Cela faisait une paire d’années que Vraden n’avait pas honoré la belle cité de Courage de sa présence. Déambulant dans les rues tel un vulgaire touriste, il s’attardait soigneusement sur tous les détails qui auraient pu changer depuis la disparition de Mirelda et l’avènement d’un nouveau gouvernement. Bien évidemment, sa présence physique était rarement requise, le déploiement de nombre de ses gars lui permettant aisément d’obtenir les informations dont il aurait besoin, et ce, en quantité. Cependant, quel genre de potin aurait bien pu pousser l’Eau à se déplacer en personne ?

Un simple document, parvenu entre les mains d’un de ses gaillards. Un gigantesque coup de chance comme il en avait peu vu durant sa carrière au service des renseignements reikois. Le chaos et le désordre suivant la disparition de Mirelda créa une faille certaine dans le système politique de la République il y a de ça quelques mois. Des têtes ont sauté, et d’autres prirent leur place. Dans une précipitation peu contrôlée, ce qui aurait dû rester secret ne le fut pas forcément. C’est ce genre d’informations croustillantes qui pouvait faire sortir le serpent de sa tanière. Faisant preuve d’un culot sans borne, c’est ainsi que le maître espion aimait agir. Le torrent d’émotions qui vivait en lui lors de sa jeunesse s’était tarit, aussi ce genre d’opération presque suicide faisait partie du peu de choses qui lui apportait encore de la chaleur.

« Monsieur, vos documents je vous prie. »

L’arche menant à une des zones portuaires de la ville dominait deux gardes postés là, sans doute depuis trop longtemps. Leurs visages décrivaient une lassitude certaine, crée par une tâche bien trop monotone. Rester planté là, jour après jour, à contrôler des visages qu’ils auraient bientôt vite oublié, dans un cycle perpétuel. Ce qui était devenu un automatisme créa des failles dans leur droiture professionnelle. Aussi était-il plutôt simple de les berner pour quelqu’un comme Vraden.

« Bonjour messieurs, tenez. Vous trouverez dans ce sac toutes les marchandises répertoriées sur ce document. »

Déposant au sol le responsable de son mal de dos, les gardes découvrirent nombres de bouteilles et de denrées, destinées à être livrés dans une taverne bordant les quais. Tout cela fut bien évidemment une farce, ces documents lui ayant été fourni par un de ses gars en poste dans la ville. Le lieu de rendez-vous vers lequel se dirigeait Vraden était quelque peu excentré des zones les plus vivantes de la ville, aussi était-il facile de deviner que la garde en poste à cet endroit n’était pas la plus… regardante.

D’un geste de tête, le garde désigna la zone se trouvant derrière lui. Sans doute était-ce là un signe approbateur. Le maître espion balança son sac sur son épaule, et découvrit le paysage de sa prochaine scène. Des routes pavées se trouvaient ça et là, se rejoignant en haut de nombreux escaliers de pierre. Tous menaient au même endroit, vers nombres de pontons de bois baignés par le soleil matinal. Une quantité de petites mains s’afféraient déjà à leurs tâches quotidiennes, dans une ambiance qui correspondait bien aux premières lueurs du jour. Déprimante.

Sur une même note, l’Eau raclait le sol de ses bottes, se dirigeant lentement, mais sûrement, vers le point de rendez-vous prévu. Devenu maître pour se fondre dans les masses, pas un seul citoyen républicain ne lui accorda le moindre regard, tout comme le voulait l’ambiance générale. Toujours était-il qu’il n’avait aucune idée de si sa cible allait mordre à l’appât. Il s’agissait d’un gros poisson aujourd’hui, lui laissant peu de places à la manœuvre en territoire républicain.

Un de ses gars infiltré dans la pègre locale avaient mis la main il y a quelques mois sur un document de grande valeur. Le remaniement du gouvernement républicain souleva nombre de questions et de problématiques, la nomination de certaines têtes pensantes se fit dans la hâte, laissant quelques fuites dans son sillon. Bien que le maître espion ne doutait pas du professionnalisme des cadres républicains, il ne fallait pas être un génie pour déduire que cette tâche se révéla plus compliqué pour la population agissant dans l’ombre.

C’est ainsi qu’un document informant la nomination d’une nouvelle tête pour diriger les services de renseignements républicains parvint entre les mains du maître espion. D’une écriture fine, il signa ce document avant de le remettre à son subordonné une semaine plus tôt. L’objectif fut simple, la faire sortir de son trou et profiter d’un petit tête à tête. Une simple discussion, en apparence du moins. Deux cerveaux servant à la même tâche, dans deux contrées différentes, s’affairant à triturer les nerfs de l’autre pour obtenir le délicieux nectar que représentait l’information. Ce serait sans doute un jeu amusant.

Désormais assis sur un ponton, fixant le soleil levant, l’Eau s’amusait à agiter ses jambes, tel un enfant. Aucune nouvelle de son agent ne lui était parvenu depuis l'attribution de sa tâche. Un énième coup de poker dans la carrière tumultueuse d'un des maîtres espions du Reike. Attendant patiemment son invitée qui ne viendrait peut-être jamais, il réfléchissait déjà à toutes les portes de sortie qui pourraient se présenter autour de lui en cas de pépin.

Mot écrit sur le document:

Les deux côtés d’une même pièce

Il y a des jours avec et des jours sans. Ce qui rendait ce monde plus pénible qu’il ne l’était actuellement, c’était qu’il y avait beaucoup plus de moments sans que de moments avec… Depuis la mort de Mirelda et sa nomination au poste de directrice du SCAR, beaucoup de choses étaient en train de se passer, allant de ses moments de déprime à son nouvel objectif de dominer la pègre de Courage. Il fallait croire que les dieux trouvaient qu’elle s’ennuyait beaucoup trop, alors voilà qu’ils étaient en train de lui donner de nouveaux objectifs dans la vie.

Le problème, actuellement, c’était qu’elle avait surtout l’impression de se battre contre la république elle-même. Pourtant, en tant que directrice de l’agence d’espionnage de cette même république, jamais cela n'aurait dû lui traverser l’esprit un jour. Mais elle était désormais obligée d’en arriver à cette extrémité. À la suite de la nomination du nouveau président, un changement de budget avait eu lieu : le SCAR était devenu une priorité, laissant entrer l’argent comme jamais. Mais c’est justement ce changement qui avait créé un certain malaise chez Orifa. Si son organisation avait pour seule et unique vocation la république, peu importait qui serait à la tête de celle-ci. Alors il fallait trouver une solution pour éviter la dépendance aux aléas de la gouvernance. Évidemment, ce n’était pas une solution qui pouvait être trouvée du jour au lendemain. Il fallait également s'assurer de ne jamais devenir des mercenaires ou de vendre des informations confidentielles pouvant compromettre l’intégrité de la république. La pègre était un bon compromis. Beaucoup ne verraient certainement jamais tout cela d’un bon œil, et ils auraient bien raison. Pourtant, être espion, ce n’est pas seulement suivre les ordres ; ça, c’était pour les soldats. Ce qui est attendu, c’est d’être capable d’avoir un niveau de réflexion suffisant pour comprendre ce qui est attendu et de tout faire pour y parvenir. Les dirigeants n’avaient que faire des manières tant que les résultats étaient là, mais il fallait aussi être capable de se savoir jetable en cas de problème. Sûrement que le vice-président Soren accepterait son plan ; il avait connu la vie en dehors des cuillères en argent. Pourtant, s’il était au courant et qu’il validait le plan, alors ce serait à lui d’assumer la responsabilité de tout ce qui allait suivre.

Certainement, il avait travaillé dans l’ombre pour lui donner sa promotion amplement méritée. Une chose était sûre entre les deux : si l’un montait, l’autre devait suivre. Mais en cas de chute inévitable, c’était chacun pour soi. Elle ne l’entraînerait pas dans sa chute et, si la république décidait que ces crimes allaient bien au-delà de ses fonctions, alors il ne serait pas question de fuir une nouvelle fois la justice.

Alors qu’elle était dans le bureau du Baron, voilà qu’une lettre lui fut déposée par un garçon de course. Cette dernière était scellée, prouvant que personne d’autre en route n’avait eu le courage de lire son contenu. Étrangement, il n’y avait pas d’indication de qui était la destinatrice, mais si c’était le cas, cela ne pouvait que prouver l’importance du sujet.

Ouvrant le document tout en laissant le reste de son travail de côté, elle s'étouffa rapidement en lisant le contenu. C'était la deuxième fois qu’elle entendait parler de ce qu’il y avait écrit là-dedans ; la première fois, c’était Arès, le maire de la ville, et voilà qu’un ou une inconnue était en train de lui faire la fleur de lui donner le document en question. À première vue, c'était l'original, autant dire que ce n’était pas quelque chose d’anodin.

Il lui fallait donc attendre sept jours pour pouvoir rencontrer ce mystérieux écrivain. Entre-temps, elle était retournée au QG du SCAR pour déposer en lieu sûr toutes les preuves. Un jour, cela pourrait toujours lui servir. L’attente qui suivit fut d’une grande difficulté : devoir prendre sur soi aussi longtemps sans savoir d’où pouvait provenir la menace… Est-ce que cela allait être dévoilé au grand public ?

En arrivant au lieu du rendez-vous, elle avait évidemment avec elle sa machette cachée dans son dos ainsi que plusieurs de ses couteaux dissimulés au niveau de ses cuisses. L’homme était de dos, assis sur le ponton ; à première vue, il semblait sans défense, mais comment aurait-il pu avoir toutes ces informations ? Retirant son masque pour le glisser dans une poche à l’arrière, elle commença à marcher sur le ponton. Il y avait de grandes chances qu’il sache déjà qu’elle était là.

- C’est une bien belle façon d’inviter une dame à un rendez-vous galant. Je dois bien avouer que c’est une première pour moi de recevoir un tel cadeau.

S’arrêtant derrière lui sans chercher à se montrer menaçante, elle avait les bras croisés autour de ses hanches, prête à dégainer l’un des couteaux cachés sous sa jupe. Sa cape commençait déjà à battre lentement dans le vent, laissant son parfum imprégner l’air ambiant.

- Je ne sais pas comment tu as su pour ma position dans la pègre, ni comment tu as obtenu ce document… Je dois bien admettre ne pas comprendre ce que tu cherches. Si tu espères me faire changer avec tout cela, c’est que tu n’as pas bien fait tes recherches… Une identité n’est qu’un outil pour moi, rien de plus.

Le problème, c’est qu’elle n’avait pas réussi à trouver quoi que ce soit sur lui avant cette entrevue, ce qui la plaçait dans une position délicate — et c’était rare pour elle d’être sur la défensive.

- Peut-être serait-il de bon ton de commencer par te présenter ? Puisqu’à première vue tu as assez d’informations pour que je n’aie pas besoin de perdre mon temps à cela.