16 janvier de l’an -12, 19:02

La Perfectionniste posait les dernières décorations – des lys qui, par leur blancheur immaculée, symbolisait l’innocence et la pureté (toute relative) de ses invités – sur les deux grandes tables nappées de dentelle qui lui faisaient face. Elle recula d’un pas pour observer son œuvre, et après un mouvement satisfait, elle se servit un verre d’alcool elfique depuis le bar en bois verni qui se trouvait au fond de la pièce. Elle s’assit ensuite sur son fauteuil – reconnaissable par sa différence de taille et d’ornementations – qui présidait la table du fond. L’ange se trouvait dans l’une des salles de réunion de l’Université que les professeurs et les Pléiades pouvaient réserver ; c’était une habitude, chez elle, d’organiser deux dîners au cours de l’année afin de récompenser les élèves qu’elle trouvait méritants. La directrice du Cursus des Arts Oratoires et Physiques magiques s’était mise sur son trente-et-un pour l’occasion : une robe de soie blanche moulait son corps longiligne, dont le col de dentelle laissait un espace en forme de cœur pour son décolleté plongeant. Ses longues manches brodées se terminaient en pointes dentelées, mimant la forme délicate des feuilles de rose, qu’elle cachait mollement avec un châle de sa propre fabrication. Aussi léger qu’un nuage, celui-ci était tissé avec un sort de lumière, ce qui le rendait iridescent. Son miroitement laissait parfois apparaître des motifs floraux. L’ange avait positionné une petite tiare en argent sur ses boucles lâches et ses trois paires d’ailes immaculées, aujourd’hui exemptes de toutes ornementations, complétait son apparence voluptueuse.

Ce soir, donc, pour la sept cent quatre-vingts cinquième fois, se déroulait la grande soirée privée des élites étudiantes de la Perfectionniste. Et cette année, elle avait le bonheur d’être accompagnée de l’une des élèves les plus intéressantes à qui elle avait enseigné depuis de nombreuses années : Tullia Ironsoul dont le club de partages de connaissances et de débat était aussi célèbre que mystérieux. La jeune drakyn était venue la voir il y a de cela quelques temps afin qu’elle l’aide à monter ce club, puisqu’il s’agissait principalement d’un lieu d’échanges où des compétitions de débat public se déroulaient à la fin de chaque semestre – et cette année, le duel final s’était avéré explosif et très populaire. Tous les Cursus en parlaient : une véritable petite bombe sociale. Elle ressentait un vif plaisir devant la vision de tous ces étudiants en effervescence. L’ange sentait bien que le moral général de l’école en était affecté. C’était fascinant et enthousiasmant. Et aussi très excitant : Combë Nulë possédait en effet une face cachée, un secret bien gardé qui lui était évidemment connu et dont elle voulait en tirer des bénéfices.

C’était un superbe réseau d’espionnage. Au sein de l’Université, certes, mais pour une Pléiade, il s’agissait là d’une mine d’or qu’elle ne pouvait que convoiter. Il n’y avait pas que des élèves et des professeurs dans le château : visiteurs républicains, personnel divers, ambassadeurs, membres du gouvernement, inspecteurs, bon nombre de personnalités allaient et venaient tous les jours, et il était difficile d’être à jour de toutes ces incursions tout en gardant un œil sur les cachotteries des élèves. Avoir des rapports réguliers de Tullia lui laissait donc l’opportunité de se concentrer sur les hontes et les plaisirs inavoués de ses collègues. Son Empire de Rumeurs et de Faux-semblants serait alors indestructible.

Justement, quelqu’un toqua à la double-porte de la salle de réception. L’un des deux serviteurs qu’elle avait embauché pour la soirée, habillé élégamment pour ne pas faire tache dans le décor, s’empressa d’ouvrir, tandis que la Pléiade, dans un frou-frou soyeux, se tournait sur son siège recouvert de velours afin de vérifier qu’il s’agissait bien de Tullia. Elle avait effectivement sollicité la présence de l’héritière des Fëalócë avant le grand repas pour discuter avec elle de Combë Nulë. L’ange voulait également lui parler d’une petite affaire, histoire de vérifier l’efficacité de son réseau d’espionnage…

Ce soir, vingt élèves triés sur le volet seraient présents au dîner, dont cinq faisaient partie de Combë Nulë. Comme elle donnait des cours de langue à tous les Cursus, ceux-ci ne provenaient donc pas exclusivement du sien – à l’instar de Tullia – et possédaient forcément des secrets que la Perfectionniste ne connaissait pas encore. Certains pouvaient se révéler fort utiles, vu qu’il s’agissait souvent des derniers nés des Grandes Familles républicaines, ou plus rarement, de riches étrangers venus s’implanter sur le territoire. Trois élèves l’intéressaient donc particulièrement cette année : l’énigmatique Fiodor Wessex, de la famille optimate, dont les rumeurs allaient bon train quant à ses activités douteuses dans les cachots du manoir familial ; la joyeuse Naya Mordonov, une elfe de Melorn beaucoup trop riche pour que ce ne soit pas suspect ; et enfin le rachitique et très jeune Eric Highgate qui l’intriguait pour son mutisme buté. Tous possédaient des dons exceptionnels pour la magie ; qu’ils soient des imposteurs ou de véritables génies, la Perfectionniste devait découvrir leurs sombres secrets, de façon à s’assurer une place indispensable dans leur future carrière.

Et ce fut bien la Présidente et fondatrice du Club Combë Nulë qui apparut sur le seuil de la porte. Délaissant son verre en cristal, la Perfectionniste se leva pour l’accueillir pendant que son serviteur refermait la double-porte après l’avoir annoncé d’une voix trainante.

– Ah, Mademoiselle Ironsoul, quel plaisir de vous voir ! La salua-t-elle avec enthousiasme. Elle s’approcha pour lui serrer doucement la main du bout de ses doigts fins parfaitement manucurés.

Sans lâcher sa main, elle la guida vers les tables prêtes à accueillir les invités, et lui indiqua le siège à la droite du sien.

– Merci d’être venue plus tôt. Nous pouvons donc faire un petit bilan de ce que le Club a réussi à accomplir jusque-là. Le dernier débat, par exemple : qu’en avez-vous pensé ? J’aimerais d’abord connaître votre ressenti avant d’exposer mes propres remarques. Et après cela… L’ange lui fit un petit sourire malicieux. J’aimerais beaucoup vous proposer un défi pour ce soir.

La Pléiade claqua des doigts. Apparut alors, flottant devant leurs yeux, un papier doré où était inscrit les trois noms des étudiants qui l’intriguaient.

– J’aimerais que vous espionniez ces trois élèves. Ils font partie de mon groupe fermé et seront donc tous là ce soir. Vous avez carte blanche : si vous avez envie de mettre vos compagnons dans la confidence, faites ; tout ce que je veux, c’est découvrir leurs hontes et leurs manigances avant la fin de la nuit. Mais, cela va de soi, ils ne doivent en aucun cas découvrir ce que vous tramez dans leur dos.

L’ange attendit que Tullia ait mémorisé les trois noms, puis, après un autre claquement de doigts, le papier s’enflamma brusquement et disparut. Elle pencha la tête sur le côté.

– Est-ce que vous êtes partante ?

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