – pour cette Mère qu’Ambrosia n’avait jamais été, et qu’elle aurait voulu qu’elle soit, pour cette mère qui l’avait trahi d’incommensurables fois – derrière la menace de ce qui s’annonçait. L’émotion était venue cueillir l’Ange pour se loger furtivement dans le fond de sa poitrine. Ses souvenirs affluèrent ; elle se revoyait passer de longues heures à calmer des enfants juste nés que rien ne calmait, à aimer des enfants qu’elle n’aurait jamais dû aimer, à rêver du sien, un jour, peut-être. Et ce jour été arrivé… Graduellement, sa mélancolique s’était changée en amertume. Pour le Monde, pour la Vie, pour la Mort qui avait appelé son fils trop tôt, avant même qu’elle n’ait pu en profiter. Pour sa Créatrice aussi, qu’elle aussi aurait voulu Mère, et qui l’avait doté de tous ces instincts si inéluctablement maternels pour toujours lui en refuser l’utilité.

    Ambrosia avait eu sa chance. Les Dieux lui avaient offert une fille—et elle n’avait pas su l’aimer comme il se devait. Tant pis. Elle passerait ses prochains instants à regretter de ne pas l’avoir mieux fait.

    Quel âge a-t-elle ?

    Vingt-cinq ans.

    Tu as eu vingt-cinq ans pour te préparer à ce moment. L’Ange se retourna insensiblement pour regarder la femme qu’elle avait autrefois connue jeune et pleine d’espoir. Je suis désolée que tu n’aies pas su en profiter.

    Son regard dévie sur Kassandra ; sur ses phalanges qu’elle voit blanchir. Le regard incendiaire qu’elle adresse à sa mère, et celui qui la saisit lorsqu’elle pose ses yeux sur elle. Un fil invisible, une connexion indolore, indocile se tend entre l’Ange et l’humaine. Siame perçoit les battements de son cœur et les palpitations du sang dans ses veines. Il y a chez elle une colère, un besoin de rétribution si sincère, si limpide et si précieux, que l’Ange regrette presque ce qu’elle est en train de faire. Car, que se passera-t-il, une fois que la jeune femme aura accompli ses désirs de vengeance ? Jusqu’où était-elle prête à aller ? Avait-elle réellement besoin d’attiser une tempête déjà prête à éclater ? Est-ce que la trahison – une de plus dans la vie de cette enfant : la goutte d’eau qui ferait peut-être déborder le vase – n’était pas suffisante ? L’Ange rappela à elle le lien invisible qui se tissait entre elle et Kassandra, avant que celui-ci ne parvienne à s’insinuer plus profondément dans l’esprit de la jeune humaine. Façonner les émotions des Hommes était une tâche facile. Il suffisait d’attiser ou de ralentir les palpitations d’un cœur agité, soulager la respiration, détendre les muscles ou provoquer l’exact inverse. Elle pouvait le faire d’un battement de cils ; d’autant plus lorsque l’allumette avait déjà été craquée. Siame était restée silencieuse un long moment, ses yeux scrutant la demoiselle. Elle l’observait—véritablement : la ligne sombre de ses sourcils froncés ; le silence menaçant régnant sur cette bouche ; la palpitation d’une veine sur la courbe de son cou, un minuscule tremor de rage, prêt à rompre à tout instant… Et ce regard, qui la fusillait, incapable de se contenir, trahissant alors la peur qu’elle lui inspirait. Une lutte vaine contre l’inexorable ; celui du moment où tout cédera. Quand tout se dérobe alors : que les mains cessent enfin de trembler et que la décision est prise. Siame décida de garder ses impressions pour elle-même. Tout ce que désirait cette enfant : c’étaient des réponses.

    L’Ange s’était retournée lentement vers la mère, le visage baigné par la douce clarté de la lune, comme à l’époque où l’humaine venait prier aux pieds de sa statue.

    Dis-lui, Ambrosia. Une pause, durant laquelle son regard s’affine si intensément qu’il interdisait à l’humaine de s’en dérober. Dis-lui ce que tu as fait. Dis-lui que tu l’as vendue avant même qu’elle ne soit née. Pour ton armée, pour l’espoir de retrouver ta gloire passée. Dis-lui que sa vie n’a pour prix que celui de ton ambition ; et que, malgré tout, tu n’as pas réussi.

    Le silence qui suit cette déclaration est si total que l’Ange a l’impression d’entendre le sang battre aux tempes des deux femmes.

    J'attendrai dehors.

    Elle n’avait pas réellement envie d’être là pour assister à la suite—peu importe ce qu’il se passerait.


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  • Jeu 26 Sep - 20:08
    Rien. Il n’y avait rien dans le regard de la silhouette qui me faisait face. Pas la moindre étincelle d’émotion ou de vie, pas plus que sur les traits mornes et inflexibles de son visage. Elle avait encaissé ma dernière montée de colère comme une montagne encaisse une bourrasque de vent. M’avait-elle seulement considérée comme son enfant, sa fille, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie ? Sa réaction, ou plutôt son manque de réaction, ne laissait que peu de place au doute.

    Je haletais.

    Mes iris, bien qu’injectés d’une rage palpable, étaient aussi brouillés de larmes. Je n’avais plus aucun amour pour la femme qui se tenait en face de moi, plus depuis très longtemps. Et pourtant, la voir aussi insensible à ma détresse, aussi froide face à mon déni me faisait l’effet d’un coup de poignard. Lorsque j’avais traversé la moitié du Sekai, pour elle, je m’étais surprise à espérer, au fond de moi, que c’était pour quelque chose de plus qu’une énième machination. Je réalisais désormais à quel point j’avais eu tort de me bercer de telles illusions.

    Depuis l’endroit où elle se trouvait, on pouvait entendre mes dents grincer sous la pression de mâchoires serrées et crispées. À présent que je lui avais vomis au visage mon ressentiment, je restais immobile. J’attendais. Il faudrait bien qu’elle dise ou fasse quelque chose, ne serait-ce qu’un haussement de sourcil. Rien qu’un petit quelque chose  qui me permettrait de justifier le torrent d’émotions qui bouillonnait en moi.

    Je voulais un signe, une réponse. N'importe quoi.

    En fin de compte, elle ne se donna même pas cette peine. Elle se détourna immédiatement lorsque la créature à ses côtés demanda de nouveau son attention, sans même une œillade pour moi. Je restais là, prostrée, enfermée dans une bulle de colère inextinguible que je ne parvenais pas à apaiser. De toute façon, je n'en avais pas envie. Au travers de ce voile invisible et pourtant presque tangible, je percevais à peine les paroles qu’elles échangeaient.

    - J’étouffe… -

    Emporté par l’ire dévastatrice qui me consumait, le souffle me manqua. Dans un bref moment de panique et de lucidité, j’accrochais désespérément le regard de l’éminence grise qui semblait me porter un intérêt tout particulier.

    - C’EST ELLE. -

    Un frisson parcourut mon corps. Sans pouvoir l’expliquer ni le prouver, je devinais au plus profond de mes tripes qu’elle n’était pas étrangère à l’émoi qui me submergeait. L'engeance sépulcrale se retourna, exposant son visage à la lueur de la nuit. Dans la pénombre qui nous avalait, ses traits accrochaient les rayons argentés de la lune avec la vigueur d’une flamme. Je découvrais une beauté froide et intemporelle, décharnée mais envoûtante. La scène lui conférait une aura presque prophétique, inéluctable, semblable à une épée de Damoclès.

    “ C-Comment ?! ”

    Sa déclaration eut le même retentissement qu’un coup de tonnerre. Soudaine, inattendue, meurtrière… Même ma mère blêmit, sa peau perdant encore davantage de ses couleurs. Quant à moi, je crus manquer un battement de cœur et je vacillais dangereusement avant qu’une colonnade pleuvant du plafond ne vienne soutenir le poids de mon corps. Une pesant silence s’ensuivit, moment que saisit l’inconnue pour se glisser hors de la masure, nous laissant en tête à tête, ma génitrice et moi-même.

    Nous prolongions encore notre mutisme pendant de longues minutes, échangeant des regards embarrassés. Finalement, je fus la première à prendre la parole.

    “ Est-ce vrai ? ”

    Mes paroles étaient sèches, vibrantes d’une colère à peine contenue. Tout juste pour pouvoir parler. Une fois de plus, elle ne dit rien.

    “ Est-ce. Vrai. ”



    “ RÉPONDS MOI !! ”

    Ce nouvel écart de comportement sembla une fois de plus raviver les vieilles habitudes d’Ambrosia. Elle reprit sa contenance habituelle et le claquement de sa langue fusa à nouveau.

    “ Silence Kassandra ! Tu n’as aucun ordre à me donner et je n’ai aucune réponse à t’offrir. ”

    Tous les muscles de mon corps tressaillèrent sous l’effet d’une imprévisible bouffée de chaleur. Comment osait-elle. Après tout ce qu’elle m’avait fait, tout ce qu’elle m’avait dit, comment pouvait-elle encore me refuser cette vérité. Je pointais vers elle un doigt aussi menaçant qu’accusateur, le bras tremblant.

    “ Tu as intérêt à me dire ce que je veux, sinon je v- ”

    Une douleur lancinante me transperça le crâne tandis que sa voix se mit à retentir à l’intérieur même de ma cervelle plus assourdissante que les voix de cent dieux hurlant à l’unisson.

    “ Sinon quoi, Kassandra. Que comptes tu faires de plus que tu n'as pas déjà fait ? ”

    Je sentais sa psyché se mêler sans ménagement à la mienne, bousculant et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.

    “ Que vas tu faire, maudite enfant ? Perdre ton sang froid comme la bête sauvage et indisciplinée que tu es ? Pexploser de colère, me déshonorer et m'humilier !? ”

    Autant sous l’effet de la peur que de la douleur, je m’effondrais à genoux devant elle, les mains plaquées sur les oreilles, prête à me les arracher si cela pouvait empêcher de s’insinuer en moi. Ses paroles étaient un poison auquel je n'avais jamais su trouver le moindre antidote.

    " Tu n'est qu'un échec parmi tant d'autres, une goutte dans un océan d'erreurs, un parasite que j'ai dû porter et nourrir durant neuf longs mois ! "

    Ses griffes impassibles déchiraient mes pensées, réduisaient en lambeaux mes souvenirs, effaçaient inexorablement ce qui faisait de moi une personne, une âme.

    “ ARRÊTE, JE T’EN PRIE ! JE T’EN SUPPLIE !! ”

    Je hurlais à m’en déchirer les cordes vocales, cherchant vainement à couvrir de ma voix mourante le capharnaüm chaotique auquel je ne trouvais aucune échappatoire.

    J'ai tout perdu à cause de toi, NOUS avons tout perdu ! Tout est de ta faute, ta faute ! Tu es la seule responsable de tes malheurs.

    Dans l’idée de m’effacer de par sa présence, elle avait fait un pas dans ma direction. Un pas de trop. Dans un effort presque surhumain et un grognement gutural, je m’étais relevée, saisissant son visage entre mes deux paumes. Avant qu’elle n’ait le temps de se remettre de l’effet de surprise, j’abattais mon front sur son visage, lui brisant le nez dans un craquement sinistre.

    “ SORS DE MA TÊTE, SALOPE !!! ”

    Comme je la relâchais, elle recula, tituba, puis tomba à la renverse. Comme la bête qu’elle décrivait, je me jetais sur son corps frêle et fatigué, asseyant mon poids sur son ventre et enserrant son cou fragile de mes doigts calleux. Un amalgame d’amertume, de peine et de colère venait ruisselait sur son visage pour se mêler au sang qui s’écoulait depuis ses narines jusque sur le sol poussiéreux et dur. Même maintenant je ne parvenais pas à resserrer mon étreinte. Je me contentais de peser au-dessus d’elle comme la chaleur du désert.

    Un nouveau silence s’instaura, seulement troublé par nos deux respirations irrégulières. Puis, comme plus rien ne bougeait autour de nous, je percevais une présence. Une ombre derrière mon épaule, un regard perçant. Je savais qu’il n’y avait personne d’autre entre ces quatre murs et pourtant, je n’étais plus seule.

    Et puis ce soupir dans ma nuque…

    “ Fais le. ”

    Deux mots à peine soufflés mais pourtant si distincts, si clairs. Il m’était impossible d’y résister.

    Alors mon poing se leva, menaçant, fébrile. JE serai ce jugement auquel personne ne peut se soustraire. Je l'abattis sur le visage de ma mère, une fois. De nouveau, les os déjà en miette de son nez roulèrent et grincèrent sous mes phalanges, projetant une gerbe de sang chaud et ferreux contre mes cuisses. Puis je frappais une deuxième fois, plus fort encore que la précédente. Sous le choc, son front s’affaissa et se déforma et un grognement à peine humain roula dans sa gorge. Je recommençais, une troisième fois, toujours plus fort… Elle ne criait pas.

    - POURQUOI NE CRIE-T-ELLE PAS ? -

    Frustrée, emportée par cette rage qui ne demandait qu’à pouvoir enfin s’exprimer, je déchaînais contre elle un torrent de violence, déchirant la peau de son visage, réduisant sa mâchoire à l’état de pulpe, arrachant à pleines poignées des touffes de ses cheveux et tout ce qui viendrait avec. Au bout de quelques minutes d’une transe sanguinaire à peine consciente, sa face n’était plus qu’une masse sanguinolente et tuméfiée, vaguement humaine. Je recouvrais vaguement mes esprits.

    Malgré les sévices, la vie n’avait pas encore quitté son corps. Elle respirait. Difficilement, douloureusement, mais elle respirait. Tandis que sa poitrine déformée se mouvait au rythme de son souffle, un gargouillis grotesque et organique s’échappait de ce qui fut autrefois sa bouche.

    “ J’en ai pas terminé avec toi. ”

    Je me relevais, recouverte des humeurs putrides de ma génitrice. Empoignant au passage une de ses chevilles, je la traînais sans ménagement derrière moi, étalant ses fluides sur le sol. Les portes de la bâtisse s’interposèrent, mais je les fis sauter hors de leurs gonds comme on souffle sur un pissenlit pour en disperser les semences. Les deux battants s’écroulèrent dans la fange boueuse du village.

    Dehors l’étrangère attendait, immobile, une émotion indéchiffrable animant son visage diaphane. D’un geste las, j’envoyais ma mère la rejoindre. Elle retomba juste à ses pieds. La vieille femme sembla vouloir ouvrir un œil gonflé et gorgé de sang, levant avec peine une main vers sa “maîtresse”. On pouvait deviner, à la manière dont elle s’agitait, son désir d’articuler quelques mots, en vain.

    “ Et maintenant ? ”

    Je m'étais adressée à la silhouette féminine, dans l'attente d'une directive quelconque. Je n'étais décidément pas prête à voler de mes propres ailes, à embrasser pleinement la liberté qui m'était promise et due.

    Il me fallait un signe, une réponse. N'importe quoi.

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  • Jeu 10 Oct - 20:22


    La porte s’était ouverte à la volée, et l’Ange, dans un calme olympien, avait suivi des yeux le corps de cette femme, jetée à ses pieds, comme une offrande. L’ébauche d’un sourire avait fleuri sur ses lèvres. C’était infime—et elle restait parfaitement immobile. Elle regardait se matérialiser dans la forme amochée de la vieille femme, sur l’horreur de son visage tuméfié – qui ressemblait désormais davantage à de la viande crue – et dans chacun de ses gestes, tous les mécanismes écœurants empoisonnant les victimes. Son corps entier tremblait, grotesquement. Mais la matrone ne criait pas, non. Elle n’avait pas non plus tenté de se défendre contre sa fille. Comme-ci elle avait accepté son sort, bien avant même ce moment tragique—bien avant que les poings de celle qu’elle avait un jour mis au monde, dans la douleur et le sang, ne s’écrase sur sa chair, dans la douleur et le sang. Peut-être avant même la naissance de son enfant. Et peut-être qu’il se tenait là, devant les yeux de l’Ange, l’horrible vérité du lien enchaînant mère et fille : que pour réellement s'émanciper de sa génitrice, il fallait la tuer. Pendant quelques secondes, l’Ange s’était octroyé la morbide satisfaction de profiter du spectacle.

    Il y avait quelque chose de fascinant chez l’Humain, d’autant plus lorsqu’il était brisé comme Kassandra l’était. Leur émotivité—leur sensibilité maladive la fascinait. Elle aimait les voir à fleur de peau, écorchés vifs et dévorés par le monstre tapi au fond de leur entrailles. Peut-être parce qu’elle s’y voyait—peut-être parce qu’au fond, qu’elle aurait aimé pouvoir s’y abandonner sans la culpabilité – honteuse et dégradante – de l’avoir fait. C’était tout le paradoxe de l’Ange. Et Siame savait que lutter contre le rappel d’une vague si violente était parfaitement inutile. La seule solution était de se laisser emporter. Et de prier que la mer soit suffisamment miséricordieuse pour nous recracher sur le rivage ; épuisé, fatigué, tremblant, mais vivant. Ces fissures, chez l’humaine, l’enchantaient : elle y voyait là la promesse d’une marionnette à façonner à sa guise, peut-être même à aimer—si peu que le gros caillou qui lui servait de cœur le pouvait. Mais avant ça, il fallait finir ce qui avait été commencé. Il fallait la laisser se fracturer et se disloquer pour pouvoir la réparer. Recoller les morceaux d’elle, comme elle l’aurait aimé. A cette idée, une curieuse fièvre l’avait enveloppé comme une ouate. Elle aurait certainement dû éprouver une forme de compassion ou de remords : on ne pouvait jouer ainsi la vie d’un Autre – mais s’arrêtait la peine de l’Ange là où commençait l’essence même de la race humaine. Et pourtant, son intérêt n’était pas feint. Cette jeune fille lui plaisait. Pour sa hargne, pour la partition discordante de sa colère : si sincère, et pourtant si fébrile. Kassandra ne battait pas Ambrosia pour dégorger sa haine—elle le faisait pour arracher une réaction de cette mère qui avait passé sa vie à l’ignorer.

    Siame avait senti son ventre se creuser d’une émotion indéfinissable quand l’humaine avait relevé les yeux vers elle, et qu’elle avait formulé sa question—dans l’attente d’une approbation, d’une direction, de n’importe quoi, pourvu que quelqu’un lui tienne la main et ne la laisse pas seule. Il lui avait fallu se mordre l’intérieur de la joue pour ravaler le sourire victorieux qui menaçait de déborder sur ses lèvres. Ses yeux de en silex, pourtant si distants, s’étaient chargés d’une douceur insoutenable, terriblement intime. Elle considéra en silence la dureté du regard de cette Enfant. “Et maintenant ?” Deux petits mots pour un océan infini de réponses. Et à quoi les mots quand le silence d’une mâchoire serrée à s’en faire mal en disait tellement plus.

    J’aurais voulu pouvoir t’aider, Kassandre… Du regard, elle avait caressé les contours de la joue de l’humaine, comme sa main aurait pu le faire. Mais je ne peux pas le faire pour toi. Il faut que tu termines ce que tu as commencé. Elle jeta un dernier coup d’œil sur la forme étendue de la vieille femme, effondrée dans la boue, rampante à ses pieds. Pourquoi résister davantage ? Depuis combien de temps attends-tu ce moment ? Combien de fois en as-tu rêvé ? La douleur vient seulement de la résistance. Plus tu résistes, plus tu te laisses dévorer par ta colère. Elle fit un premier pas, contournant Ambrosia pour se rapprocher de l’humaine. Ses doigts avaient effleuré son bras, pour couler jusqu’à sa main et y placer une dague à la lame arrondie—et pourtant affreusement tranchante. Qu'en feras-tu, si tu ne vas pas jusqu'au bout ? Sa voix, juste un murmure voluptueux dans la nuque de Kassandra. Que feras-tu de ce puits de rage sans fond ? Tu peux y mettre fin. Je ne peux t’aider, mais je resterais à tes côtés. Aussi longtemps que tu le souhaiteras. Nous vivons longtemps, nous Autres…

    Le temps parut se dilater, à ce moment. Devant elles, Ambrosia étranglait sa douleur dans sa propre gorge, refusant de donner cette satisfaction à cette enfant qu’elle avait elle-même mise au monde. Pourtant, comme tout être que l’on avait battu au bord de la mort, comme tout animal agonisant, elle transpirait la misère et la faiblesse.

    Ou bien… La pulsation chaude qu'exerçait l’Ange sur la psyché de Kassandra s’évapora au même instant où cette dernière prononçait ces mots—ne laissant à la place qu’un vide affreux, à combler de toute urgence. Tu peux choisir de l’épargner. Un glaçon dans sa voix et l’étincelle dans ses yeux – celle qu’elle offrait à Kassandra, toutes les promesses qu’elle transportait – se voila. De la laisser repartir, de lui offrir la chance de – peut-être – survivre, de panser ses blessures et l’espoir d’un jour se racheter, si la Corruption ne la ronge pas avant. Elle l'avait dit d'une nonchalance abominable.

    Ses doigts étaient encore agrippés à la dague—elle ne l’avait pas encore abandonné complètement à Kassandra. C’était à l’humaine de s’en emparer, si elle le souhaitait.


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  • Dim 13 Oct - 20:13
    J’avais presque sursauté lorsque la pâle figure se décida enfin à m’offrir une réponse. Ma réponse. J’aurais été incapable de dire combien de temps s’été écoulé entre mes dernières paroles et celles de la créature. Des secondes ? Des minutes ? Des heures ? Des mois auraient même pu défiler sans que je n’y accorde la moindre attention. Tout mon être n’était dédié qu’à ce vide insoutenable que je sentais en moi, comme une faim inextinguible, qui me consumait et qui ne demandait qu’à être comblé.

    La colère n’était pas retombée, loin de là. Elle bouillonnait toujours derrière l’horizon de mon regard et n’attendait que le bon catalyseur pour se déverser à nouveau, entière et pure, sur le monde. Il suffisait d’une étincelle, un mot, un souffle…

    Nous ne nous quittions pas du regard, l’une comme l’autre, alors que la silhouette élancée contournait la carcasse sanguinolente pour réduire l’écart qui nous séparait. Ses paroles glissaient en moi comme le serpent sur la roche, m’enveloppant toute entière dans un halo de chaleur. Pourquoi résister… C’est vrai, pourquoi devrais-je me contenir ? À quoi bon retenir tous ces ressentiments qui me rongeaient de l’intérieur alors que l’univers tout entier semblait vouloir me pousser à bout.

    Ma respiration était rauque, vibrante, symptomatique d’une psychée prête à imploser.

    La peau de mon bras frissonna lorsque les doigts de la créature glissèrent le long de mes muscles, aussi froids que la glace et pourtant plus doux que la soie. Je sentis que l’on plaçait dans ma paume, poisseuse de sang, une hampe métallique. Le contact de ce matériau qui n’obéissait qu’à moi éveilla mes sens, déchirant le voile qui s’était immiscé devant mon regard. Une…

    “ …Dague ? ”

    À cet instant précis, je fus incapable de dire si les paroles qui se glissaient sournoisement dans mon esprit provenaient de la femme dont le souffle glissait contre ma nuque ou bien… ou bien de son artefact. Par moment, j’avais presque l’impression de sentir l’acier de sa lame pulser et battre, comme le ferait un cœur humain, comme une chose vivante. En tout cas, ses intentions étaient claires, tangibles et primales.

    “ Tu… Tu resterais à mes côtés ? Pour toujours ? ”

    Le fond de ma voix était empreint d’un timbre juvénile, innocent et fluet. Nul n’aurait su dire, pas même moi, si j’interrogeais la présence dans mon dos ou l’arme pressée contre mes doigts. Je ne m’étais jamais sentie aussi vulnérable et en même temps, aussi entourée, choyée. J’aurais pu m’abandonner toute entière à cette étreinte invisible, semblable à celle dont j’avais rêvé des nuits durant, lorsque je portais encore en moi un peu de cet espoir vacillant. C’en était presque… enivr-

    Avec une soudaineté cruelle et déconcertante, on m’arracha de cet étau de volupté, me laissant nue et désarmée face à une trop froide réalité. Je découvrais à nouveau les paysages morts et désolés du Shoumei, la puanteur de la tourbe, la douleur dans mes poings sanguinolents. Les yeux écarquillés par la brutalité du monde, je tournais la tête vers la créature qui se trouvait toujours derrière moi.

    “ Redonne… Redonne moi… Encore… ”

    Cette chaleur, ce réconfort… Pourquoi cela devait-il s’arrêter ? Pourquoi devrait-il y avoir une fin à tout ? Il devait bien… Il devait bien y avoir une solution pour…

    “ Ah… ”

    Une vive douleur détourna mon attention. Dans un geste inconscient, je m’étais entaillée le doigt contre la lame effilée de la dague. Me revinrent en mémoire les paroles doucereuses de ma compagne à la crinière diaphane, la puissance et la volonté impulsées dans chaque mot, chaque syllabe. La solution était pourtant évidente, plus rayonnante que la lune elle-même.

    “ Oui… ”

    Mes doigts s’enroulèrent autour de l’arme, l’arrachant définitivement de la main de sa précédente propriétaire. À moi. Je prendrai tout, absolument tout !

    “ Je vais le faire. ”

    Ma voix était redevenue aussi froide et morne que les murs délabrés des maisons nous entourant.

    J’aurais tout aussi bien pu me retourner et trancher la gorge du serpent avant qu’il ne soit définitivement trop tard, choisir une autre voie, un autre chemin… Mais à quoi bon. J’étais lasse. Lasse de me sacrifier pour les autres, lasse des compromis et des promesses, lasse de ne plus faire comme je l’entends. Lentement, comme m’extrayant d’un cocon, je m’écartais. Chaque pas me rapprochant un peu plus du destin qui avait été choisi pour moi par les Astres.

    Autour de moi, un silence sépulcral pesait lourdement sur mes épaules. Même le vent lui-même semblait retenir son souffle.

    Lorsque je fus arrivée devant le corps sifflant et tuméfié de ma mère, je m’agenouillais au-dessus d’elle. Un genoux de chaque côté de son buste. Elle était toujours insupportablement silencieuse, fière. C’était tellement, tellement frustrant. Même aux portes de la mort, elle parvenait à se dresser contre moi, à me ravir ce qui ne devrait être qu’à moi : Le plaisir de la voir souffrir, et mourir. Elle possédait une contenance que je ne pouvais que lui envier… et haïr. J’aurais au moins la satisfaction de ne plus avoir à la subir. J’empoignais à deux main la hampe de la dague, la soulevant au-dessus de ma tête.

    J’aurais sans doute pu hésiter, être prise de remords, s’il n’y avait pas eu ce battement assourdissant qui se répétait sans cesse dans mon esprit. Un mot, un ordre : “ Tue… Tue… TUE. ”

    Je frappais, vipère au crochet acéré, en pleine poitrine. La lame pénétra sa chair aussi facilement que de l’eau, s’enfonçant derrière sa cage thoracique. Toutefois, la courbure de la lame ne facilitait pas le travail, m’empêchant d’atteindre mon but au premier coup. Peu importe. D’un geste vertical et assuré, je lui ouvrais le thorax. Rien ne pourrait venir me ôter ce qui me revenait de droit. Débarrassé de sa prison d’os, je le voyais enfin, ce cœur qui m’avait été fermé à jamais. Il palpitait faiblement. Avec une douceur infinie, je l’enserrais entre mes doigts, comme un oiseau blessé. Je le contemplais quelques instants et à ce moment, je semblais presque… Apaisée.

    Puis les traits de mon visage se durcirent à nouveau, en même temps que les muscles de mon bras. Je frappais une seconde fois, certaine cette fois-ci de ne pas manquer mon coup. Une gerbe de sang jaillit de la plaie béante, maculant mon visage, mes mains, mes cuisses. Sous mon poids, la femme tressaillit, prise de spasmes incontrôlables… puis s’éteint. Enfin. Son seul œil encore valide était éternellement tourné vers sa Maîtresse. Même dans la mort, je ne méritais rien de sa part.

    “ Moi aussi je te déteste. ”

    L’observatrice silencieuse était venue, sans que je sache exactement quand, se placer devant moi. Plantée au-dessus de la dépouille, elle me dominait, de toute sa taille, de toute sa prestance jubilatoire. À genoux dans la boue et les humeurs, je gardais le visage rivé vers le sol. Épuisée, vaincue, désespérée.

    “ Ais-je… Ais-je bien agi… ”

    Quelques secondes s’écoulèrent. Je relevais finalement le visage, mes yeux suppliants emplis de larmes.

    “ ...Mère ? ”
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  • Lun 21 Oct - 21:16
    Siame s’était prise à sourire quand elle perçut l’inquiétude, l’espoir, et la volonté se bousculer dans les questions de la jeune humaine. “Pour toujours ?” Toujours. Elle aimait le mot, le besoin d’éternité—la promesse qui l’accompagnait. Le désespoir, aussi. La fine ligne entre sacrifice et destruction qui en transpirait. L’Ange avait apprécié la beauté de la terreur subite glissée dans le regard de Kassandra, lorsqu’elle retourna son visage vers le sien. Il y avait là quelque chose de si sincère, si précieux, qu’elle avait senti son cœur enfler dans sa poitrine. Ses paupières avaient battu voluptueusement et son regard s’était voilé en retour.

    J’aimerais, avait-elle rétorqué, dans un murmure, alors que Kassandra redemandait du poison qui l’avait apaisé, j’aimerais… Mais tu dois d’abord le faire. Elle tourna lentement le visage vers ce qu’il restait de la carcasse d’Ambrosia, soustrayant complètement l’emprise qu’elle exerçait alors sur la psyché de l’humaine. Car ça devrait être elle. Son choix. Sa décision.

    Ça n’avait pas besoin d’être grandiose : la mort de l’était jamais. Elle était poisseuse, et rare était ceux qui tiraient la moindre satisfaction au fait d’arracher la vie. Non, la plupart du temps, le meurtre – une fois le démon qui s’emparait de vous évaporé, parti pour se tapir à nouveau dans les ombres de vos murs – ne laissait qu’un vide creux dans le fond de votre Âme. Mais l’acte en lui-même… Ô, l’acte en lui-même se révélait être l’antidote de bien des maux ! Ambrosia n’avait pas protesté : la femme avait accepté la mort avec une curieuse sérénité, comme accomplissant une destinée qui lui avait été alors dictée il y a bien des années. La vieille n’avait ni crié, ni gémit. Elle avait simplement adressé un ultime regard à l’Ange, mauvaise, ignorant une fois de plus sa propre fille, même dans son dernier instant. Siame avait cru percevoir un craquement dans la voix de Kassandra et c’était précisément ce qui lui avait donné envie de la prendre dans ses bras et de la serrer contre son cœur.

    Elle aurait pu le faire : l’enlacer et laisser les émotions submerger la mortelle, la laisser s’abandonner dans le creux de ses bras jusqu’à qu’elle soit saoule de ses propres pleurs. Mais voilà : Siame l’avait considéré longuement, savourant presque autant qu’elle répugnait le mot qui s’était échappé de ses lèvres. Un voile avait ombragé son regard, taisant de douloureux souvenirs. Elle était restée silencieuse, un long moment, avant de venir s’accroupir tranquillement auprès de Kassandra : ses genoux, posés dans le sang et dans la boue. Elle posa délicatement son menton sur son épaule, et ses mains glissèrent sur les bras de l’humaine, jusqu’à ses doigts, auxquels elle entremêla les siens avec une douceur de potier. Lové dans les paumes de l’humaine se trouvait le cœur de sa mère, qu’elle avait été cueillir comme un fruit mûr. Superbement rouge, juteux, si bien qu’on ne distinguait plus l’organe des phalanges s’entremêlant.

    Nous savions toutes les deux la vérité, mumura-t-elle, en un souffle dans le creux de sa nuque. Elle n'avait aucune excuse à t’offrir. Aucune excuse, et pas la moindre tendresse. Tu as fait ce que tu souhaitais faire. C’est tout ce qui compte. Elle battit des cils, et son visage se tourna lentement vers celui de l’humaine. Regrettes-tu ?

    Et l’Ange avait fermé les yeux, la tête toujours posée sur l’épaule de Kassandra, l’oreille contre son cou, comme si ainsi, elle cherchait à sentir la chaleur de son pouls. Quand bien même elle l’avait vu arracher la chair de sa mère de ses propres griffes, c’est la fragilité avec laquelle elle avait relevé les yeux vers elle, son regard assombri par les doutes, qui avait fini de la séduire. Et peut-être, qu’elle l’eut appelé “Mère”, avait ouvert chez elle, une brèche secrète… Un ennemi trop grand pour Siame, invisible, et surtout toujours vainqueur.

    Je l’ai connu il y a longtemps. Elle avait à peine ton âge… Et crois-moi lorsque je te dis que tu ne lui ressembles en rien.

    C’était un mensonge. Une fille avait toujours tout de sa Mère. Mais les mots avaient résonné avec une sincérité profonde dans la bouche de l’Ange, à jamais embourbé dans l’égoïsme de son propre chagrin : celui né d’une Mère qu’elle ne pourrait jamais ni toucher, ni tuer. Elle avait eu besoin de décennies entières pour y croire—pour chasser la honte hors de sa voix quand elle le disait.

    Elle t’a volé ta vie, tes décisions, et tout ce que tu aurais pu être. Elle a fait de toi ce que tu es aujourd’hui. C’est une mélodie, une litanie qu’elle s’est elle-même répétée trop de fois. Mais tes choix t’appartiennent désormais. Que veux-tu être, Kassandre ?

    Que la fille oublie tout : qu’elle oublie d’où elle venait, qu’elle oublie ceux qui l’avaient façonné et l’enseignement qu’on lui avait offert. Et Siame avait rouvert les yeux. Son regard s’était perdu vers l’horizon, dans une froide lucidité, sans croiser un instant celui de Kassandra. Un fin sourire s'était épanoui sur la ligne délicieusement fine de ses lèvres, tandis qu'elle resserrait un peu plus jalousement ses doigts dans ceux de l'humaine, appréciant la perspective que cette dernière représentait : elle était une bombe à retardement, et l'Ange espérait bien qu'elle continue encore longtemps à mordre tous les cons, surtout ceux qu'elle lui désignait.


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  • Mer 23 Oct - 15:59
    Les mots étaient sortis de ma bouche comme une évidence, une vérité sans doute aussi absolue que absurde. Des mots qui, en principe, n’étaient réservés qu’à une seule et unique personne au monde. Et pourtant. Dans le sang et la douleur, je me redécouvrais, je renaissais. Monstre sanguinaire à l’apparence humaine, capable du pire crime, je désavouais ma faute en toute innocence : Comme l’oisillon sortant de l'œuf encore simple et pur, je reconnaissais la première créature à croiser mon regard. Je n’avais qu’une mère, et elle se tenait debout devant moi.

    Après tout… La femme que je venais d’assassiner n’avait-elle jamais été qu’une étrangère ?

    Je restais prostrée, silencieuse, soumise. Brisée. Consciente de l'irrationalité de mon existence, comme une erreur de la nature. Si personne ne tendait la main que je cherchais désespérément à saisir, il n’y aurait rien pour me relever, m’emporter et me montrer la voie. Si la plupart des gens voyaient le futur devant eux, mes yeux ne sondaient que les abysses de mon passé. L’avenir, aveugle et incertain, était derrière-moi.

    De longues et incertaines minutes s’écoulèrent, durant lesquelles je n’avais toujours pas bougé le moindre membre. Finalement, ma patience fut récompensée, enfin. Un soupir s’échappa de la commissure de mes lèvres lorsque vint peser à nouveau sur moi cette présence apaisante, réconfortante. Elle était plus vraie, plus intense qu’avant. Je frissonnais en sentant des doigts dérouler la distance les séparant de mes mains, où ils vinrent se loger. En s’entremêlant avec les miens, au-dessus du palpitant encore chaud, ils semblèrent fusionner pour ne faire plus qu’un. Nous fêtions bel et bien une naissance, un nouveau cœur battant, pas une mort.  

    Ses paroles m’enveloppaient, me berçaient. Tellement justes, tellement pleines. Devais-je regretter ? Sans doute que oui, évidemment que oui. J’aurais dû. L’ignominie de mon geste était à la hauteur de la noirceur de l’être qui me réchauffait de toute sa froide présence. Malgré tout, entre ces bras décharnés, au milieu de cette place désolée… Je ne m’étais jamais sentie autant aimée.

    “ Non. Il n’y a rien à regretter. ”

    Il valait probablement mieux vivre dans le déni que dans le regret.

    Comme la tête de la Dame venait se lover contre mon épaule, j’osais m’épendre à sa rencontre, appuyant la joue contre sa chevelure argentée. Je serais restée ainsi des siècles entiers, à savourer ce simple élan de reconnaissance maternelle qui m’avait tant fait défaut. Dire qu’il avait suffit de tout sacrifier…

    Une larme glissa hors de mes paupières, roulant d’un visage à l’autre avant de finir sa course dans une mare de sang. Les paroles de ma compagne continuaient d’anesthésier mes sens. Elle semblait toujours trouver les bons mots, les petites vérités réconfortantes. Depuis toujours on m’avait mis en comparaison avec cette horrible femme. Entendre dire que je n’étais pas comme elle, savoir que l’on nous dissociait enfin, me toucha profondément. Plus que je ne l’aurais imaginé.

    “ Merci… ”

    Puis vint encore cette question du choix, du devenir. Ce n’était pas la première fois que l’on me confrontait à cet inéluctable dilemme. J’étais incapable de faire cet effort, je m’en étais rendue compte. À l’image d’un taureau, je me contentais de me ruer vers le moindre drapé rouge que l’on agitait devant moi. Je n’avais aucun but, aucune attache, rien que le doute. Sans guide pour me canaliser, je resterai à jamais une coquille remplie seulement de colère, de haine et de ressentiments.

    J’hésitais un moment, comme à chaque fois. Elle sembla percevoir mon doute car sa poigne se raffermit autour de mes doigts. On aurait dit un serpent qui resserrait ses anneaux autour de sa proie. Pourtant… il y avait une certaine fragilité dans son étreinte. Elle paraissait si délicate qu’un geste un peu brusque de ma part aurait suffit à la briser. Me vint alors à l’esprit une effroyable pensée : Il serait tellement facile de me la prendre, de me l’enlever…

    Alors je me retrouverais à nouveau seule, nue et aveugle. Qui allait me guider ? Qui allait m’accompagner et me rassurer ? Qui pourrait bien encore partager sa chaleur avec moi ? Je venais tout juste de découvrir ces plaisirs et la perspective de les perdre m’emplit d’une toute nouvelle émotion, la peur. À mon tour, je pressais contre mes paumes les doigts graciles qui y logaient… Sans doute trop fort. Je refusais pourtant de lâcher prise. La résolution qui s’ensuivit n’était que le déroulement logique de mes pensées.

    “ Je vais… Non je VEUX rester à vos côtés. ”

    Mes iris brûlaient d’une détermination renouvelée.

    “ Je deviendrais forte, suffisamment pour que rien ne vous atteigne jamais. ”

    Mon regard glissa jusqu’au cadavre que nous dominions.

    “ J’écraserai ceux qui vous veulent du mal, je marcherai sur vos ennemis. Et si cela doit me coûter la vie…”

    Qu’il en soit ainsi.
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  • Ven 1 Nov - 21:36
    Le bout du nez perdu dans les cheveux de l’humaine, Siame savoura longuement la mélodie des mots qu’elle prononçait. Que cela lui coûterait la vie ne faisait pas le moindre doute : qu’elle soit si déterminée à lui offrir ravivait son contentement.

    J’en suis heureuse. C’est un cadeau magnifique, Kassandre, avait-elle murmuré, le sourire au bord des lèvres.

    Devant elles, continuait encore de palpiter faiblement le cœur d’Ambrosia, ce cœur que Kassandra était allée chercher de ses propres mains. Siame n’avait pas le moindre doute quant au poison furieux qui coulait dans les veines de l’humaine—ni le moindre doute quant à la sincérité de ses paroles. Une larme unique roula sur sa joue pour s’écraser sur l’épaule de la jeune femme. Les graines de la Corruption germaient tranquillement dans son esprit fertile avec une facilité déconcertante. Et si l’Ange se réjouissait d’en collecter les rendements, elle se plaisait davantage à l’accompagner sur le chemin. Sans ça, son existence lui aurait probablement paru d’une absurdité sans nom. Ses phalanges rouges mêlées à celles de l’humaine, Siame su qu’elle se trouvait exactement où elle devait l’être. Les genoux posés sur cet autel de boue, sa prise se resserra sur les mains de Kassandra, sur le cœur de cette Mère qui n’avait pas su aimer sa chair. Sans lâcher, elle le porta aux lèvres de l’humaine.

    Bois. Sa voix, aussi douce qu’amère, goûta comme un vin trop vieux sur son palais.

    Son sourire s’était échappé dans la nuit. Il lui avait fallu se souvenir de ses premières années sur ces Terres, des horreurs qu’elle avait elle-même subis et commises. On ne l’avait jamais vu faire marche arrière. Pas une seule fois. Pas devant la moindre épreuve. Cela faisait bien longtemps que toute forme de moral s’était évaporée de son cœur noir. Et ce Sekaï n’avait pas changé. Il était le même que 10 000 ans auparavant. Mais elle n’était plus la même qu’au premier jour. Elle avait vu la menace dans les yeux des Hommes. Elle savait qu’à tout moment, ils pouvaient devenir fous de rage, forcer les barreaux des cages qu’avait érigés le Divin pour eux, l’écume au coin des lèvres, en rendant les Titans responsables de leur propre défaillance. Oh oui, l’Ange le savait mieux que quiconque—avait déjà goûté de trop nombreuses fois à ce poison. “Vous ne pouvez pas boire à la fois à la coupe du Divin et à la coupe des esprits mauvais”. Qui donc, en ce Monde de duplicités, avait véritablement le loisir de choisir ? Pas même les Anges. Survivre avait toujours été synonyme de sacrifice. Et la rédemption n’avait jamais été rien de plus qu’un mirage. Une pauvre connerie. Elle pouvait encore entendre les murmures des martyrs de sa race, les cris étouffés de ceux qui avaient cru être capables de cohabiter avec l’Homme, de pouvoir se mêler à eux et survivre.

    L’odeur du fer s’imprégna dans ses narines, tâchant les lèvres de l’humaine, et les murmures de Siame l’invitaient tout autant à la dévotion qu’à la damnation. Chaque goutte était une confession, un cri de rage contre l’hypocrisie de ce foutu Monde, et du rose – par le plaisir coupable que lui apportait cette dualité – se pressa sur les pommettes de l’Ange, luttant contre la pâleur de sa peau. “Vous ne pouvez pas prendre part à la fois au repas du Divin et aux repas des esprits mauvais”, chantonna-t-elle en son for intérieur, et elle envoya tous les préceptes divinistes à aller se faire foutre et que du reste, elle n’en avait rien à carrer. Comme elle avait décidé qu’elle serait à la fois la vierge et la putain, la victime et la divinité, l’artiste et la muse. La vérité serait sa vérité : une réalité crue, belle et monstrueuse à la fois. Tout comme Kassandra se tenait au-devant du seuil d’un Monde où le noir, le blanc, n’étaient que des illusions. Ses yeux gris, le regard brillant pivotèrent sur l’humaine et Siame s’émerveilla de ses contradictions : de la rage frôlant la vulnérabilité—de sa rébellion contre sa propre nature s'évanouissant au fil d'un désir irrépressible de réconfort. Une part d’elle voudrait la protéger contre ce Monde, et l’autre…

    J’aimerais pouvoir accepter. Mais ça ne dépend pas uniquement de moi.

    Et si la Corruption ne l’acceptait pas, alors elle ne pourrait rien faire d’autre que voir l’Âme de cette enfant pourrir sous ses yeux. L’Ange se redressa, abandonnant cœur et sang à Kassandra. Elle dérivait dans sa robe blanche, comme une apparition, comme un fantôme. Siame aurait pu disparaître là, maintenant, et l’humaine aurait passé le reste de sa vie à se demander si elle avait réellement existé. Elle lit la curiosité, le doute et la peur sur le visage de la mortelle—savoure chacune de ses émotions. Kassandra devait certainement avoir entendu parler du virus qui sévissait sur les terres du Shoumei. Elle avait pris le risque de venir jusqu’ici, en avait certainement déjà éprouvé les premiers effets. Elle songe à nouveau à la promesse qu’elle lui a fait : celle d’offrir sa vie pour la protéger, à la manière dont elle a prononcé ses mots, très rapidement, comme plongeant dans l’eau glacée avant de pouvoir changer d’avis. Siame affiche un regard plus doux.

    Es-tu certaine, Kassandre ? Comprends-tu ce que cela implique ? Mes Maîtres ne sont pas connus pour leur mansuétude. Mais si tu m’accompagnes, je te promets que tu ne seras plus jamais seule.

    Et l’Ange lui tend une main accueillante. Dans le fond de ses yeux brille la jubilation du missionnaire. Plus encore… Dans le fond de ses yeux brille la fierté d’une mère.


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  • Mer 6 Nov - 16:42
    Une part de moi était encore bouleversée par l'aberration de mes propos et la violence de ma soudaine dévotion. Je me libérais enfin du carcan tyrannique de la natalité pour mieux me jeter dans les bras d’une entité sans aucun doute plus sombre et plus cruelle encore que ma défunte mère. Cette petite voix, si lointaine, si faible, me hurlait d’ouvrir les yeux, de me réveiller… Hélas, ces derniers échos de raison se perdaient dans le chaos colérique de mes émotions, trop faibles.

    Bien assez vite, les derniers soubresauts de ma conscience se turent, étouffés par des flots de sentiments nouveaux. La peur, la fragilité, mais aussi l’espoir. L’espoir d’obtenir enfin cette approbation maternelle qui m’avait toujours fait défaut. Je le sentais, tellement intense, cette chaleur qui m’enveloppait inexorablement et dont les racines, je le sentais, s'ancraient toujours plus profondément dans mon esprit. Elles s’accrochaient dans les moindres recoins de ma psychée, semblables à des parasites, et me métamorphosaient inéluctablement.

    Je n’étais désormais plus capable de dire si mes propos étaient dus à ce lavage de cerveau consensuel ou à ma propre faiblesse d’esprit - sans doute un peu des deux d’ailleurs - mais ils étaient empreints d’un zèle et d’une ferveur véritables : Kassandre la Renaissante se dévouait corps et âme à chérir cette nouvelle étincelle de vie qui lui avait été offerte.

    Cette résolution semblât plaire à la créature - car j’ignorais encore la véritable nature de ma compagne - qui me fit savoir son ravissement. Un sourire franc et presque attendrissant, si l’on oublie le sang qui maculait ma face, illumina mon visage. On aurait pu croire une enfant se délectant des encouragements de ses parents. Puis son emprise, autant physique que psychique, se fit plus ferme à nouveau. Je percevais la subtile différence, mais cela ne m’inquiétait pas. Je me sentais à ma place, enfin. J’inspirais profondément les humeurs acres du palpitant fraîchement extrait de son écrin de chair.

    Dans d’autres conditions, la demande aurait pu paraître absurde, monstrueuse, mais semblait résulter ici d’un concours de circonstances logique : Tuer, consumer et vivre. Ainsi la boucle serait bouclée. Ainsi le cycle pourrait reprendre. N’était-ce pas, après tout, la base de toute vie ?

    J’observais un instant le fruit du péché que le serpent enroulé autour de mes épaules me sifflait de croquer. Rouge comme une pomme et chaud comme une mère, il frétillait encore légèrement, répandant par ruissellement irréguliers son essence opaque sur le sol. D’un certain point de vue, d’aucun aurait presque pu le trouver… attendrissant ? Ma langue essuya timidement le sang sur mes lèvres, comme pour en éprouver la saveur. Comme aucune colère divine ne s'abattit sur moi pour me punir, je mordais plus franchement dans la pulpe dégoulinante.

    Des flots entiers de sang se déversèrent jusque dans ma gorge, inondant ma bouche, mon visage, mon corps. Je ne voyais plus que le rouge, partout. Immergée jusqu’au cou, le baptême impi semblait ne jamais trouver de fin car la source elle-même paraissait ne jamais pouvoir s’épuiser. Je crus un instant m’étouffer, me noyer, tant la poigne de la prêtresse était forte et ferme. Bien plus que je ne l’avais imaginé. Heureusement, le torrent salé et ferreux ne tarda pas à faiblir jusqu’à finalement se tarir. Pressé comme le fruit trop mûr qu’il était, il avait rendu ses dernières gouttes.

    Je fus prise d’un violent haut le cœur, secouée par le dégoût et la peur, et il s’en fallut de peu pour que je ne rende mon festin. L’épreuve fut éprouvante, au moins autant que salissante. Je parvins malgré tout à me contenir et je rejetais au loin le bout de chair livide. Je haletais à la manière d’une bête, recouverte de cette nouvelle pelisse rougeoyante et visqueuse du nez jusqu’aux seins. J’avais tenu bon.

    “ Ah… ”

    Mes lèvres carnassières s’ouvrirent de nouveau pour laisser s’échapper un soupir, un frisson, emportant avec lui l’haleine chargée de mon repas. Une première respiration salvatrice après mon immersion purificatrice.

    - J’ai froid. -

    Aurais-je voulu réclamer tandis que la silhouette sélénique s’évaporait une fois de plus hors de mon atteinte. Pourtant je n’en fis rien. Je devais être forte, brave. Je l’avais promis, dans le sang, dans la douleur. Kassandra était définitivement morte en même temps que sa mère. Désormais, je ne reculerai devant rien pour me montrer digne des promesses de ma tutrice… de l’amour de son étreinte.

    “ De qui alors ? ”

    Oui, qui. Qui pourrait bien avoir l’audace de s’opposer à mon destin. Le ton de ma voix était emprunt d’impatience mais aussi d'appréhension. Mes sourcils se froncèrent. N’avais-je pas fait mes preuves ? N’avais-je pas mérité ma place à ses côtés ?. Quelle instance pouvait bien outrepasser la volonté de celle qui m’avait offert une seconde naissance ? L’inconstance de mes sentiments était palpable et lisible sur chaque parcelle de mon corps.

    Ma peau frémit.

    Je m’étais relevée au-dessus de ruines sanguinolentes, qui n’étaient ni plus ni moins que les prémices d’une Ode à la gloire des Titans - Bien que je n’en sois pas encore tout à fait consciente. - Je dominais largement leur messagère, pas tant en taille qu’en musculature. J’étais confiante en ma force, confiante en la solidité de mon armure et pourtant, je ne m’étais jamais sentie aussi fragile et démunie que lorsque je confrontais son regard. Je baissais les yeux, soumise. Je restais impuissante face à l’autorité. Mes poings se serraient et gonflaient de rage, de frustration… mais je savais désormais que je n’aurais plus à dissimuler ma colère ni  à contraindre ma fureur.

    Mes prunelles se posèrent sur le visage déconfit de cette part de mon passé. L’espace d’un instant, je crus y voir mes propres traits. Le temps de cligner des yeux et l’illusion avait disparu. Ce n’était pas moi. Elle n’était plus moi. Cette part de mon existence n’existait plus. Elle resterait ici à pourrir dans la boue pendant que je continuerai d’avancer. Je faisais enfin un pas vers l’avenir, terrassant du pied tout ce qui pouvait encore me raccrocher au passé.

    Je me saisis de cette main gracilement tendue vers moi. La dureté de ma paume calleuse contrastait encore une fois avec la pureté et la candeur de sa chair. D’une tendresse infinie, je la portais contre ma joue, m’octroyant “par la force” un peu de cette chaleur que je réclamais, car j’étais une enfant vorace, avide de cet amour.

    “ Je n’ai pas peur. Plus maintenant… ”

    Je pressais ses doigts contre les soubresauts de ma poitrine. Derrière l’acier de mon armure battait une rage inextinguible. Derrière la chair de mon torse battait la vie. Plus rien au monde désormais ne pourrait arrêter cette folle machination mise en marche. Qu’ils soient hommes, titans ou dieux.

    “ Allons-y. ”

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  • Lun 18 Nov - 23:54
    Son cœur s’était emballé et une satisfaction mauvaise, jubilatoire, avait coulé dans ses veines quand Kassandra porta sa main à son propre visage, à la recherche d’une tendresse qu’elle n’avait jamais eu la chance de recevoir. Siame cueilli sa joue, dans un élan de charité fervente, angélique, résonnant si irrémédiablement avec la figure divine qu’elle représentait. Son pouce s’égara sur la pulpe des lèvres de l’humaine, étalant le sang y perlant dans une caresse compulsive. L’Ange lui accordait miséricorde, le sourire aux lèvres, un battement de paupières vaporeux—lui dévoilant qu’elle était fière d’elle. Et elle en ferait la sienne : en ferait sa dévouée servante. Et il lui fallait commencer par l’initier.

    Kassandra avait certainement entendu parler de la Corruption, l’avait certainement observé lors de son voyage. Peut-être l’avait-elle même éprouvé dans sa poitrine, lorsqu’elle avait enfoncé ses phalanges dans la chair de sa génitrice. Mais il fallait désormais qu’elle l’expérimente—qu’elle la vive véritablement.

    Suis-moi, ma fille.

    Ses doigts se mêlèrent aux siens, et Siame l’attira. Dans son élan, elle s’arrêta lorsqu’elle la sentit hésiter, les yeux rivés sur le cadavre de ce qui aurait dû lui servir de mère et qui n’avait jamais su le faire—peut-être troublée à l’idée de simplement la laisser là, pour le reste de l’éternité.

    Ne t’inquiète pas. La Terre – la Corruption – se nourrira d’elle. Regarde… Ça a déjà commencé. La peau, la chair et les organes d’Ambrosia noircissaient à vue d'œil.

    Sa peau craquela sous l’éteinte humide des racines affamées venant remplacer chacune de ses veines. Oh, le spectacle était merveilleux, sans le moindre doute. Un festin rapide pour le ventre de cette Terre gangrenée, qui l’avait toute entière. Le cadavre se décomposa devant elles, et le visage de la femme s’évanouissa dans un dernier cri silencieux, les yeux exorbités rivés vers les Cieux.

    La terre l’avait englouti, aussi simplement que cela. Jusqu’à qu’il n’en reste rien.

    Et un instant plus tard, du charnier pourri, jaillit une étrange floraison. Des pétales d’un éclat malade surgirent des entrailles dissoutes et des corolles s’épanouissèrent dans un parfum entêtant, acide—un ultime pied-de-nez à la vie.

    Tu vois ? Elle n’existe plus. L’Ange s’était arrêtée, avait pris le temps d’observer la scène dans un sourire posé, avant de se détourner, dans une indifférence cruelle.

    Elle imagina que cette vérité, la vision de cette Corruption ferait peut-être fuir sa nouvelle recrue. N’importe qui de sain aurait saisi la première opportunité pour faire machine arrière. Et quel dommage cela aurait été—quand le reste de ce Monde n’avait rien d’autre à offrir que des futilités. L’Homme s’était rendu insignifiant, par sa propre bêtise, et son existence était devenue d’une absurdité sans nom. Les yeux en silex de l’Ange s’égarèrent à l’horizon, avant de se poser à nouveau sur l’humaine, dans une fixité ensorcelante. Dans un mélange indéfinissable de satisfaction et de menace. Un sourire vint flotter sur ses lèvres. Tout chez Kassandra demandait à être pris.

    Et c’est exactement ce que Siame fit. Elle l’attira à elle, plus fermement, l’emporta vers l’orée d’un bosquet, d’où s'échappaient des effluves humides de Corruption.

    Que sais-tu de Ceux qui ont un jour créé ce Monde ? Certainement la même chose que tous les Hommes. Siame haussa les épaules, une risette mutine, invitante sur les lèvres, tandis qu’elles continuaient d’avancer. Ça n'a pas d’importance. Il te suffit de me faire confiance. Parce que la foi de Kassandra ne reposerait pas sur la croyance envers ses Maîtres. Non, elle reposerait sur Elle. Sur l’indéfectible certitude qu’elle ne l’abandonnerait jamais et qu’elle ne chercherait jamais à la brider. Bien au contraire.

    Elles continuaient d’avancer, dans ce jardin qui n’avait de jardin que le nom. Autrefois, l’endroit avait été beau. Aujourd’hui, après le passage des Titans, après l’apparition de l’Arbre Monde, c’était une abomination. Chaque tige, chaque feuille hurlaient souffrance et leur engrais n’était rien moins que les restes des Hommes tombés au combat. Il suffisait d’attarder son regard un peu trop longtemps sur une plante pour qu’elle prenne des airs de carcasse ouverte, et que la terre se confondent en amas de viscères. L’endroit vivait. Palpitait. Il semblait même respirer et réagir au passage de l’humaine. Des ronces, épaisses, s’entrelacèrent à ses chevilles, assoiffées, portant des épines larges comme des crocs, prêtes à se refermer au moindre signe de faiblesse—à engloutir tout souffle de vie.  

    Ne prends pas peur, l’encourage l’Ange, toujours à ses côtés. C’est un simple avertissement, explique-t-elle, si Elle sent le moindre doute, ne voit ne serait-ce qu’un soupçon d’incertitude, Elle se refermera sur toi comme un nœud coulant. Ne lutte pas, et tout ira bien.

    La Corruption venait caresser ses nouvelles convictions—venait la pousser à l’erreur. Mais Siame continuait à murmurer doucement à son oreille pour la rassurer, scrutant chacun des traits de son visage, à la recherche de l’éclat humide de la peur—ou celui éclatant de la ferveur. Elle crevait d’envie de la voir s’abandonner, de cimenter ici-même la promesse que Kassandra lui avait faite : de lui offrir son propre sang, sa propre chair, sa propre vie. De la servir en bonne fidèle, comme les Hommes devaient le faire. Comme sa Mère lui avait dit qu’ils le feraient. Toujours.


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  • Dim 24 Nov - 21:44
    “ Je vous suis. ”

    Elle irradiait.

    Son être tout entier me renvoyait une image quasi divine. Elle était la matrice, celle qui crée, celle qui donne naissance. Elle était la mère. MA mère. En un instant, elle était devenue le centre unique de tout mon univers, la seule chose qui comptait désormais à mes yeux. Il n’y avait plus qu'elle, partout. Sa présence occupait tout l’espace, toutes mes pensées et cette fascination aussi subite que morbide me parut tout à fait naturelle, instinctive. Elle m’aimait, je l’aimais. Simple, non ?

    Pourtant, quand Elle prit ma main pour me guider dans ses pas, j’hésitais. Ce ressentiment était infime, mourant, et pourtant… Je me sentais enchaînée, enracinée aux derniers fragments de mon passé, de cette vie qui n’était plus la mienne. Inévitablement, mon regard se détourna de la lumière pour se retourner vers cette ombre qui me guettait. Évidemment, ma détresse ne pouvait passer inaperçue.

    “ Je ne suis pas inquiète, c’est juste que… ”

    Je me tus. Je n’avais pas d'éclaircissements à apporter à ces peurs. Elles étaient naturelles, instinctives, humaines… De par ma nature même, celle de ma chair, celle de mon âme, j’étais plus encline à craindre et à fuir l’inconnu. Le domaine de la mort, des ténèbres et de la décrépitude étaient des terres que seuls des êtres d’exception pouvait arpenter sans inquiétude.

    Elle ne mentait pas. L’acidité gâtée et vénale de la terre était déjà en train de dévorer littéralement les restes que nous avions abandonnés dans notre sillage. Le temps d’une respiration, il ne restait déjà rien de plus qu’une trace, une silhouette. Le cycle aurait pu s’arrêter là. La chair avait été consommée, absorbée et la vie avait laissé place au néant. Pourtant, nous n’étions plus dans le monde des hommes et les lois de la nature n’étaient plus régies par des règles strictes et rationnelles. De la pourriture naquit une nouvelle vie. Une éclosion organique, sublime et hypnotisante. Un nouveau cycle.

    “ Oui, c’est… Fascinant… ”

    Je ne pus m'empêcher d’y voir un parallèle, mais aussi une sorte d’avertissement. Le monde ne cesserait pas de tourner si je venais à échouer, au contraire.

    Lorsque les fleurs eurent terminé de s’ouvrir pour répandre leurs arômes et leurs graines, quelque chose se brisa enfin en moi. Des liens invisibles se brisèrent en moi. Cette fois-ci, plus rien ne me retiendrait ici. Je détournais mon regard pour me plonger dans les reflets intransigeants de Ses pupilles. Pour la première fois dans mon existence, je pouvais tirer des yeux d’une figure maternelle la fierté et l’assurance dont j’avais besoin. Je lisais aussi sur l’expression tendue de ses lèvres une avidité certaine, intense et dévorante. Et je m’offrais à Son appétit avec un plaisir immense, entière et dévote.

    “ Non, en effet. Elle n’existe plus. ”

    Je me tus, me laissant entraîner vers des frondaisons perverses et mauvaises. Je m’engageais en pleine connaissance de cause sur des chemins détournés, que peu oseraient emprunter s’ils en avaient le choix.

    “ Elle n’existe plus. Elle n’existe plus. Elle n’existe plus… ”

    Cette courte phrase tournait en boucle dans mon esprit tandis que nous nous enfoncions toujours plus profondément dans les sous-bois environnant les ruines de l’ancienne cité blanche. Ici plus qu’ailleurs, la Corruption y était vivace, sauvage et envahissante. Vivante. Elle s’étendait à la manière d’un jardin dérangeant et organique, embrassant les desseins de leurs jardiniers cosmiques. La moindre branche, la moindre feuille, le moindre tapis de mousse… Tout semblait battre et respirer à l’unisson comme si cette formidable jungle pourrissante n’était en réalité qu’un seul être.

    Si je me montrais farouche au début, je m’adoucissais rapidement, réconfortée par la présence et les paroles de ma gardienne. Ses doigts entremêlés aux miens. Avec un sourir adoucis, je laissais lianes, ronces et autres boutures abominables griffer le long de ma peau, lécher le sang sur ma peau et caresser mes cicatrices.

    “ Je n’ai pas peur. Je ne doute pas. ”

    Et c’était vrai.

    Pourtant, mes doigts resserrèrent un peu plus leur étreinte. Il ne faudrait qu’un seul faux pas pour que je sois engloutie toute entière et cette présence physique me réconfortait dans mon épreuve. Au bout d’un moment, je finissais même par fermer les yeux, me laissant entièrement guider par le son de sa voix et le rayonnement de sa présence. Pas à pas, mètre par mètre, nous progressions, toujours plus loin, toujours plus profondément.

    Si au début de notre pèlerinage je ne m’étais pas sentie affectée par les effets débilitants de la Corruption, mon corps commençait peu à peu à montrer des signes de faiblesse. Inexorablement, inéluctablement, le mal imprégnant les lieux jaugeait ma force et éprouvait ma foi. Peu à peu, je ralentissais le pas. Peu à peu, je me faisais plus lourde au bras de la femme qui rayonnait toujours avec la même intensité.

    “ Je n’ai… pas peur… ”

    Et c’était toujours vrai.

    Pourtant, cette fois-ci ma voix était rauque, tremblante. Mon corps montrait des stigmates de la peste des Titans. Mes yeux étaient rougis, injectés de sang, mes veines gonflées battaient lourdement contre mes tempes et une écume jaunâtre s’accumulait à la commissure de mes lèvres. Chaque nouvelle enjambée s'accompagnait d'une douleur lancinante et insoutenable. La chair de mes mollets semblait fondre, dévorée par un millier de petites bouches affamées et voraces.

    J’enrageais.

    Je ne parvenais pas à comprendre l’essence de mon échec. Je ne parvenais pas à saisir l’enjeu de cette épreuve. Pourquoi… Pourquoi la moindre parcelle de bonheur devait-elle se mériter aux prix d’immenses sacrifices ? Pourquoi la question de mérite était-elle au centre de toute transaction, même purement humaine et illogique ? Rien n’avait de sens. Ce monde n’avait pas de sens. Et pourtant…

    Pourtant voilà que je me retrouvais à patauger et m’enliser dans cette tourbe sanguinolente et abjecte avec une dévotion que j’aspirais sans faille et pourtant insuffisante. La volonté n’était pas le problème. La faille était… autre part. Cachée, invisible à mes yeux. Pour le moment.

    Incapable de percevoir cette vérité, incapable de faire un pas de plus, incapable même d’exprimer ma frustration, je finissais par m’effondrer à genoux dans cette mélasse carnivore. Le contact physique de nos deux chairs était sans doute le dernier lien qui me tenait en vie, à la manière d’un fil d’Ariane, empêchant la corruption de se répandre davantage. Si mon esprit voulait continuer, mon corps, lui, avait atteint ses limites.

    Je levais vers le nouveau phare de mon existence des yeux suppliants et mouillés de larmes.

    “ P-Pardon mère… Je crois… Je crois que j’ai échoué… ”
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