Deux jours s’étaient écoulés depuis les funérailles de Corvus Senariel. Elle avait observé, le cœur serré, le corps réduit en cendres du vampire s'envoler vers sa dernière demeure, tandis que la foule recueillie et silencieuse s’inclinait pour saluer la mémoire de cet homme dont la contribution au Reike ne saurait être oubliée. Le chagrin de la belle vosdraak l’étreignait comme un étau, mais elle ne pouvait s’autoriser le moindre répit. Déjà, les affaires de l'Empire reprenaient leur cours, et le Conseil de la Main n’attendait qu’un signe du couple impérial afin d'entamer le processus de nomination d’un nouveau Ministre des finances, une personne digne et capable de gérer cette économie aussi vaste que complexe. Bien qu’Ayshara eût aimé se recueillir, laisser libre cours à ses émotions et honorer davantage la mémoire de celui qui fut un conseiller loyal, elle savait qu’aucun retard ne serait toléré. C’était le propre de la souveraineté : assumer ses pertes, réprimer ses sentiments et avancer. Pour l'intérêt supérieur du peuple et la stabilité de la cour.

À bientôt six mois de grossesse, ses formes s’arrondissaient à vue d’œil. Très prochainement, il deviendrait difficile de masquer la vérité à tous ces gens. Son temps était compté. Quoique toujours considérables jusqu'à maintenant, ses forces finiraient par s’amenuiser à mesure que l’enfant grandirait. Ainsi donc, le jour viendrait où l'impératrice-dragon devrait s’effacer durant plusieurs semaines, confier totalement les rênes de l'État à son bien-aimé, puis déléguer en partie ses prérogatives. Voilà une perspective qui l’effrayait autant qu’elle l’exaspérait. Abandonner le trône, ne serait-ce que temporairement, lui tapait royalement sur le système, malgré qu’elle soit parfaitement consciente de sa responsabilité envers la petite pousse fragile s’épanouissant en son sein. Cette foutue dualité entre son rôle de mère et sa fonction de souveraine ne cesserait sûrement jamais de la tourmenter. Parce que oui, Ayshara avait beau aimer Tensai de tout son cœur, elle ne pouvait décidemment pas s'empêcher de penser à cette ribambelle de regards en coin, à ces maudits ragots qui se raconteraient à son sujet. Ces enfoirés ne guettaient qu'une occasion en or pour dire qu'elle était trop faible pour gouverner une pareille nation. Comme si mettre un second enfant au monde allait soudain la rendre moins capable qu'auparavant ! Mais c'était ça la dure réalité du Reike – les femmes en faisaient deux fois plus que leurs homologues masculins pour prouver leur valeur. Et rien ne restait longtemps acquis. À croire qu'être douce et donner la vie était incompatible avec le fait de porter une couronne... Chaque matin, en se regardant dans le miroir, la reine se répétait qu'elle n'offrirait pas cette satisfaction à ses contestataires. Oh que non !

Évidemment, la mort de Corvus avait attiré autour du trône plus de prétendants qu’il n’en fallait pour combler le siège laissé vacant. Tous ces beaux parleurs, avides de gloire, se bousculaient à l'intérieur des antichambres du palais, scrutant la moindre occasion d’obtenir une entrevue avec les monarques. Certains osaient d'ailleurs s’inviter à des réceptions qui n’avaient pourtant pas grand-chose à voir avec la politique reikoise, multipliant les flatteries dégoulinantes et les compliments surfaits. La dulcinée du Conquérant ne cachait guère son mécontentement devant ces manigances. Cette frénésie ambiante la mettait sur les nerfs. Moult candidats au poste de Cœur défilèrent avec le même sempiternel refrain : « Votre Majesté, permettez-moi de soulager vos peines et de vous assurer des finances prospères… » ou « J’ai tant à apporter à notre beau pays ! » Sans parler de ceux qui se vantaient d’avoir déjà géré mille et une richesses, alors qu’ils n’avaient souvent que de piètres comptabilités familiales à leurs actifs. Les masques de faux-jetons tombaient, les intérêts se révélaient, et la vosdraak nourrissait le désir de congédier, séance tenante, l'entièreté de ces courtisans opportunistes.

À ce rythme-là, il serait peut-être mieux de nommer Ben le Bouc ! Un peu extrême le bougre, mais au moins il ne se perdrait pas dans le miel... sauf si ça concerne Draknys.

Ce matin, plutôt que de demeurer couchée, Ayshara décida de sortir du lit prématurément, histoire de grappiller de précieux instants avant que le tourbillon infernal des affaires impériales ne l’engloutisse. Tensai brillait par son absence. Les draps gardaient encore un soupçon de sa chaleur... Il avait dû filer à l'entraînement comme à l'accoutumée, sans faire de bruit pour ne pas la réveiller. La dragonne à la chevelure de lune étira longuement ses membres endoloris, un brin de bâillement aux lèvres, puis se leva péniblement. Pendant qu’elle se vêtait – ajustant sa robe bleue nuit pour camoufler, autant que faire se peut, le fruit qui mûrissait là-dedans – elle songea à une éventuelle entrevue avec cette fameuse Leezen, présente à Ikusa spécialement pour les funérailles du défunt Ministre. Réfléchissant à la réputation de la haute officière, située juste sous la Griffe, elle se dit qu'il était rare de rencontrer une femme ayant su s’élever à un tel niveau parmi la hiérarchie militaire. Elle se surprit à esquisser un fin sourire, pensant que Lyra aussi, à sa manière, avait dû batailler pour prouver sa valeur dans un Sekai où les préjugés ne mouraient point. Elle goûta l’idée de croiser son regard, de jauger sa prestance et, surtout, d’en apprendre davantage à propos de ses ambitions. Achevant de coiffer ses tresses, la souveraine héla un valet et lui ordonna d’aller sur-le-champ lui quérir la tovyr. Le domestique s’inclina, puis s’empressa de filer. Cela fait, la sœur de Vaenys passa à la table. Savourant son p'tit déj, un doux rire monta en elle : en plein entraînement, l'Empereur frappait probablement sur des mannequins ou croisait le fer avec de téméraires soldats. Elle restait convaincue que son conquérant de mari finirait par entendre parler de la rencontre à venir et trouverait un moyen de s’y intéresser. C'en était sûr ! Quand le repas fut terminé, ses améthystes dérivèrent ensuite vers Draknys qui dormait confortablement enroulé sur un coussin au coin de la pièce. Le cœur attendri en le voyant lové comme ça, elle déposa un baiser léger sur son crâne écailleux. Le dragonnet cligna des paupières, émit un grondement approbateur et replongea immédiatement dans sa douce torpeur.

- Sois sage, mon trésor.

La maîtresse de Valeryon traversa les couloirs du palais. Elle aurait aimé arriver à l’heure, mais son perfectionnisme la poussait à peaufiner sa tenue, à vérifier le moindre pli de son vêtement et à composer méticuleusement sa coiffure pour paraître irréprochable. Elle se savait épiée, analysée. Bref, chaque détail comptait. À l’approche de la porte, elle inspira un bon coup, entrouvrit les battants de bois finement décorés et pénétra dans le salon sans se départir de son port de tête impérial. La mère-dragon n’eut pas le temps de s’excuser du retard : en face, il y avait Lyra, droite et altière, qui se courba aussitôt pour se prosterner avec un respect teinté de déférence militaire. L’espace d’un instant, Ayshara sentit un léger embarras naître. Elle n'appréciait pas tellement les démonstrations excessives d’allégeance. D’un geste calme, la belle invita la brune à se relever, glissant quelques mots cordiaux :

- Relevez-vous. Je ne voudrais pas que vos genoux endurent de courbatures inutiles à cause de moi.

Lorsque l'impératrice put enfin admirer le visage de la Leezen, elle ne fut point déçue, puisque la tovyr dégageait cette aura propre aux guerriers ayant vécu les batailles de façon saine. Force et sérénité. La vosdraak sourit chaleureusement, puis proposa à l'officière de s'asseoir sur l’un des fauteuils disposés près d’une table où attendait un thé fumant au matcha, ainsi qu'un généreux bol de fruits secs. Il n’était pas dans sa nature d’ignorer l’hospitalité, même quand il s’agissait d’affaires d’État. Après tout, elle avait déjà reçu assez de flagorneries inutiles ces derniers temps ! Et au vu du parcours de celle que l'on surnommait la Sénéchale, elle pressentait qu’un échange plus direct et authentique s'avérerait le meilleur moyen d’apprendre à la connaître.

- Alors, il semblerait que vous êtes une amie de Cyradil. Elle m'a dit du positif vous concernant. Votre réputation vous précède. Sourit-elle en s'assoyant. Il n'est pas courant qu'une dame atteigne le rang de tovyr au sein de nos armées. Franchement, je suis très impressionnée par votre ascension. Cela nécessite une détermination remarquable. Elle croisa ses mains sur ses genoux. Comment avez-vous vécu ce parcours ? Comment vos hommes perçoivent-ils votre autorité ? Je ne doute pas que vous ayez gagné leur respect, que ce soit par la pointe de votre épée ou par vos stratégies, mais je me demande si cela a été un combat constant ou si certains ont su reconnaître vos mérites dès le départ. Un sourire plus large, presque amusé, effleura ses divines lèvres. Vous savez, je me pose régulièrement cette question moi-même.