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La brise marine caressait le visage pensif de la Perfectionniste tandis qu'elle observait l’horizon. La mission qui lui avait été confiée par le Conseil était d’une simplicité qui ne lui déplaisait pas. Pendant un instant, les yeux levés vers le ciel gris, une mimique ironique perturba ses traits parfaits jusque-là gage d’une bienveillance avenante. Tous ces vieux snobs rechignaient à voyager en dehors des grandes villes Républicaines, et elle s’était donc empressée d’accepter la mission qu’ils tentaient de lui imposer. Ceux-ci s’étaient mis à questionner sa loyauté envers la République et l’Université depuis la disparition de la Dame : croyaient-ils réellement qu’elle ait pu faire partie du complot ? Même s’ils ne se risqueraient jamais à lui en parler frontalement, son ascendance angélique – mille ans de bons et loyaux services pour… ça ?! – et son absence lors de l’attaque de Liberty lui portaient préjudice – même s’ils oubliaient facilement qu’elle était due à une mission de haute importance commandée par la Dame. Cette accusation délivrée à demi-mots entre deux phrases et quelques regards appuyés l’avait mise dans une colère noire. Elle s’était néanmoins contentée de leur sourire aimablement et leur avait promis de trouver le véritable coupable.

Même si elle avait accès à plus d’informations que la Marine ou le SCAR, les données de cette mission navale lui étaient partiellement cachées – ce qui révélait encore une fois la méfiance humiliante des autres membres du Conseil. À moins que ceux-ci ne soient eux-mêmes désemparés devant l’initiative des Enfants de la Dame dont l’objectif officiel aurait été de livrer un « colis » à la base militaire de l’île Jardin. Quoi qu’il en soit, cette mission était un échec cuisant pour la République : les quatre navires de Magic avaient été détruits et tous les équipages, dont six mages d’élites réputés pour leurs capacités exceptionnelles, leur discipline et leur professionnalisme, étaient portés disparus, ou plus certainement morts au combat. Mais quel combat ?

La signature magique des bateaux les mena en haute mer, au large des îles, où l’équipage du Parangon de Justice – un immense bateau luxueux qui ravissait la Pléiade – venait de repérer des débris appartenant sans aucun doute aux vaisseaux disparus. Ils passèrent près de deux heures à chercher des indices pouvant expliquer une telle débâcle avant de tomber sur deux survivants épuisés qui s’accrochaient tant bien que mal à une planche pourrie. La chance finissait par leur sourire : les deux pauvres hères étaient deux des mages de la Dame ! La Doyenne du Cursus oratoire, trépignant d’impatience tandis que l’équipe de sauvetage les remontait sur le pont, se précipita vers eux dès qu’ils furent en sécurité. Leurs dents claquaient à cause du froid et de la fatigue, et elle comprit qu’ils étaient également choqués par leur aventure catastrophique ; elle se contenta donc dans un premier temps de les frictionner avec des serviettes sèches pour les réchauffer. L’ange entreprit ensuite de les soigner avec sa magie de lumière. Leurs plaies se refermèrent lentement ; les os se reconsolidèrent, les épaules se réemboîtèrent ; heureusement pour eux, aucune lésion mortelle ne leur avait été infligée, ce qui lui permit d’éviter une trop grande dépense d’énergie. Ils étaient surtout affaiblis par les conditions dans lesquelles ils s’étaient retrouvés, ballotés pendant des jours sans eau ni nourriture sur un vulgaire morceau de bois flottant…

Inâna se rendit vite compte que leur état mental était bien plus instable qu’elle ne l’avait d’abord pensé – il était normal qu’en de telles circonstances, les victimes tiennent des propos loufoques ou des réactions exagérées, mais les deux mages affichaient des mines terrifiées. Leurs yeux craintifs continuaient de rouler dans leurs orbites comme s’ils s’attendaient à être de nouveau attaqués à tout instant par un redoutable ennemi. Se sentant impuissante, elle proposa de les emmener dans une cabine afin qu’ils puissent se reposer convenablement. Peut-être que le sommeil leur permettra de retrouver un peu leurs esprits… Elle doutait néanmoins que cela leur suffirait.

La magicienne aidait à relever les deux blessés lorsqu’elle entendit des cris vers la proue du navire. Soudain alerte, la Perfectionniste confia les mages aux deux mousses avec qui elle était et parvint à la proue de l’embarcation au moment où le colosse mort-vivant de Vandaos hurla sa rage sadique d’outre-tombe à la face des intrus. Il ne fallut pas beaucoup plus de temps pour voir sa masse s’écraser sur leur chair moite dans un bruit déplaisant. La Pléiade vit également l’agent des Effraies d'acier chargé de l’enquête lancer des… os… sur les créatures monstrueuses. La vue de ces bêtes odieuses lui laissait un goût acerbe dans la bouche. Ces poissons humanoïdes, tout de cartilages, d’écailles et d’arrêtes grises, poussaient des sons gutturaux affreux et lui inspiraient un dégoût intense. Elle reconnaissait là l’œuvre du Titan Kaiyo : incapable de la moindre élégance, ses monstres, malgré une agilité et une efficacité redoutable, étaient d’une laideur repoussante. Ils représentaient l’essence même de la perversion marine, la prolifération incontrôlée d’une vie chaotique qui n’avait pas lieu d’être. Elle détestait profondément les créations de ce Titan ; ce fut donc avec une certaine exaltation qu’elle canalisa sa magie afin de créer des lames de lumières tangible qu’elle envoya sur les Profonds qui avaient réussi à esquiver les attaques de ses compagnons.

La première salve lancée avec succès, l’ange profita de la brèche ouverte par leurs attaques mortelles pour vérifier que les mages étaient hors de danger. Ceux-ci commençaient à réaliser ce qui se passaient et paniquaient ; leurs réactions montraient clairement que ces bestioles faisaient partie des horreurs qu’ils durent affronter. Et d’autres continuaient de grimper sur le navire – partout où elle regardait, les Profonds apparaissaient par-dessus le bastingage, leurs têtes déformées et gonflées rivées sur eux. Les rescapés s’agitaient et, perdus dans leur folie, tentaient de s’échapper des mains protectrices des hommes de Vandaos. La Perfectionniste revint vers eux pour les aider à soutenir les Enfants de la Dame traumatisés. Elle leur parla d’une voix douce et rassurante, ce qui permit aux deux hommes de les trainer jusqu’à un escalier menant aux quartiers d’équipage.

L’un des poissons difformes la surprit alors en l’étranglant par derrière. L’ange glapit de peur et eut un haut-le-cœur lorsqu’elle sentit ses bras visqueux sur son cou – ainsi que son odeur nauséabonde d’algue en décomposition. Même la marionnette de muscles du Contre-Amiral sentait moins fort ; elle avait droit à une véritable infection, et l’être répugnant avant décidé de lui faire un câlin !

En désespoir de cause, incapable de se concentrer pour appeler la magie, elle lui mit un coup de coude dans les côtes, qui ne fut néanmoins pas assez puissant pour le faire lâcher prise. Le Profond grogna simplement et raffermit sa prise sur son cou fragile. Braillant son aversion, la Perfectionniste enchaîna les mandales en gesticulant de plus belle. Pieds, mains, hanches, tête, elle déstabilisa suffisamment la bête pour l’étourdir, et c’est au bout de plusieurs minutes d’une lutte intense qu’elle réussit à s’échapper de son emprise. Verte de rage et puant le poisson, elle activa ensuite un sort de contrôle mental avant de lui mettre une gifle monumentale.

– Va défoncer tes frères d’arme, résidu de cul de marin ! Hurla-t-elle avec une inélégance saisissante.

L’être océanique se détourna de sa proie et s’en prit à son voisin stupéfait. Reprenant sa contenance dans un souffle, la Pléiade se calla devant l’escalier afin de défendre le passage, lançant des lames de lumières sur tous les Profonds qui s’approchaient d’un peu trop près.

Message n°1

Le Contre-Amiral du Parangon de Justice rejoignit rapidement la Perfectionniste à tribord, profitant de sa couverture de lames lumineuses pour conjurer son affreux sort de nécromancie. L’ange n’aimait pas vraiment la magie noire, qu’elle trouvait disgracieuse, brutale, sans style. Un vrai gâchis scénique. Cela la mettait en outre très mal à l’aise d’utiliser les dépouilles de soldats défunts comme chair à canon, même si elle savait que ceux-ci ne ressentaient plus rien, à part peut-être une certaine forme d’avidité, comme chez ce fameux guerrier-garde-du-corps qui accompagnait Vandaos partout où il allait. Bref, elle fit la grimace et força un petit sourire devant son… « compliment » maladroit. Comment ça, elle n’avait pas perdu la main ? N’avait-il jamais vu les spectacles qu’elle produisait à Liberty ? Décidément, les nécromanciens étaient des rustres qui n’avaient aucun sens de l’esthétique. Et son autre compagnon lui donnait la nausée avec sa technique osseuse : le voir sortir des os pointus de ses paumes… Pour éventrer ses hommes-poissons répugnants… Elle déglutit difficilement sa salive tandis que des frissons de dégoût parcouraient son échine. Ses ailes tremblaient désespérément tant son envie de fuir par les airs était puissante.

L’oiseau élémentaire de Fallenswords surplombait maintenant le navire et carbonisa les ennemis qui grimpaient encore à bâbord. Le cœur de la Perfectionniste manqua un battement lorsqu’elle vit les flammes lécher la coque de leur moyen de transport, ce bout de bois creux flottant, heureusement recouvert de mithril, se rappela-t-elle de justesse avant de tourner de l’œil. La chaleur monta d’un coup ; par réflexe, se rendant compte après coup de son erreur, elle ferma les yeux pour se protéger. Un Profond profita de son inattention pour abattre sa rapière rouillée recouverte de coquillages sur ses bras étincelant de magie ; elle hurla de peur tout en formant précipitamment un bouclier de lumière devant elle, ce qui fit rebondir l’arme dans un « bong » retentissant. La créature, déstabilisée par ce mouvement inattendu, recula en grondant et s’apprêtait à la charger de nouveau lorsqu’une masse tenue par un bras en décomposition s’écrasa sur la tête de la chose, le tuant dans un « sploch » disharmonieux. L’un des morts-vivants de Vandaos venait de la sauver. Elle souffla puis vit du coin de l’œil l’Effraie s’approcher de leur groupe après s’être débarrassé des derniers Profonds de la proue. Les marins à qui elle avait prêté main forte au début de l’assaut revinrent à ce moment des quartiers avec leurs armes. Ils attaquèrent bravement leurs adversaires en poussant des cris d’encouragements, et la Pléiade, ragaillardie par leur ardeur, en fit tout autant.

Malgré leur manque cruel de délicatesse, il fallait bien reconnaître que ses compagnons étaient diablement efficaces. Elle était heureuse d’avoir une équipe compétente en plein milieu de cette soupe malodorante et pleine de mauvaises surprises.

Leurs attaques combinées commençaient à faire leur petit effet. Les Profonds ne grimpaient plus sur le bateau. D’un côté, les corps s’amoncelaient sur pont, formant des flaques noirâtres de bile et de petits poissons gluants. De l’autre, les cadavres à moitié carbonisés par le sort de la Lieutenante infernale exhalaient une épaisse fumée noire, dont l’odeur nauséabonde laissait imaginer qu’ils étaient aussi toxiques qu’écœurants. Décapitant l’un des monstres qui restaient devant eux, la Pléiade recula vers les escaliers pour avoir un meilleur angle de tir ; elle canalisa ensuite son mana afin de matérialiser une pointe de feu divin de la taille d’un petit javelot, qu’elle lança finalement de toutes ses forces sur l’un des opposants positionnés juste derrière le Contre-Amiral. L’arme improvisée se ficha dans l’œil de l’horreur marine et le fit basculer par-dessus le bastingage dans un cri guttural presque pathétique.

– Oh... Je… je crois que nous avons gagné, haleta l’ange essoufflée.

Une goutte non-identifiée coula le long de sa tempe, qu’elle s’empressa d’essuyer avec sa main : de la bile de poisson. Évidemment. La professeure de Magic fit une moue tremblante en secouant sa dextre frénétiquement quand elle se rendit compte qu’elle était aussi visqueuse et collante. Elle serra des dents puis apostropha le Contre-Amiral :

– Que dites vous que j’essaye de calmer les mages rescapés, les nourrir, leur apporter un peu de réconfort, avant de les interroger sur ce qu’il s’est passé ici ? Manifestement, quelque chose de très mauvais leur est tombé dessus, et si ce nid de Profonds nous a attaqués aussi rapidement… Peut-être qu’il y a autre chose sous nos pieds… La Perfectionniste s’efforça de ne pas faire vaciller sa voix – en vain. Imaginer quelles abominations les attendait dans les profondeurs océaniques lui donnaient envie de pleurer. Apaiser les mages… C’était surtout elle qu’elle cherchait à rassurer ! Gardant le peu de sang froid qui lui restait après cet épisode effrayant, la Pléiade attendit la réponse de l’intéressé en faisant un petit sourire à l’équipage et à l’Effraie demeuré un peu en retrait.

Message n°2

La Perfectionniste eut la plaisante surprise de voir Vandaos lui tendre un mouchoir brodé lorsqu’elle manifesta son dégoût prononcé face aux restes visqueux des Profonds. Ses yeux brillèrent d’une gratitude non-feinte tandis qu’elle acceptait le présent avec grâce – elle se rendit alors compte que Vandaos et elle partageaient peut-être plus de choses qu’elle ne l’avait d’abord pensé, au vu de son utilisation de la magie noire qu’elle trouvait inélégante et, il faut le dire, particulièrement repoussante.

– Merci, Contre-Amiral, lui murmura-t-elle en s’essuyant le front et les mains grâce au tissu offert.

Elle soupira ensuite en l’écoutant proposer d’inspecter les épaves sous leurs pieds. Sa nature marine était un véritable atout pour cette mission : elle-même n’avait que peu d’affinités avec l’eau, préférant de loin voler librement dans les cieux que nager dans les profondeurs obscures d’une mer capricieuse. Elle était donc soulagée qu’il se porte volontaire pour cette épreuve quelque peu dangereuse. Elle hocha la tête et descendit dans le quartier des équipages où les matelots du Parangon de Justice avaient emmené les mages survivants lors de l’attaque des Profonds. Ceux-ci ne semblaient pas aller mieux. Ils tremblaient de tous leurs membres, claquaient des dents et roulaient des yeux affolés dans leurs orbites.

– Pauvres petites choses… Geignit l’ange en leur caressant la tête. Passant une main sur leur front, elle put remarquer qu’ils avaient un peu de fièvre ; elle pinça ses lèvres charnues puis continua d’une voix douce : Mes enfants, vous êtes en sécurité maintenant. Je vais vous préparer quelque chose à manger à la cuisine, cela va vous aider à vous sentir mieux.

Sur ces paroles qu’elle espérait réconfortantes, la Pléiade descendit à l’étage inférieur où se situait les cuisines, un large espace bien équipé où s’affairait le Chef – et pas l’un de ces ploucs de navires civiles, un véritable Chef étoilé, signe qu’ils étaient tout de même sur un navire de grande classe – dans la préparation du déjeuner. Elle s’approcha de lui et demanda de lui préparer deux portions de soupe, accompagnés de pain au fromage, lui expliquant rapidement la situation. Ni une, ni deux, le cuisinier lui fit un signe d’approbation, et dans des gestes précis, presque acrobatiques, il lui servit ce qu’elle lui avait commandé sur un plateau (pas en argent, mais c’était tout comme).

Satisfaite, le remerciant pour son efficacité, la Perfectionniste, affublée de son plateau bien garni, remonta au quartier d’équipage. Elle croisa au passage l’Effraie d’Acier chargé de l’enquête :

« Ho, MAGIC, v’nez par là, vos collègues ont besoin d’votre attention »

La Pléiade plissa des yeux devant autant de vulgarité. Lui, en plus d’avoir une magie abjecte, était désagréable, dénué de toutes les connaissances civiques les plus basiques. Quel garnement. Elle lui répondit donc du tac-au-tac d’une voix sèche :

– À votre avis, qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je m’amuse à jouer les servantes pour le Contre-Amiral pour le plaisir ?

Malgré son agacement, la Pléiade suivit l’enquêteur jusqu’aux couchettes où les pauvres victimes de l’attaque mystérieuse continuaient de grelotter, assis côtes à côtes, les yeux perdus dans le vide. Avec toute la brutalité naturelle dont il était capable, l’Effraie commença son interrogatoire d’un ton bourru, faisant sursauter les deux mages à la psyché fragile. La Pléiade posa hâtivement le plateau sur la couchette d’à côté : devant ce manque d’empathie flagrant – qui les desservirait assurément si leurs témoins se mettaient de nouveau à paniquer – elle émit un sifflement désapprobateur et osa même lui mettre une petite tape derrière la tête :

– Inspecteur ! Ne vous a-t-on jamais appris les bonnes manières, d’où vous venez ? Laissez-les donc manger un peu ! Ils viennent de passer des jours et des jours accrochés à un morceau de bois dans des eaux glaciales, ballotés par les éléments comme de vulgaires déchets… Pendant qu’elle parlait, l’ange donna à chacun de ses nouveaux protégés un bol de soupe et une cuiller. Tenez, mangez, cela va vous faire du bien. Elle rapprocha ensuite un tabouret des couchettes afin de se positionner à leur niveau, juste en face d’eux. Ne faites pas attention à cet énergumène, elle lança un regard désapprobateur à Froussard, il peut paraître rustre, mais il est là pour vous aider. Prenez votre temps.

Un peu rassénérés par ces actes de gentillesse, les deux Enfants de la Dame commencèrent à manger. Très vite, leur appétit revint, et ils se mirent à dévorer les plats, puis, dans leur concentration primaire, ceux-ci arrêtèrent enfin de frissonner. Quand ils eurent fini, l’ange leur tendit le pain fourré, les encourageant au passage à répondre à la question de l’inspecteur. Le mage de gauche déposa son bol vide à côté de lui et prit enfin la parole d’une voix peu assurée :

– Je… hm. Je m’appelle Velius, et lui, il désigna de sa main libre son collègue grâce à son pouce tendu, c’est… Arb. Je suis un mage de l’ombre spécialisé dans les illusions… et responsable de la Corvette L’Ombre… Lui de la Frégate Le Gardien…

La Pléiade fit un sourire hautain à Froussard : ses yeux lui disaient clairement « je vous l’avais dit, tête de nœud ». Le mage aux cheveux noirs s’était néanmoins arrêté de parler. Sa bouche frémissait dans un rictus choqué ; finalement, il prit une grande inspiration, puis continua en fixant son morceau de pain :

– Les… les Profonds ? Il ricana nerveusement. Si seulement… Non, ce… ce sont des Pirates… La manière dont il avait prononcé ce dernier mot laissait entendre toute la haine et l’effroi que lui procuraient la remémoration du douloureux souvenir.

La professeure émérite de Magic fronça les sourcils. Des Pirates ? Mais alors, et ces créatures abominables ?

– Ce… ce n’est pas tout… Un crabe… géant… Le mage se remit à gesticuler. Et le spectre… Un hoquet le prit soudainement et l’empêcha d’en dire davantage. Il éclata en sanglots. La Pléiade le prit instinctivement dans ses bras, caressant sa tête à la manière d’une mère avec son enfant.

– Oh, ooooh… tout doux, tout doux, vous êtes en sécurité ici. C’est fini. Nous sommes là pour vous aider, pour vous soigner. Là, là.

La Pléiade regarda du coin de l’œil l’Effraie encore debout à côté d’elle. Ses yeux trahissaient une inquiétude grandissante.

Message n°3

Ainsi agenouillée face aux mages convalescents au moment où elle prit Velius dans ses bras, la Perfectionniste eut l’occasion de voir le Contre-Amiral rejoindre précipitamment sa cabine. Avant d’en ressortir quelques instants plus tard affublé d’un simple peignoir de coton raffiné. Son empressement dédaigneux et la détermination qui brillait dans ses yeux ne lui laissait aucun doute : Vandaos allait plonger pour chercher des indices. Autant de panache la fit évidemment sourire, ce qui, apparemment, n’était pas au goût de tout le monde vu le regard méprisant que lui lança l’orc lorsqu’il passa du blondinet à son propre minois. Elle lui rendit son œillade en plissant des yeux. Les deux compères n’étaient définitivement pas faits pour s’entendre. Que pouvait bien penser cette baleine à la peau ridée, sans aucun doute capable de lui décoller la mâchoire en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ? Certainement pas des paroles d’amour, comme l’imaginait la Pléiade.

L’enquêteur se détourna néanmoins bien rapidement d’elle quand il tiqua sur le dernier mot prononcé par le mage de l’ombre. L’ange non plus s’en était inquiétée, et avec raison, vu la réaction des deux survivants à la mention de ce « spectre » : Velius fondit en larmes, inconsolable dans ses bras maintenant trempés, et Arb, à son tour, quand il tenta de leur expliquer cette apparition en se replongeant dans ses souvenirs, se mit à convulser d’horreur. Ses yeux tournèrent dangereusement dans leurs orbites et l’Effraie – toujours en bougonnant – lui fourra un cylindre osseux dans la bouche pour qu’il ne se morde pas la langue juste avant qu’il ne s’écroulât sur la paillasse derrière lui. La Perfectionniste l’observa sans réagir, l’air chagrin, à la fois dégoûtée de telles manières et soulagée que son compagnon d’infortune ait réagi aussi vite. Face à une syncope, c’était en effet la seule chose à faire. Elle relâcha donc doucement Velius qui se calmait un peu pour allonger correctement Arb sur la couchette. Elle prit soin de le positionner sur le côté, histoire qu’il ne s’étouffe pas en cas de nausée. L’ange, concentrée sur l’effort, était de plus en plus tentée par un sort de contrôle mental radical qui obligerait les deux rescapés à lui raconter en détail leur aventure – ce qui serait fatal pour leur esprit déjà trop fragile. Elle repoussait cette option au plus profond d’elle-même à chaque fois qu’elle revenait la hanter ; mais l’idée l’assaillait de nouveau un instant plus tard ; et elle la rejetait encore et encore avec force, de plus en plus difficilement, avec de moins en moins de conviction. Rendue fébrile par son dilemme intérieur, la Perfectionniste attrapa Velius par les deux bras et le secoua tout en s’écriant :

– Allons, Velius ! Vous êtes un fier soldat de la Dame, l’élite de cette Nation ! Reprenez-vous et dites-nous ce que vous savez. Qui est ce spectre ? Qu’a-t-il fait ? Je vous promets qu’après cela, nous vous laisserons en paix. Nous rentrons en République, à l’Université, dans notre foyer, parmi les vôtres. Qui est-ce !

Le mage aux cheveux noirs sanglota encore un instant, les yeux perdus entre ses pieds, laissant sa tête brinqueballer au mouvement imposé par la Pléiade. Il finit par reprendre un peu ses esprits : relevant la tête, inspirant d’un coup, il chassa les larmes qui coulaient sur ses joues puis débita très vite ce dont il se souvenait :

– Les-Pirates-et-les-Profonds-puis-le-Crabe-géant-qu’on-a-réveillé-à-cause-des-affrontements-mais-le-pire-le-pire-le-pire-c’est-son-maître-le-spectre-la-la-la-VOILÉE ! AAAAAHAAAAAHOUHOUHBOUHouhou… Velius fondit de nouveau en larmes et plongea son visage dans ses mains, inconsolable.

– La Voilée ?! Glapit la Perfectionniste, qui se remit à le secouer tandis qu’Arb mordait frénétiquement sur le morceau d’os en poussant des gémissements de dément.

– Tout… tout devint brumeux… puis noir… Une nuit noire en plein jour… articula-t-il avec difficulté, la tête toujours cachée dans ses mains. La Pléiade dût quasiment se coller à lui pour bien comprendre ce qu’il racontait. Et… Tout d’un coup… son… son… SON RIRE ! Velius se redressa brusquement, manquant de peu de se cogner contre le nez de la professeure de Magic qui se recula en poussant un cri de surprise. ELLE RÉANIMA LES MORTS ! Son rire… Les yeux du mage cherchaient frénétiquement un point d’accroche qu’ils semblaient incapables de trouver, comme s’il était soudainement devenu aveugle et cherchait désespérément la lumière. Il était partout… Et elle… Velius se calma soudainement, l’œil ayant trouvé son accroche – la poitrine de la Perfectionniste –, puis se contenta de murmurer en boucle : si grande… si imposante…

La Perfectionniste eut un mouvement de repli condescendant avant de réaliser avec embarras qu’il ne la voyait plus vraiment. Son esprit était sur le point de se fracturer. Et elle avait encore besoin de lui pour localiser le « paquet » à livrer de Magic ; car, certes, l’histoire de la Voilée était impressionnante, et elle était heureuse de ne participer qu’à l’enquête de reconstitution, le Conseil avait néanmoins des directives bien claires qu’elle ne pouvait négliger. Décidant de leur laisser une pause bien méritée, la Pléiade frictionna hâtivement Velius pour le rassurer puis se releva d’un coup. Elle entreprit ensuite de fouiller les sacs alentours (sans aucune gêne pour l’intimité des marins) à la recherche d’un instrument de musique – l’équipage devait bien en avoir un quelque part, pour s’occuper, non ?

Elle finit par dénicher une petite flûte melornoise en bronze qu’elle porta à ses lèvres après l’avoir stérilisée avec un sort de feu. Une mélodie joyeuse emplit la pièce, mimant les notes populaires des chants universitaires de Magic – son objectif étant de calmer les pauvres hères épuisés obligés de revivre le traumatisme dont ils venaient de réchapper. Décidément, un contrôle mental bien orchestré aurait été rudement plus efficace, même s’il aurait fallu trouver un moyen de se débarrasser des légumes qu’ils seraient devenus. Après tout, ils les avaient déjà sauvés de la noyade, alors une mort accidentelle en pleine mer…

On y verrait que du feu, non ?

Message n°4