"'Dis-voir, ça fait combien de jours qu'on la traque, la bestiole ?"

"Deux jours à peine. Tu vas pas m'dire que t'as déjà perdu la notion du temps ?"

"C'était une question rhétorique, andouille. Je voulais juste me plaindre."

"Rhétorique ou pas; tu parles pour rien dire."

Agacée par la petite crise de son partenaire qui semblait sombrer dans l'ennui à force de crapahuter dans les bois, Ixtal la chasseuse tâcha toutefois de se concentrer sur l'important, à savoir la mission dont ils avaient été accepté de se charger. Très simple en apparence, la tâche qui leur incombait n'était pourtant pas de tout repos et en l'absence d'éléments précis concernant leur cible, la traque avait de faux airs de chasses aux œufs. Privés d'indices, au delà d'une vague localisation et de quelques maigres éléments rassemblés par les autorités via les rares témoins des agissements de la bête qu'ils pourchassaient, les pisteurs se retrouvaient contraints de composer avec leur arsenal de base, à savoir leurs élémentaires notions concernant la flore et la faune.

Le tableau n'était pas tout noir, cependant. Enfin si, justement, l'image était bien mal choisie car une première piste s'était tout de même dessinée. Dans le sillage de la créature, qui ne laissait derrière elle que cendres et désolation, le duo avait tout de même fait quelques découvertes encourageantes. Ici, ils avaient découvert des fissures calcinées dans le tronc d'un arbre. Là-bas, un parterre de fleurs massacré et brûlé jusqu'aux racines. Connaissant les habitants normaux du coin, c'était bien là l'oeuvre de cette fichue "Salamandre", comme on était venu à la nommer au fil du temps. Il fallait dire que cette dernière ne chômait pas et qu'il était même surprenant qu'une force de frappe plus conséquente n'ait pas été déjà déployée pour se charger de son cas.

La faute à Kaizoku, aux multiples bandes de brigands qui fréquentaient les routes et à d'autres missions plus urgentes, sans doute. Les troupes d'élite, tout comme les mages influents de Magic, étaient pour la plupart occupés à autre chose qu'à se prendre le chou avec des histoires de belette enflammée, qui n'avait même pas été érigée comme le cadet de la liste de soucis, que l'on prenait déjà bien cinq minutes à dérouler par défaut. Un tel détachement et un désintérêt aussi prononcé avaient d'ailleurs quelque chose de curieux, car les rumeurs disaient que cette sale bête était allée jusqu'à s'en prendre à un Sénateur. Cela n'avait pas fait beaucoup de bruits, du moins pas chez les chasseurs de prime, mais les murs avaient toujours des oreilles.

"Alors, qu'est-ce qu'on a ?"

Ixtal fronça les sourcils, ce n'était pas la première fois qu'il prononçait cette question à la gomme qui, de bien des manières, laissait entrevoir qu'elle était la seule à bosser convenablement. Borh, son compagnon, se contentait généralement d'enfoncer sa hallebarde dans le sol en attendant patiemment qu'Ixtal tire ses propres conclusions. Un branleur, en somme. Malgré cela, elle venait tout juste de s'accroupir au dessus de l'empreinte de patte d'un animal à posture digitigrade. Si cela constituait en temps normal un élément conséquent dans le cadre de ses recherches, il était difficile d'affirmer avec certitude que cela constituait une preuve probante de la présence immédiate de l'étrange bestiole, puisqu'ils n'avaient eu concernant sa morphologie que des données confuses. Mi-mammifère, mi-reptile, le machin avait tout l'air d'un Behemoth miniature et, avec ces trucs là, on était jamais trop sûr de rien.

"Tu sais quoi, peut-être quelque chose."

"Précise ?"

Passant ses doigts gantés de cuir le long des contours de l'empreinte, la chasseuse se rapprocha du sol et se mit à humer la boue. Quelques odeurs lui parvinrent par dessus celles de l'envoutante forêt aux trop nombreuses fragrances et parmi elles, Ixtal finit par relever une note tout à fait peu commune : celle du soufre. Enfin, les choses sérieuses allaient pouvoir commencer. Se fendant d'un sourire malicieux, la jeune femme se redressa d'un cran et, tout en laissant la magie affluer en elle, elle se mit à inspirer de plus belle à la recherche d'autres traces olfactives et décela alors... du marron ?

"La taille de l'empreinte correspond et ça sent le petit dragon à plein nez. A l'intensité de l'odeur, je dirais qu'il est proche. Très proche."

Ce ne fut néanmoins pas une odeur, mais bel et bien un son, qui les tira à ce moment de calme. S'équipant de sa hallebarde, qu'il vint solidement empoigner, Borh fit subitement volte-face pour découvrir alors que la source de ce pic d'adrénaline n'était non pas une bête assoiffée de sang, mais tout simplement un petit brin de femme dont l'accoutrement criait "voyageuse". Il ne fut que momentanément rassuré car l'annonce de sa consœur impliquait évidemment un risque immédiat. Ce fut donc avec fermeté, mais courtoisement toutefois, qu'il s'adressa à l'inconnue :

"Bonjour. Vous feriez mieux de pas traîner dans l'coin madame. On traque une bête sacrément vilaine."

"Kouémen vilaine."

Un frisson parcourut l'échine du combattant. Il se tourna avec vivacité vers sa partenaire pour confirmer que la petite voix suraiguë qu'il venait d'entendre ne venait pas d'elle et, évidemment, ses soupçons furent aussitôt confirmés. Ixtal, qui n'avait quant à elle pas pris le temps d'échanger avec l'étrangère, s'était contenté de lever la tête tout en bandant son arc. Il y eut à la cime des arbres centenaires des craquements légers, mais pas la moindre trace du pelage vermeil dont ils avaient tant entendu parler.

Entre ses crocs, la chasseuse maugréa :

"J'veux pas t'alarmer Borh, mais j'crois qu'il est... invisible."

Elle esquissa un premier pas en arrière.

Les soupçons d'Ixtal furent rapidement confirmés car lorsque les premiers projectiles fusèrent en direction des sons, les trois acteurs présents purent sans mal déceler l'apparition de formes certes confuses, mais discernables à l'œil nu, au passage de la bête agile qui se frayait un chemin entre branches et feuillages. Le camouflage de la créature, bien que convenable, n'avait pas aussi extraordinaire que pouvait l'être une typique maîtrise d'un sort d'invisibilité et cela permettait en de fugaces moments de distinguer les contours de cette bête magicienne qui faisait l'objet de toutes leurs inquiétudes.

La chasseuse s'était montrée moins accueillante que son confrère qui, en règle générale, s'était toujours montré plus avenant qu'elle n'avait jamais su l'être. Toutefois, la précision hallucinante de l'étrangère ne manqua pas d'arracher un sourire à l'experte car malgré leur inconfortable position dans ce début d'affrontement avec la créature, la nouvelle-venue était parvenue du premier coup à atteindre le monstre à l'aide d'un grappin. D'une simple voyageuse qu'ils avaient devoir se coltiner et probablement escorter jusqu'aux abords de la forêt, la mystérieuse exploratrice était devenue une potentielle alliée, une chance pour les traqueurs qui ne savaient pas encore exactement dans quoi ils s'étaient embarqués. Tout en bandant son arc, Ixtal cria :

"Ne la lâchez pas ! Je vais l'avoir !"

Malheureusement, c'était plus facile à dire qu'à faire. Le pelage de l'animal était anormalement sec, mais son épaisseur notable en vue de la petitesse de celui qui le portait, couplée à son agilité hors-norme, lui permettait parfois de s'extraire de ce type d'étreinte. Ils entendirent un sifflement mué à un feulement protestateur et d'un seul coup, le grappin se décrocha de sa prise tandis qu'une flèche venait se planter dans le bois de l'un des trop nombreux perchoirs de la créature.

"Saleté !"

L'étrangère inquiétée à juste titre demanda aux deux professionnels ce qu'était exactement l'entité qu'ils pistaient mais en vue de l'urgence de la situation, ni l'un ni l'autre ne lui offrirent une réponse immédiate. Borh, qui était jusqu'à présent resté en retrait, pointa de son index une position potentielle de l'animale et projeta avec une force tout à fait surhumaine sa hallebarde, qui vint se planter solidement dans le tronc d'un arbre sans faire mouche. Le chasseur géant pesta puis, comme s'il ramenait à lui un imperceptible cordage, il se mit à tirer dans le vide à l'aide de ses bras et son arme, par pure magie, vint s'extraire de l'arbre dans laquelle elle s'était fichée pour revenir dans ses mains aussitôt.

Ils entendirent des craquements affolés, quelques caquètements qu'on eut assimilé à un volatile plutôt qu'à un mammifère et subitement : plus rien du tout. Toujours en alerte, les chasseurs se rassemblèrent instinctivement autour de leur nouvelle compagne infortunée et ils se placèrent contre son dos, formant ainsi un triangle parfait dont chaque paire d'yeux constituait une sentinelle pour éviter tout assaut en traître. Il y eut un long moment de flottement durant lequel les trois combattants silencieux jaugèrent la situation mais Ixtal, faisant usage de son odorat surdéveloppé, comprit bien vite que la chose s'était éclipsée, du moins temporairement. Légèrement haletante, la traqueuse siffla :

"C'est un animal magique. On nous paie pour ramener sa tête à Justice. N'avez-vous pas entendu parler des incendies inexpliqués qui frappent la région depuis près d'un an ? Ce petit monstre en est la source probable..."

L'odeur de marron chaud et de braise qui dansait encore dans le vent la laissait tout à fait supposer, malgré l'absence de riposte explosive, qu'ils avaient bel et bien trouvé celui qu'ils étaient venu chercher. Avec la froideur presque cruelle dont ses rares amis la savaient pourvue, la Panthère ajouta alors :

"Vous êtes une civile, non ? Ne vous fiez pas à la petite voix que vous avez entendu. Ce truc est un tueur. Borh et moi-même allons vous escorter jusqu'aux abords de la forêt, nous reprendrons la traque plus tard."

L'interessé s'insurga et, tout en tournant la tête vers sa collègue, il grommela :

"Tu te fous d'moi Ixtal ? On la piste depuis deux jours et on va la lâcher maintenant parce qu'une pauvre touriste s'est paumée ici ? Le prenez pas mal, madame."

Ne percevant plus la présence de la menace invisible, Ixtal abaissa son arc et brisa la formation pour se placer face à son ami. Plaçant son index contre le torse de ce dernier, elle le tapota à deux reprises et lui ordonna fermement :

"On part, Borh. On sait où elle chasse, on la retrouvera demain. Je n'vais pas mettre la vie de quelqu'un en jeu par paresse, imbécile."

Un peu dépassé -et passablement intimidé- mais pas découragé pour autant, Borh rétorqua avec ferveur :

"Et tu lui as demandé son avis ? Peut-être qu'elle peut nous aider. T'y as pensé ? La prime est énorme, bien assez pour pouvoir la partager avec une troisième personne."

Ce fut cette fois-ci une véritable claque contre la tempe qu'il reçut. Le chasseur à la hallebarde était un expert dans son domaine, mais sa naïveté et sa gentillesse avaient toujours été pour le duo un véritable fardeau. Portant une main à son crâne endolori, il entreprit de se masser doucement tout en pestant contre sa consœur. Les révélations ayant été faites, Ixtal abandonna et se tourna vers l'intruse :

"Ecoutez mon conseil et allez vous-en. Je vois bien que vous savez tirer, mais le jeu n'en vaut vraiment pas la chandelle. On vous accompagne."

La chasse n'avait pour elle jamais été qu'une question d'or. Ixtal refusait de prendre un risque inutile et d'avoir une mort sur la conscience.

La bête s'était d'abord su traquée, mais les intentions de ses poursuivants avaient demeurées pour elle fort mystérieuses. Ce ne fut que lorsque la première flèche fut décochée qu'elle comprit réellement ce qu'impliquait la venue de ces intrus. C'était un défi, une invitation au combat que le monstre incendiaire relevait sans la moindre hésitation, fier d'une supériorité intellectuelle et martiale dont il se vantait d'ailleurs régulièrement dans son incompréhensible dialecte. Peu flatté au demeurant d'être l'objet de leur quête, le combattant tapi dans l'ombre avait décrété dans son invariable bellicisme que l'affrontement aurait lieu selon ses propres termes et si les traqueurs semblaient bien aguerris, il était évident néanmoins qu'ils avaient tous deux négligé le plus épineux aspect de cette rencontre.

Il n'y avait rien de plus imprudent que d'affronter une chimère née des flammes au sein même d'une verdoyante forêt qui n'attendait qu'un éclat pour s'embraser toute entière.

Depuis les hauteurs dans lesquelles il suivait silencieusement les pas de ses adversaires, Klak-Klak avait d'abord établi la présence de la monture vers laquelle se dirigeait les trois bipèdes et, loin de ne pas s'être intéressé aux techniques habituelles de ses opposants civilisés, il avait donc décidé de les priver de leur monture. Pour trancher le cordage reliant le cheval à l'arbre, il avait suffi d'un javelot fait d'os et de bois, qu'il avait projeté dans un sifflement furtif que n'avaient visiblement pas relevé ses cibles. La bête s'était enfuie au galop, effrayée par le projectile qui avait bien manqué de lui arracher le museau, ce sous les yeux de celle qui semblait vouloir s'éclipser.

Satisfait d'avoir joué ce mauvais tour, Klak-Klak passa cette fois-ci à l'action d'une façon plus radicale. Longeant le tronc de son perchoir avec l'habileté d'un écureuil, il ouvrit subitement sa gueule de salamandre dont jaillit brusquement un torrent incandescent, déclenchant les prémices d'un feu de forêt en érigeant prestement un véritable mur de feu hurlant. Les proies se rassemblèrent, sans doute apeurées par cette manifestation brut de la puissance de l'animal enchanté et alors qu'ils se regroupaient, le monstre se positionna dans les feuillages d'un épais buisson, armant un second coup de canon au moins aussi terrible que le premier.

Ce fut Borh qui fit cette fois-ci preuve de réflexes et plutôt que de jouer la carte de la sécurité, il sembla estimer que la meilleure défense se situait bel et bien dans l'attaque. Sans mot dire, il arma son bras en direction des fourrés dont provenait l'étrange et chaude lueur des flammes, avant de catapulter avec une force herculéenne son arme conçue pour pourfendre même la plus valeureuse des bêtes. Klak-Klak vit l'objet filer en sa direction et comprit aussitôt que son propre assaut allait mettre trop de temps à être pleinement préparé, aussi il ferma brusquement la bouche et effectua une roulade agile qui l'écarta de la trajectoire du projectile mortel.

Ce fut donc sous les yeux ébahis des trois membres de l'assistance qu'apparut enfin l'effroyable splendeur du prédateur malfaisant. Les griffes solidement ancrées dans la boue, la bête pyromane n'avait pas grand chose de l'image cauchemardesque que l'on pouvait se faire d'elle en écoutant les divers témoignages la concernant. A peine aussi grande qu'un gros chien, son petit corps était recouvert d'un pelage cramoisi et épais que surmontait une tête à la nuque épaisse, ornée de cornes ondulées et d'une paire d'oreilles pointues qui voletaient au vent. Deux billes noires et immenses, rondes comme des yeux de chouette, fixaient les imprudents avec une malicieuse lueur d'intelligence. Dans ce court moment de calme précédant une tempête, l'animal étrange se redressa sur ses pattes arrières et sa queue chitineuse se mit à se balancer nerveusement dans une série de mouvements latéraux qui soulevaient dans leur inertie d'épais nuages de poussière.

"Bozo'Gawa. A'tila Klak-Klak issi Bowi. Apich ?"

Conquête. Si rien dans le langage de l'animal n'était interprétable par l'oreille commune, sa posture et sa prestance évoquaient sans mal le message qu'il tentait de faire passer par ses curieuses gesticulations. La Salamandre porta une main à son dos sous les regards médusés de ses vis-à-vis, puis préleva dans sa sacoche une dague faite d'os partiellement calcinés puis, dans un geste symbolique, il enfonça la pointe de cette dernière dans la terre et traça devant lui une ligne le séparant de ses adversaires. Borh, aussi surpris par les manœuvres de l'animal que n'importe qui aurait pu l'être, se pencha vers Ixtal et marmonna :

"Il cause ? On nous avait pas dit qu'il causait."

Ixtal serra les dents et arma une nouvelle flèche, avant de grogner sa réponse :

"Qu'il jacte ou pas, sa tête finira quand même au dessus de la cheminée d'un Sénateur. Autant que ce soit nous qui la lui vendions plutôt qu'un autre."

Borh, visiblement peu convaincu par ce flagrant manque d'humanité de la part de sa consoeur, jeta alors un regard en biais au mur de feu qui croissait toujours sur leur flanc et ce fut assez pour le persuader qu'en effet, il n'y avait que dans le sang que pouvait se solder cette rencontre, à son grand malheur.

"Bien, t'as raison."

Ce fut à cet instant que la créature posa une patte touffue sur la ligne qu'elle venait elle-même de tracer, signant ainsi le début des hostilités. Il n'y eut ni rugissement, ni le moindre signe annonciateur d'un assaut à venir et pourtant, dans un bond en arrière félin et dynamique, le petit monstre se projeta dans l'ombre en balançant au passage une boule de feu par sa gueule aux crocs pointus. Un instant plus tard, il s'était volatilisé, ne laissant pour seul témoin de son passage dans les hauteurs que le bruissement de feuillages agités par son poids.

Le camouflage dont il jouissait lui conférait un avantage majeur, sans compter que les flammes grandissantes réduisaient le champ d'action de ses ennemis, de même que les possibilités de repli, ce en transformant surtout l'affrontement en une véritable course contre la montre.