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  • Sam 20 Avr 2024 - 21:55


    Le soir du 30 décembre, Siame, pelotonnée devant la minuscule fenêtre de l’infirmerie du monastère, lit le Royaume des Cieux : Histoires ou Contes Inspirés du Divinisme, sans auteur, à la lueur de la lune. Dans ces contes, on ne parle que de victoires, jamais de défaites. Siame bat des cils pour percevoir les mots sur le papier. Elle aurait certainement dû allumer une bougie ou une lampe à huile, comme tous les mortels, mais il semble qu’elle cherche à se contenter de sa propre lumière. Elle la trouve reposante, moins agressive. Et surtout, elle se réjouit de l’avoir enfin retrouvé—qu'elle ne soit plus ternie par le marbre dans lequel on l’a enfermée. Cela fait cinq mois que la guerre a éclaté, quatre qu'elle est terminée et une semaine (ou 5 000 ans) qu'elle attendait ce moment.

    Dehors, il neige, et l’horizon est beau. Dévasté, charrié par les conflits, mais d’une beauté antalgique, inspirante, comme seule la nature sait l’être lorsqu’elle reprend possession du Monde. La guerre n’avait pas tout ravagé, pas tout à fait. Le petit monastère à la frontière de Shoumei, flirtant le col d’une montagne, semblait n’avoir été qu’à peine ébranlé par la barbarie sans nom des derniers événements... Les Titans étaient revenus, certes. Ils avaient déchaîné leur colère toute-puissante sur les mortels, sans qu’on en connaisse réellement la raison – comme s’ils avaient eu besoin d’une raison –, admettons. Cela ne changeait rien au fait que, pour elle, leur retour avait été synonyme d’une liberté enfin retrouvée. Évidemment, la première chose que l'Ange avait faite avait été de partir à la recherche de ses ailes. Ses putains d’ailes. Et c’était ce qu’elle continuerait à faire d’ailleurs, les mois suivants. Toute jolie soit-elle, aussi invinciblement angélique sa petite gueule eut-elle été, son éclat irradiant de nouveau : sans ses ailes, l’Ange n’était véritablement que l’ombre d’elle-même. L’idée de se ranger sans les avoir trouvées lui était parfaitement insupportable. Par réflexe, comme une dette qu’elle se devait de payer à l’équilibre céleste, Siame passa ses ongles sur ses omoplates, arracha les bandages et redessina compulsivement les plaies qui s’y trouvaient. Elle n’a plus mal, quand elle le fait. Son esprit grouille de réminiscences noires. Tout ça se répète comme un chuchotis inlassable, perfide, qu’elle musèle sous son crâne. Elle ne dit rien à ce propos. Ne dira jamais rien : c’est en taisant les choses qu’on les prive de leur éternité—faute de mieux.

    Deux petits coups retentissent à la porte de l’infirmerie : on frappe exceptionnellement, parce que c’est une femme, et que par ici, il n’y en a jamais—elles ne sont habituellement pas autorisées dans l’enceinte du monastère, encore moins invitées à rester. Le frère Hugues passe la porte avec une pointe d’appréhension. Il n’aimait pas se trouver près d’elle, il devenait instantanément nerveux, se retrouvait un peu bête à chaque fois qu’elle le dévisageait avec son regard de silex. Elle restait silencieuse et il se prenait à se lancer dans de grands soliloques idiots, comme un pauvre loser pour combler le silence. Il n’avait jamais su parler aux femmes. N’avait jamais su quoi leur dire. Mais ses craintes importaient peu, car le Père Supérieur lui avait confié une mission.

    — Vous êtes réveillée ? Vous ne devriez pas être levée, vous avez encore besoin de repos...

    Elle était arrivée au petit monastère une semaine auparavant, dans un sale état. À vrai dire, c’était un miracle qu’elle tienne déjà debout. Le Père Supérieur avait accepté de la recevoir (parce qu’elle n’était pas tout à fait comme les autres, elle était la création des divins même privée de ses ailes), et lui avait donné à lui, la charge de s’occuper d’elle et de panser ses blessures. Le moine venait chaque soir, depuis une semaine, un peu avant l’heure du coucher à 19h30. Il se lèverait exactement à 23h30 pour une prière solitaire dans sa cellule, puis retrouverait ses frères à l’église à l’heure des Matines. Comme tous les jours, sans exception, depuis qu’il avait rejoint l’ordre monastique, au service du culte des Divins.

    En entrant dans l’infirmerie, il alluma les bougies pour éclairer la pièce – pourquoi Diable ne l’avait-elle pas fait ? –, et réalisant que sa patiente avait retiré ses pansements et que les plaies dans son dos – les plus profondes – s’étaient rouvertes, se précipita vers elle. Il approcha ses mains – fébriles, maladroites, comme à chaque fois qu’il devait le faire pour elle – histoire de constater l'étendue des dégâts. Un éclat compatissant s'empara de ses pupilles devant les malheurs tus qu’il soupçonnait alors. Jamais ne lui vient à l’idée qu’elle ait pu noircir elle-même son âme.

    Cessez de trembler, s’il vous plaît – locution accessoire –, vous me chatouillez. Une pause. Et cessez de me regarder de la sorte. La pitié me hérisse le poil, c’est pénible. Vraiment.

    Elle parle. Pour la première fois, elle lui parle, les yeux toujours rivés sur l’extérieur. Cette femme est un vrai champ de mines, il ne sait jamais comment s’y prendre avec elle. Elle l’écrasait d’une hauteur qu’il ne comprenait pas vraiment—réduisant à néant son envie de l’apaiser de ses rigueurs. Il bredouilla quelques excuses, puis s’occupa à changer les pansements – qu’elle retirera de toute façon dès qu’il refermera la porte – et remarqua le livre posé sur ses genoux.

    — Vous auriez pu me demander de vous faire la lecture, vous savez…

    Pourquoi ? Je peux très bien lire moi-même. Elle le dit sans venin, comme une évidence, d'une sécheresse qui en aurait découragé plus d’un.

    — C’est ce que nous faisons pour les patients… en temps normal… pour les distraire… Toutes ses phrases restent désespérément en suspens, comme s’il ne savait jamais vraiment quand les terminer, ni où commencer la prochaine. C’est tragique, cette manière qu’il a de trébucher à chaque mot.

    L’Ange ne se donne pas la peine de répondre. Le silence reprend son droit, s’installe entre eux, plus dense que celui dont il a l’habitude à l’office. C’est elle qui choisit de le briser.

    Qui sont-ils ? Sa voix est absorbée par la contemplation.

    Hugues s’approche de la fenêtre, se penche pour regarder dans la même direction qu’elle le fait.

    — Oh, eux ? Un groupe de voyageurs – il tait ce qu’il pense vraiment – ils sont arrivés plus tôt dans l’après-midi. Ils ont demandé le gîte et le couvert, avant de reprendre la route.

    C’est naturellement que l’on leur avait accordé.

    Où vont-ils ?

    — En République, d’après ce qu’il se dit…

    Il les observait avec une espèce de fascination jalouse. Des fois, il aurait aimé être autre chose qu’un moine timide— aurait aimé être un peu moins lui-même. Partir à l’aventure, risquer sa vie trop confortable comme eux le faisaient. Mais il se fourvoyait en rêvant de la sorte : il était trop pétochard pour ça. Et faible. Invariablement. Il n’aurait jamais tenu plus d’une minute avec des types de leur trempe. La perspective de vivre sans jamais rien avoir vécu le terrifie, mais pas autant que celle de crever la gueule ouverte et la gorge grumeleuse, dans le fond un caniveau—sans personne pour venir fermer ses paupières. Seulement la mort sale et poisseuse pour dernière compagne.

    Siame aussi les étudie, depuis tout à l’heure, tapit dans l’ombre de sa petite chambre d’infirmerie. C’était peut-être pour cette raison qu’elle n’avait pas éclairé la pièce. Elle avait remarqué leur nonchalance savamment étudiée, le rôle que chacun semblait occuper, et la main froide, grisâtre, tombée par erreur, d’un cadavre qu’on tasse sous la tente d’une caravane pour le dissimuler. Puis, son attention s’était égarée sur celui au chapeau vissé entre les deux oreilles. Elle avait vu ses lèvres se retrousser sur des dents tranchantes dans un sourire de merdeux, presque grotesque. Il se donnait l’air de ne payer pas de mine, mais Siame n’était pas idiote, c’est bien autour de lui que le petit groupe orbitait. Pendant un instant, son regard – à lui – se tourne vers la fenêtre, et le temps s’étiole. L’Ange n’en est pas certaine, pourtant il lui semble qu’ils se toisent mutuellement (l’a-t-il seulement remarqué ?). Elle se dit alors qu’il pue le crime et l’insolence. Que ses yeux sont intelligents, qu'ils pétillent comme du champagne. C’était peut-être la seule chose de remarquable chez lui : pour le reste, il a tout de l’Homme tel qu’elle le voit.

    — Ils vous gênent ? Moi aussi je n’aime pas trop les savoir dans les parages… Ils m’inquiètent un peu, je dois dire… si vous voulez, je peux demander au Père Supérieur de…

    Je pars avec eux. Le coupa-t-elle, la voix chargée d’une certitude qu’il n’osa pas contredire sur le moment.

    Il resta interdit, papillonna des cils un court instant, la regarda comme s’il la découvrait pour la première fois. Il aurait voulu la retenir—pour une raison qu’il ignore. Parce qu’elle n’a rien à faire avec un groupe de voyous comme celui-là. Sa place est ailleurs, oui. Mais pas non plus ici. Il la voit : elle étouffe dans cette petite chambre.

    — Vous êtes sûre de ne pas vouloir rester plus longtemps ? Il tente quand même. Le Père Supérieur a prévu une fête… pour célébrer la nouvelle année… demain soir…

    À quelle fréquence les gens de passage s’arrêtent-ils au monastère ?

    — Depuis la guerre ? C’est rare… peut-être toutes les trois semaines, voire plus…

    Elle secoue la tête.

    C’est trop long. Je pars avec eux.

    Si elle voulait reprendre la route, c’était maintenant. Siame refusait de devoir attendre encore de longues semaines enfermée dans la petite infirmerie de ce monastère. Hugues, lui, termina de panser ses plaies en silence.

    × × ×

    Il est 0h30 quand les cloches annoncent la fin de l’office des Matines. C’est sur son retour en cellule que son regard s’arrête sur la silhouette fantomatique qui traverse le cloître. Ses lèvres pâlissent. Il se dirige rapidement vers elle.

    — Vous ne devriez pas être ici, souffle-t-il, tout bas, les femmes n’ont pas le droit de…

    Siame s’arrête, se retourne pour lui faire face. Elle porte une épaisse cape de laine blanche, semblable au vêtement monastique. Il y a quelque chose chez elle qu’il n’explique pas.

    Je ne suis pas une femme, frère Hugues. Je suis un Ange. Je vais là où il me plaît.

    Toutes les créatures sont bien petites aux yeux des âmes divines. Et Hugues, lui, ne sent jamais plus minuscule qu’à cet instant, frappé d’un écho vivant qui lui prend la poitrine. Une vague le happa. Il comprend enfin. Cette femme brillait d’un éclat bien au-dessus de celui des Hommes, pour lui qui croyait. Et l’adoration qu’il éprouve jaillit enfin, hurle dans son cœur. La pitié qu’il éprouve à cet instant est très différente de celle qui l’a pris plus tôt : celle-ci le désaltère, le soulage. Le sentiment est humble. Et lui est un doux agneau quand il pose les deux genoux à terre, son corps participant aux sincères intentions de son âme. Il se prosterne et sa bouche embrasse le sol froid devant Elle. Cette fois-ci, il ne trébuche pas.

    × × ×

    “Celui qui pince les lèvres en méditant la tromperie commet déjà le mal.” Elle s’était approchée silencieusement—pas dans le but de le surprendre, mais uniquement car la neige avait étouffé ses pas. Seizième prière monastique, expliqua-t-elle, à de(ux)mi(lles)-mots.

    Ses lèvres s'étaient tordues subrepticement, dans un sourire un peu ironique, en le disant. Au loin, une chouette hulule.

    Elle l’avait trouvé près d’un feu crépitant, qu’ils avaient dû allumer pour la nuit, le sourire tranchant qu'elle lui avait remarqué plus tôt disparu pour laisser place à une expression pensive—l’avait-elle tout du moins cru. Sans prendre la peine de tourner autour du pot, elle enchaîna :

    Avez-vous encore de la place pour accueillir un dernier compagnon de route ?


    CENDRES


    Citoyen de La République
    Citoyen de La République
    Carl Sorince
    Carl Sorince
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  • Jeu 25 Avr 2024 - 19:29
    Passer par Les Rocheuses, traverser la crue du passeur dans un bateau aux airs de radeau, contempler les ruines sinistres d'une capitale ayant un jour commis l'erreur de défier les cieux de sa beauté, emprunter la route descendant vers le Doreï pour le plaisir d’aller se perdre dans les montagnes.
    Des jours de traversée entrecoupés d'affrontements avec ce qui avait, un jour, été les trop fiers représentants de ce pays-carcasse qu’était devenu Shoumeï. Des dizaines d’altercations avec d’autres chanceux fuyards, au détour des routes et des chemins de traverse.
    Et le meurtre systématique des patrouilles Reikoise.
    Oh, que les pins argentés semblaient loin derrière-eux désormais.
    Son regard empoisonné rivé sur le papier d’une carte trop souvent froissée, Carl, le doigt posé sur le triangle gribouillé représentant leur refuge du moment, anticipa pour la énième fois la suite de leur voyage, dans les montagnes.
    L’ironie de la situation, c’était qu’il allait leur falloir côtoyer les cieux quelque temps encore, pour fuir leur colère.
    Un sourire fatigué se manifesta sur son visage et un ricanement peu enjoué filtra d’entre ses lèvres rendues sèches par un début de déshydratation. Ses doigts gantés se refermèrent sur la gourde, à l’arrière de la charrette où reposait le corps de Jotheïm, l’un de ses derniers Sanglots. Un regard dépourvu de la moindre émotion se posa sur le demi-nain, plus gris que blanc, et bientôt plus vert que gris. Le bouchon du réservoir aqueux sauta et le survivant but une longue gorgée, son deuil déjà oublié et son esprit accaparé par l’avenir.
    Shoumeï était morte. De cela au moins, il n'y avait aucun doute. Ceux qui ne fuyaient pas le cauchemar que représentait désormais ce domaine de la pourriture, qu’importe leur dévotion, qu’importe leur moyen, finiraient invariablement broyés et humiliés.
    Et Carl n’avait jamais été du genre à se battre pour les causes perdues.

    “-Y’a que du pain et de l’eau, ici.” Grommela une ombre massive, dès lors qu’il descendit de la charrette, d’un bond sur le sol gelé. La cause de l’éclipse momentanée déposa une caisse -qui semblait minuscule dans ses bras de géant- à l’arrière du véhicule, à côté du cadavre. Carl lui tapota sur l’épaule et grinça :
    “-Il y a des moines, aussi.” Son sourire s’étira et il braqua la pointe de son menton sur un duo de moines voûtés, occupés à tirer l’eau d’un puits gelés.”Certains doivent être relativement gras.
    Le rire que Joshua lui retourna sonna comme le grondement d’un ours.
    “-J’aime pas la nourriture consacrée. Ca m’donne des aigreurs..”
    Carl ricana alors qu’il balayait les environs piteux du regard.
    Aussi bougon le colosse semblait-il être, on pouvait difficilement lui reprocher ses râles du moment. Si le monastère ne semblait pas atteint par le drame ayant détruit le pays, c'était uniquement parce que rien de valeur ne subsistait en ces lieux. Certes, l'architecte à l'origine de cette maison à moine avait eu le mérite de façonner un bâtiment pour le moins imposant, mais des années, des décennies d'intempéries et d'usures avaient terni le tableau. On pouvait, simplement via les grincements provenant du sommet, prédire quand l'heure était venue de sonner la cloche. Le verre de l'une de leur fenêtre avait été remplacé par une planche en bois cloutée pour au moins amoindrir les courants d'air -qui étaient plus que froids ici- et continuer de cacher au monde le quotidien désolant de ses occupants. En ajoutant à cela une neige qui ne cessait de tomber ainsi que l'invitation du Père Sup’ à camper à l'extérieur et la mauvaise humeur de Joshua devenait non seulement compréhensible mais aussi -et surtout- contagieuse.
    Les moines les avaient en effet accueilli avec une absence d'engouement si évidente qu'elle en paraissait grotesque. Un ramassis de vieillards et de lâches, ayant apparemment jugé bon de jurer sur leur vie que jamais ils ne tueraient, baiseraient ou -plus dramatique encore- souriraient au cours de leur courte existence. Tout ça en l'honneur des titans, ceux-là même qui avaient engendré des milliers de fils et de filles puis assassiné un pays entier. A leur arrivée, lorsque les yeux éternellement las des impuissants en bure s'étaient posés sur Mila comme si sa simple féminine présence en ces lieux constituait une atteinte gravissime à leur culte, elle avait suggéré avec un certain engouement de tous les passer au fil de l'épée et de pendre leurs corps éviscérés à leur “putain de clocher”. La proposition, bien que tentante, avait été refusée.
    Mais seulement parce qu’ils manquaient de cordes.
    Pour éviter toute altercation, la tueuse avait passé le plus clair de son temps loin du monastère, laissant aux hommes de la bande la joie d'installer le bivouac. Slick et Ferg s'en étaient plaints. A répétition.
    Darius, toujours sage, s'en était plutôt félicité.
    Mais maintenant, l'heure était au repos. Les tentes, installées au milieu du labyrinthe de ressources et d'armes qu'ils avaient su récolter au cours de leur trop long périple, allaient rassembler l'entièreté des restes de leur joyeuse troupe près des portes des hommes de foi.
    “-Alexey.” Appela le Serpent.
    Le concerné abandonna la partie de carte qu'il disputait avec le vieux de la bande et s'approcha, précédé par le son rauque de son souffle à jamais malade s'écrasant à l'intérieur d'un masque n'étant pas fait pour les vivants.
    Les lambeaux les moins serrés des innombrables couches de tissus recouvrant son corps flottaient au gré du vent telle une pauvre cape, ajoutant un indice de mouvement, de vie, plus que bienvenue pour une chose qui aurait dû être morte depuis longtemps.
    “-Chef.
    -Tu prends le premier tour de garde, comme toujours.” Ledit chef retira son couvre-chef pour se gratter une tignasse que la neige et le froid avaient rendue plus aisée à dresser qu'à l'accoutumée. “Prends le deuxième également. Ne la réveille pas. Tu sais ce qu’elle pense de ces pleurnichards.
    -La même chose que nous tous, chef.”
    Le ricanement de mauvaise augure qui s’extirpa de la gorge du concerné fit sursauter l’un des habitants des lieux alors qu’il se traînait jusqu’au clocher en leur jetant des regards chargés de crainte et de jugement. Bien sûr, on ne pouvait pas exactement dire que les hommes de foi avaient la côte après la punition céleste qu'un peuple entier avait subi sous leur nez. Tous ces charlatans qui s'étaient prétendus -des siècles durant!- les fervents porteurs de la parole divine avaient apparemment oublié de transmettre un message foutrement important à la plèbe : les dieux revenaient, et ils les détestaient.
    Au début du drame, tout le monde avait éprouvé quelques envies de meurtres à l’égard des églises, temples et autres monastères. Mais l'apocalypse avait eu tôt fait de recentrer l'attention de chacun sur sa propre survie. Mais qu'en était-il de ceux qui avaient sacrifié leur instinct de conservation au profit d'une folie sanguinaire? Ils rêvaient simplement de voir un monde où l’air était saturé de cendres de moines.
    “-Et tu sais ce que je leur ferais, si nous avions le temps.
    Le spectre acquiesça silencieusement.
    “-Allez va maintenant.

    ***

    Les heures étaient passées. Le dîner s’était fait à la lueur d’un feu de camp de plus. Contraints de se rationner en prévention de la suite, les Sanglots avaient machonné leur maigre pitance en s’efforçant de trouver en eux assez d’humanité pour adresser quelques mots au macchabée à l’arrière de leur charrette. Ça n'avait pas été une mince affaire. Les rangs jadis garnis des mercenaires à la botte de Carl se voyaient désormais réduits à quelques âmes : Son cercle personnel. Des êtres au cœur aussi sec que ce pain garni de puces gracieusement offert par les moines. Tous les autres étaient morts ou, pire, avaient déserté pour rejoindre leur famille.
    Aucun d’eux ne savaient même pourquoi ils n’avaient pas simplement jeté le cadavre au bord de la route, sitôt son expiration avérée. Habitués à devoir singer un semblant de normalité pour s’assurer la tranquillité, ils avaient simplement reproduit -machinalement- le comportement de n’importe quel vivant à l’égard d’un mort relativement proche.
    Alors, bien sûr, ces quelques mots destinés au macchabée ne pouvaient qu’être d’ordre utilitaire :
    “-Il faudrait le brûler.” Avait lâché Darius en engloutissant ce qui lui restait d’alcool de contrebande.
    “-Trop long à installer.” S’était empressé de rétorquer Slick, les ongles sales de sa main gauche grattant -comme toujours lorsqu’il s’ennuyait- les traces de brûlures défigurant la moitié de son visage. A la lueur des flammes, un essaim de lambeaux de peaux mortes s’extirpaient de chacune de ses griffures et voletait ça et là dans un spectacle répugnant.”On pourrait le laisser aux prêtres. S’il se relève, il en bouffera peut-être deux ou trois.”
    Une foule de rires malveillants s’était aussitôt déversée au sein du campement.
    Au final, aucune décision n’avait été prise. La conversation, comme toujours, déviée et déformée par des propos plus légers, s’était désintéressée du corps gelé à l’arrière de leur propre caravane. Et puis le dîner avait pris fin. Chacun s’en était retourné dans son antre pour arracher aux ténèbres quelques instants de calme avant de sombrer dans le sommeil.

    Maintenant, au coin du feu, le serpent songeait une fois encore à la suite. La fuite du Shoumeï vers la République, en passant par les hauteurs des montagnes, était certes moins risquée qu’une balade en mer. Mais il allait tout de même leur falloir traverser une partie du territoire Reikois. Une escapade qui n’avait rien d’une promenade de santé, surtout si on prenait en compte les risques d’éboulements, les pillards qui erraient immanquablement le long des routes fréquemment empruntées par les réfugiés, les prédateurs nocturnes et les cohortes de non-morts allant de-ci de-là dans le pays dévasté…
    A cela s’ajoutait le manque probable de provisions. Tout au long de leur progression, les Sanglots s’étaient retrouvés forcés de constater que la vie animale se faisait rare, voire inexistante, au sein des Terres Dévastées. Ce qui subsistait s’avérait trop gros et dangereux pour être chassé, et nul lieu de récolte n’avait su survivre à la colère des dieux, si bien que le réapprovisionnement se faisait rare. Leur réserve pouvaient théoriquement tenir, tant que leur vieille carriole maintenait la cadence et que les canassons à l’avant continuaient à faire leur boulot sans fléchir.
    Tant de variables à prendre en compte. Pourtant, Carl ne cillait ni ne tremblait pas. Si une quelconque appréhension troublait son esprit, il n’en laissait rien paraître. Son habituel sourire ancré sur les lèvres, il fixait les ténèbres menaçant de recouvrir le feu mourant, incapable d’éprouver le doute. A quelques mètres de là, assis sur un tronc d’arbre découpé, Darius aiguisait un coutelas à la lame aussi large que ses avant-bras, l’air aussi patibulaire qu’à l’accoutumée. Mila avait disparu dans sa tente, de même que Slick, Ferg ou Joshua.
    Mais Alexey ne dormait pas. Le Spectre veillait, comme toujours.

    Alors, lorsqu'Elle débarqua de nulle part pour citer quelques-uns de ces mots qui avaient tant et si bien abreuvé l’idiote naïveté du défunt peuple de Shoumeï, Carl ne dégaina pas Miséricorde pour lui planter dans la poitrine. En lieu et place, il la salua en retirant son couvre-chef, l’invita d’un geste à s’asseoir près du feu, puis rétorqua, en pinçant ostensiblement les lèvres :
    “-Mais commettre le mal en ces lieux, c’est s’adapter à son environnement.” Un sourire goguenard ponctua sa phrase. Après un court moment de flottement, le mercenaire précisa, en posant une main ouverte contre son propre poitrail. “C’est de moi.
    Un aveu n’ayant rien de surprenant, pour un être qui n’avait jamais su se résoudre à vénérer les dieux plus que lui-même.
    L’intruse s’installa et Darius se redressa d’un bond, les sourcils froncés et son coutelas récemment aiguisé prêt à agir, au cas où.
    A la question qu’elle posa, Carl ne répondit pas de suite, trop occupé qu’il était à tenter de savoir ce qu’un bijoux pareil pouvait bien faire au milieu des traînes savates du monastère. En temps de guerre, il n’y avait bien que des moines aux vœux particulièrement pieux pour laisser une créature telle qu’elle sans tenter de s’approprier un peu de son éclat. Elle était belle, c’était évident. Une beauté un peu trop parfaite, même, si bien que le Père des Sanglots doutait de la véracité de cette vision. Avait-on empoisonné ses songes via une quelconque illusion? Est-ce que la chose qui partageait la chaleur de leur feu se trouvait être en réalité une horrible guenaude amatrice de jarrets humains? Rien n’était moins sûr.
    Et qu’importe, après tout. Si cette créature pensait pouvoir amoindrir son goût pour le meurtre ou endormir la cruauté de ses Sanglots en montrant une frimousse aussi exquise, elle risquait d’être déçue. Dans le doute et dans un clignement d'œil, il déploya son brouilleur magique, simplement pour éviter toute intrusion supplémentaire et chasser les tromperies magiques.

    Rien ne changea.

    La fierté irradiait de cette chose à tel point qu’elle en paraissait palpable. Si la moitié de ce qu’elle montrait était réel, alors son rang -avant la chute du pays- avait dû être haut. On ne pouvait ainsi s’auréoler d’une telle confiance en soi sans avoir connu le respect des lambdas, la haine des pauvres ou la vénération des fous.
    Carl le savait bien, puisqu’il avait choisi la troisième option.
    La laine blanche recouvrant ses frêles épaules semblait se fondre dans la neige parsemant leur refuge commun. Au milieu des silhouettes sombres, drapées de nuit, des Sanglots, son intrusion prenait des airs de sacrilège. Déjà, Carl pouvait sentir la conscience toute relative de Mila s’éveiller à la vue de sa provocante radiance. Elle était tout ce qu’ils s’amusaient à détruire contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Sa grâce angélique attirait le regard des prédateurs de sa meute. Ils s’extirpaient de leur tanière, chacun leur tour, et resserraient les rangs, curieux, mais surtout affamés par cette apparition impromptue.
    L’intruse serait morte en quelques instants si son attitude avait, pendant ne serait-ce qu’un court instant, évoqué un quelconque sentiment proche de la crainte.
    “-Nous avons une place qui vient justement de se libérer.” Grinça-t-il et quelques Sanglots pouffèrent de concert. Des aboiements de hyène curieuses, rôdant dans le noir autour d’un animal qu’elles ne parvenaient pas encore à identifier comme une proie.”Je m’appelle Carl et vous vous trouvez au milieu de mon humble troupe.” Brutalement, il projeta son regard à la rencontre du sien, à la recherche d’un indice de duplicité.
    Comme toujours, la confrontation eut lieu. Le venin de ses yeux, le néant de son âme, tentèrent tous deux de venir s’immiscer en elle, de perturber son esprit en dévoilant simplement ce que contenait le sien. Ou plutôt ce qui manquait en son sein. Mais ce genre de jeu ne pouvait fonctionner qu’avec ceux qui suivaient les mêmes règles que les autres mortels.
    En son regard, à elle, brillait une faible lumière. Cette même lumière qu’il dénichait au sein de chaque fanatiques, chaque croyants éplorés depuis la destruction de Bénédictus. C’était les braises d’une croyance qui ne pouvait s’éteindre ni s’embraser. Une vénération en gestation, que même la plus innommable des trahisons ne pouvait totalement effacer. Mais à la différence des autres brebis égarées de l’église, cette lueur-ci côtoyait ce qui s’apparentait à une détermination farouche, primale, bien loin de la noblesse étudiée de ses traits comme de sa gestuelle. C’était une émotion animale. Un ardent désir de survie.
    Elle ne faisait pas partie des croyants bien décidés à se sacrifier pour racheter leur terre aux yeux des dieux. Elle voulait vivre. Véritablement. Et elle empestait la magie.
    Sa demande était honnête ou l’illusion qui la faisait apparaître ainsi devant eux était parfaite.

    Les yeux du serpent se plissèrent. Il ricana, et ce son familier suffit à intimer l’ordre aux tueurs autour d’eux de rester calme. Aucune lame ne fut tirée de son fourreau. Darius posa une main sur l’épaule de Mila, pour l’empêcher de bondir, elle, qui n’avait jamais eu besoin d’une lame pour tuer quelqu’un.  
    “- Maintenant, donnez-moi plus qu’un nom. Je veux une identité, un passé, quelque chose d’assez plausible pour que je puisse croire à l’honnêteté de votre demande. Dites-moi donc ce qui vous amène ici. Puis dites-moi quels sont vos talents. Ce que vous pouvez faire, pour nous assister tout au long du voyage. "
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  • Dim 5 Mai 2024 - 22:38
    Ses yeux, attentifs, avaient accompagné la main qui s’était porté à sa poitrine (et mille mercis, non au manche de sa dague). La petite prétention dont il se targuait et son sourire de merdeux l’avait d’abord amusé, avant que la risette tordant ses lèvres ne se transforme en une sorte de contentement devant la soupe de cynisme et de philosophie pratico-pratique qu’il lui servit. Définitivement pas un moine, ni un poltron, jugea-t-elle en silence. Beau mec, dans sa définition. Un voyou solide, comme on les aimait dans les histoires de truands. Tant mieux. Personne n’avait envie d’effectuer un voyage aussi périlleux que celui-ci entouré de culs-bénits et de pleurnichards constipés. Non, lui avait d’ailleurs cette manière de dévisager le monastère et tout ce qu’il représentait avec un mépris tout à fait étudié, l’air de dire : je n’ai pas le moindre respect pour vos croyances ni pour la façon dont vous vous y cramponnez. Il avait de ces sourires qui vous pressaient comme un citron.

    Philosophe et… Pécheur endurci à vos heures perdues, ou bien est-ce l’inverse ? L’avait-elle questionné en prenant place en face de lui, près du feu, là où elle y avait été justement invitée. Ses yeux glissèrent sur la dague qui pendait miséricordieusement – quelle ironie, l’Ange aurait ri en apprenant la manière dont il l’avait baptisée – à son flanc. Ne répondez pas, je crois deviner.

    A côté, elle discerna le mouvement d’un autre homme, la mine grisonnante, une barbe épaisse, qui lui donnait l’air d’avoir été battu autant par les années que par les regrets. Il lui sembla plus vieux que ce qu’il ne l’était réellement. L’Ange nota sa présence – comme celle de son coutelas – sans pour autant n’y accorder le moindre mot : qu’il demeura silencieux n’avait été que preuve suffisante pour lui faire comprendre qui donnait les ordres ici. Elle détourna finalement son regard du vieillard pour retrouver celui de son vis-à-vis, préoccupé à la dévisager.

    Attention, même les moines ne se permettent pas de me dévisager aussi longuement, vous savez. Je risquerais d’être embarrassée. La nonchalance toute maîtrisée dans sa voix suffisait seule à démentir.

    Siame ne pouvait que supposer le fil de ses pensées, noter ce qu’elle perçut comme de la désapprobation, avant de la voir s’évaporer aussitôt. Il y avait chez lui une curieuse façon d’observer le monde—pas qu’elle, mais tout l’espace qui l’entourait. Et pourtant, il lui sembla qu’il s’était attardé un peu plus longuement, comme à la recherche d’une vérité, d’une réponse à une question qu’il n’avait pas formulé. Puisqu’il ne l’avait d’ailleurs pas fait, que sa bouche demeurait figée dans ce petit sourire de con, elle ne chercha pas à savoir ce qu’il lui avait inspiré cette longue contemplation. Rien de bon, à ne point douter : même si le mystère suffisait à éveiller la curiosité face à un pareil personnage. Bien que, maintenant qu’il avait ôté son chapeau, il lui sembla bien plus ordinaire. Dommage. Elle l’aimait bien ce chapeau. À l’époque, avant son emprisonnement, elle avait vu des mortels s’amuser à en sortir des lapins, à faire passer ça pour de la magie. Siame se fit la réflexion qu’elle avait devant elle un tout autre genre de magicien, et qu’elle n’aurait pas été surprise de voir un civet d’organes sortir de ce chapeau-là, en guise de révélation. “Abracadabra ton gros foie sanglant par-là, Bibbity bobbity boo j’ai attrapé ton joli cœur tout mou !” Oui. À le regarder de plus près, tout ça lui apparaissait tout à fait crédible. La combinaison de couleurs sans joie sur son visage n’avait véritablement d’égale que la lueur diabolique qui transpirait de ses sourires : rien d’extravagant, mais suffisamment appuyé pour qu’elle le remarque. Il fallait qu’en plus, il soit bien accompagné. Autour d’eux, chacun membre de sa petite troupe commençaient à s’éveiller, à s’approcher prudemment, une curiosité malsaine pulsant dans leurs veines.

    Si Carl avait choisi de se faire vénérer par ses Sanglots, dans le cas de l’Ange, tout ça était un peu différent. Le respect des lambdas ; la haine des pauvres ; la vénération des fous, elle les avait tous connus. Tous sans la moindre exception : rajouter à l’équation les affres de la solitude. C’était ici que la réelle “confiance en soi” germait, c’était là qu’on prenait réellement conscience de ce que l’on était : enfermé avec soi-même pour seul juge. Quand plus personne ne prenait la peine de vous regarder, de vous regarder vraiment. Pendant 5 000 ans, les mortels avaient vanté la beauté de ses traits, mais pas un seul ne s’était attarder à observer la laideur qui pourrissait invariablement à l’intérieur du marbre. L’Homme était-il vraiment incapable d’accepter ce genre d’ironie ? Il y avait bien une raison pour laquelle le kàllos était seulement un concept, un idéal, et non une réalité—comme s’il n’y avait là aucune leçon à tirer ?

    Il se présenta, puis, ne manqua pas de lui préciser la posture dans laquelle elle se trouvait—subtile provocation que voici, songea-t-elle. Elle laissa son regard de silex considérer chacune des silhouettes qui l’entourait désormais. Ses deux mains se posèrent l’une sur l’autre, trouvèrent sereinement ses genoux. Dire qu’elle fut insensible à ce qu’il se déroulait présentement autour d’elle aurait été mentir. Siame sentit un long frisson lui parcourir l’échine—se découvrit des papillons dans le ventre, maintenant qu’elle se savait acculée, comme si tout ça ne la faisait que mieux rayonner. L’hostilité lui avait toujours été étrangement agréable, sans qu’elle ne se l’explique vraiment. C’est pourtant sans le moindre sourire – tout de même, s’il vous plaît, un peu de tenue, nous venons à peine de nous rencontrer – qu’elle opina du chef, apprenant qu’elle prenait alors la place de leur de l’un ancien compagnon…

    Et arriva l’heure de la confrontation. Sans qu’elle ne s’y soit réellement attendu, le regard de son vis-à-vis se raffermit sensiblement – non, brutalement – et se vissa dans le sien sans qu’elle ne puisse s’en détacher. Sans qu’elle ne veuille sans détacher, tout du moins, c’était ce que disait l’étincelle douloureusement orgueilleuse qui tranchait au fond du sien. Avait-elle seulement eu l’envie de s’y engouffrer ? Il la défiait (l’invitait ? C’était à s’y méprendre) sur un terrain nouveau, que Siame découvrait en lui au fur et à mesure où elle regardait dans chacune de ses deux prunelles. Aux premiers effleurements de son esprit contre le sien, ses paupières s’alourdirent imperceptiblement. Le tout lui faisait l’effet d’une vilaine caresse dans le fond du crâne : l’Ange y avait toujours été sensible, plus que les autres. Elle s’obstina néanmoins à lire tout ce qu’il lui montrait : la folie d’un homme qui lui, accueillait visiblement bien volontiers ses démons, quand le reste du monde semblait vouloir s’épuiser à les exorciser. Quel drôle de personnage. Au fond, tout ça lui donnait le sentiment d’être plus honnête : elle avait toujours abhorré l’hypocrisie humaine face à leurs propres péchés.

    Quand il brisa finalement l’échange, et bien qu’elle ne lui en voulut pas plus que ça, elle hésita entre l’envie de lui embrasser les joues pour avoir tenté (quel culot !) et celle de lui arracher chacun de ses yeux malins à la petite cuillère pour avoir osé (quel culot).

    Suite à ce curieux épisode, il y eut un moment suspendu durant lequel se tenait, entre les membres de la troupe, ce qu’elle aurait comparé à un conseil de guerre silencieux. Un ricanement plus tard de la part du chef de la bande et Siame eut le sentiment d’avoir passé – avec succès – une épreuve d’une importance capitale.

    Je suis bien navrée de devoir vous le dire, mais en ces temps troubles, la seule chose que je peux vous apporter, ce sont des ennuis. Être l’un des « Serviteur des Titans » – je sais, c’est un mot interdit – et vouloir vivre en ce Monde, vous vous en doutez, c’est parfaitement inacceptable. Et cela, même en mettant de côté les équations du type Titans égal méchant et sacs à merde égale Reikois. Ou vice versa ? Avec le temps, même-moi je ne sais plus. Un sourire impertinent pour s'en moquer gentiment.

    Néanmoins, vivre, c’est exactement ce qu’elle avait l’intention de faire—n’en déplaise aux reikois. Sa nature, elle apprendrait à la cacher en arrivant en République (plus permissive que sa faction voisine), mais pour l’heure, sur les terres de Shoumei, elle était encore « chez elle ». L’honnêteté, son histoire, c’étaient les seules choses qui lui restaient, bien que Siame n’était pas du genre à s’attacher à certains détails. C’était ça, ou sombrer à la folie…

    J’ai besoin de protection, le temps d’arriver en République. Puis, d’une nouvelle identité, si cela fait partie de vos compétences. Je ne suis pas vraiment prête à offrir une seconde de plus de ma vie au Culte désintéressé des Titans. Elle insistait sur le mot, puisqu’elle le ferait à nouveau, bien plus tard, mais à sa manière et selon ses propres ambitions. Louée soit Aurya, – était-ce pointe de cynisme dans sa voix ? – être sa Fille m’a néanmoins valu de finir enfermée 5 000 ans durant et j’ai bien peur qu’aux vu des dernières extravagances titanides, je ne sois contrainte de retourner en « prison ». Ou pire…

    Il y eut un court moment relativement éloquent. Avait-elle réellement besoin de leur préciser ce qu’on lui ferait ?

    Et croyez-le ou non, mais… – Son regard balayait la troupe qui la dévisageait, notait silencieusement l’avidité prédatrice dans le fond de leurs yeux. Sa bouche à elle souriait d’une inspiration satisfaite. – ces 5 000 ans m’ont donné la démangeaison de vivre. Elle tenait à sa vie, bien que l’on pouvait en douter au vu du choix de camarades de route qu’elle faisait. Je pense qu’il est important de souligner que si l’un de vos compagnons ne se décident à me sauter à la gorge, j’ai bien l’intention de me défendre, corps et âme s’il le faut. Il me semble plus que normal de retourner la courtoisie, pas vrai ?

    Elle perçut, du coin de l’œil, la main qui se pressa subrepticement sur l’épaule de la seule femme de la troupe—sentit quelque chose de féroce et rebelle flamboyer quelque part en elle. Cette femme la regardait avec une dose de mépris telle qu’elle aurait pu jurer que l’air se faisait découper au couteau. On lui en voulait d’être (ici et ce qu’elle était) et l’Ange n’éprouva pas le besoin de rendre l’appareil. Au contraire. On ne lui ferait pas bouffer à elle le concept précaire de la jalousie entre femmes. Déjà car elle n’en était pas réellement une, et ensuite, car la possibilité qu’elle puisse un jour s’éprendre sincèrement de quelconque mortel relevait plus du miracle qu’une potentielle réalité. Et autant dire qu’elle ne croyait pas non plus aux miracles : il n’y avait bien que les fidèles pour penser qu’il y avait quoi que ce soit de miraculeux sur cette terre puisse exister. Non, l’Ange avait toujours vu les autres femmes comme une projection d’elle-même, avait toujours eu le réflexe de leur accorder l’indulgence et le peu de douceur qu’elle se refusait. Ou bien peut-être s’agissait-il simplement du besoin de combler le manque laissé par l’absence d’une sœur ? Elle embrancha, l’air de rien :

    Je peux payer. Une fois arrivée à notre destination, naturellement.

    Oui, l’Ange ne mentait pas encore, à cette époque. Ou du moins, rarement…

    Oh, et pour votre problème de surcharge, – Attentive la bête. Elle jeta un regard à l’homme au masque mortuaire, qui ne se tenait pas loin du cadavre couvert, au nom d’Alexey (bien qu’elle ne l’apprendrait peut-être jamais) – je peux m’occuper de la dépouille. Il n’en restera pas la moindre trace, c’est promis. Je peux même prononcer quelques mots pour apaiser son Âme et l’accompagner dans son voyage si vous y tenez. Elle le disait comme si elle avait fait ça toute sa vie, et en un sens, c’était vrai. Un rictus ironique tordit ses lèvres, histoire de manifester ce qu’elle pensait réellement de toute cette fumisterie religieuse. À son tour, imitant le mouvement que son vis-à-vis avait eu plus tôt, Siame porta solennellement (ou presque) une main à son cœur et ponctua sa proposition : Amen.

    J’oubliais presque… Sa main quitta sa poitrine pour se présenter à Carl, traversant le feu qui les séparait alors, sans pour autant que les flammes ne la happent—puisqu’on l’avait dit : « elle empestait la magie ». Siame. Ravie de faire votre rencontre. Pour longtemps, je l’espère. Haussement d’épaules entendu. Allons, disons au moins jusqu’à notre arrivée en République ? Quant au reste de l'histoire, – 10 000 ans à raconter, il fallait bien trouver des moyens de résumer, et l'Ange n'avait jamais été friande des monologues. S'écouter parler, elle laissait cet insupportable défaut au reste de l'Humanité – nous avons le temps, le voyage risque d'être long. Peut-être me raconterez vous comment vous êtes parvenu à rassembler tout ce beau monde ?

    A quelques mètres de là, un bruit avait retenti. L'auteur s'était précipité pour l'étouffer aussitôt.
    Pour sûr, on les épiait.


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    Carl Sorince
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  • Mer 15 Mai 2024 - 21:14
    Au coin de leur feu de camp aux flammes anémiques, assise parmi une bande de mercenaires, de pirates et d’assassins, la nouvelle venue aurait dû paraître acculée, effrayée, faible. Même une créature des titans devait sentir la proximité du danger, de la mort, lorsque rien ni personne ne faisait l'effort de dissimuler son attitude, dans une meute de forbans.
    Ses mots sibyllins n'auraient jamais dû sortir avec une telle arrogante diction. Hachée par l'angoisse et la crainte, chaque syllabe aurait dû ramper difficilement le long de sa gorge pour s'interrompre de manière impromptue, entre deux courtes respirations. C'était comme ça, en tout cas, que la plupart des êtres réagissaient, lorsque les Sanglots se resserraient autour d'eux, sans plus prendre la peine de dissimuler intentions et natures à la face du monde.
    Mais la dame ne faisait pas partie de la masse. Que ça soit une vérité ou non, elle disait avoir vécu des millénaires, rien que ça, et subi un outrage incompréhensible pour avoir vénéré les titans.
    Peut-être, au final, que la lueur dansant au fond de ses grisâtres prunelles n’était rien de plus qu’un stupide fanatisme, quand bien même le détachement dans sa voix comme dans ses propos rendait l’idée grotesque.
    Et peu importe, après tout, puisqu’elle devait mourir.

    Darius jura en sentant trop tard que sa prise ne serait pas suffisante. Vicieuse comme toujours, Mila se contorsionna pour lui attraper le bras et le tordre, forçant le forban à lâcher prise pour conserver l’usage de ses vieilles articulations. Dans un bond, la tueuse se dégagea, machette tirée au clair, avant que Joshua ne la plaque au sol pour la ceinturer prestement de ses bras aussi épais qu’un tronc de chêne centenaire. Incapable de s’avouer vaincue, la furie, sans se fatiguer à hurler, frappa de ses jambes dans les genoux du géant et mordit profondément son coude. Un fin filet de sang perla de la morsure, mais Joshua tint bon et affermit un peu plus sa prise, jusqu’à ce que le souffle vienne à manquer et que l’énergie de Mila, par extension, baisse drastiquement.
    La scène dura un peu moins de trois longues minutes. Carl, son habituel sourire en coin, ne lui attribua pas l’ombre d’un regard. Il dégaina Miséricorde pour utiliser sa pointe comme d’un tison et remuer les braises du feu mourant. Un flot d’étincelles ardentes jaillirent dans la nuit. Finalement, Mila sombra dans l’inconscience et, dans un claquement de langue agacé, Darius indiqua au géant d’aller la coucher dans sa tente, comme une gosse turbulente s’étant soudainement assoupie avant la fin du dîner.
    “-Ne le prends pas personnellement.“ Rassura le chef de bande après un instant de flottement. “Certains des miens ne se souviennent que trop bien des vieilles allégeances et de ce qu'elles ont apporté à notre beau pays.
    Un ricanement, suivi d'un lever de regard en direction de l'intruse qu'il venait d'admettre dans son camp. Son front se plissa dans ce qui ressemblait chez lui à une expression songeuse. Comme si il réfléchissait encore à la validité des paroles sortant à l'instant de sa bouche :
    “-Par chance, je suis moins réfractaire à l'idée d'offrir une seconde chance au culte et à leurs ouailles. Ma famille, après tout, était très croyante.
    Un aveu à l'honnêteté visiblement discutable mais qui devait, pour l'heure, suffire. Son attention se détourna de la dame et porta vers l'extérieur du camp, dans les ténèbres où sévissait toujours le spectre du groupe. Alexey s'extirpa de son manteau de nuit, la main gauche fermement refermée sur le col d'un prêtre aux yeux exorbités qu'aucun de ses lâches frères d'office ne viendrait libérer si, par malheur, ils décidaient de le découper dans le sens de la longueur.
    “-Il nous épiait.” Expliqua simplement l'assassin en se débarrassant de sa prise d'une bourrade. L'accusé glissa jusqu'au feu, s'arrêtant juste avant que les flammes ne puissent mordre dans sa chair ou le tissu de sa bure.
    Le sourire se volatilisa. La lame aux extrémités rougies replongea dans les entrailles des flammes, plus profondément cette fois.
    “-Je commence à avoir beaucoup de visiteurs par ici.” Sa voix était traînante. Désagréable à l'oreille. Il goûtait ses mots à chaque syllabe, les faisait durer en bouche sans masquer le persistant amusement que ce monde semblait lui déclencher. La moquerie, plus que le rire, se laissait deviner à chaque son sortant de ses lèvres éternellement souriantes. “Et je dirais que certains n'y sont pas les bienvenus, mais je ne saurais dire lesquels.” Un poing squelettique se posa sous son menton alors qu'il mimait une intense concentration. “Alexey, une idée?
    Le spectre tourna le masque mortuaire qui lui servait de visage en direction du prêtre venant à peine de se rétablir. Debout, voûté et misérable, l’importun semblait plus préoccupé par l’idée de passer pour… ce qu’il était, devant la dame, plutôt que de mourir dans les secondes qui suivraient.
    Alexey changea cet état de fait en venant lui chatouiller la nuque avec le carreau chargé de l’arbalète qu'il lui braquait dans le dos.
    “-Je dirais que ceux qui sont les bienvenus sont les clients. Et celui-ci n’a pas l’air d’un client.”
    Carl acquiesça et le venin de ses yeux sembla traverser le cœur du nouvel intrus lorsqu’il daigna enfin lui attribuer un regard. Une gerbe d’étincelles accompagna sa lame quand elle s’extirpa de son fourreau de braises. Comme un érudit l’aurait fait avec sa plume, le mercenaire fit danser l’arme à la pointe rougeoyante entre ses doigts.
    “-Et donc, si ce n’est pas un client, qu’est-ce que c’est?
    La bouche de l’importun demeura close et son interrogateur se garda bien d’en prendre ombrage. En attendant qu’il trouve en lui assez de courage pour se débarrasser de l’accès de mutisme passager liant ses lèvres, le serpent se releva, épousseta son manteau, s’étira avec désinvolture et déposa prudemment sa dague incandescente sur le bord de son tabouret improvisé. Ceci fait, alors que ses mains gantées s’en allaient récupérer son couvre-chef pour le placer sur ses cheveux hirsutes, Carl reporta le poison de ses yeux sur la silhouette famélique de sa nouvelle associée :
    “-Pendant que les autres discutent avec notre nouvel arrivant…” Une pause, calculée, faussement hésitante.”Siame c’est ça? Veux-tu s’il-te-plait m’accompagner jusqu’au défunt, que l’on puisse s’entendre loin de toute oreille indiscrète.
    Sa proposition, accompagnée par un bras tendu en direction de la carriole à la toile gelée, fut ponctuée par quelques rires de la part des Sanglots. Déjà, son fils favori sortait de sa planque pour dévoiler au moine sa figure ravagée et les multiples lames prises dans le tissu de son veston. Au passage, le défiguré attrapa la lame abandonnée par son patron pour déposer sa pointe brûlante sur ses cicatrices.
    Une nouvelle brûlure sans douleur -puisqu’aucun nerf n’avait survécu sur sa gueule de cauchemar- qui vint emplir les airs d’une odeur de couenne calcinée.
    “-Je vous laisse.” S’amusa Carl alors que Siame -certes un peu forcée par les circonstances- abandonnait là le nouvellement muet pour le rejoindre dans les ombres. “Et puis… je vous le laisse !

    Le duo disparut dans la nuit, lentement mais sûrement. Emporté par le vent montagneux, leurs paroles se perdirent loin de l’attroupement de mercenaire. Joshua, accompagné de Darius, ressortit de la tente de celle qui avait été consignée en grimaçant, s’efforçant de faire rouler une épaule qu’elle avait bien failli démettre. Alexey, son arbalète toujours braquée sur le dos du moine silencieux, ne bougea pas d’un cil. Ferg’ sourit d’un air gêné en sentant l’odeur qui émanait de la joue brûlée du fils favoris.
    Et Slick se passa la langue sur les lèvres, s’accroupit devant le prêtre, pour lui demander posément :
    “-Alors, comment ça va?”

    “-Comme je le disais, mes hommes ne sont pas très avenants et je m’en excuse.” Mentit Carl, les yeux plissés en cherchant la dernière lanterne à l’arrière de la caravane. “Mais, vraiment, si je puis me permettre, le fait que tu sois un foutu rejeton d'Aurya ne va pas aider si tu souhaites une nouvelle identité.” Enfin, le métal froid englobant le fruit de ses recherches heurta ses doigts. Il s'en empara, ouvrit sa trappe de verre, craqua une allumette et, d'un tour de manivelles grincantes, ajusta l'intensité de la flammèche dévorant la mèche.”Je sais, je ne suis qu'un vil flatteur, mais tes traits sont un peu trop parfaits pour qu'ils passent inaperçu, surtout si on passe par Kyouji. Les anges -même déchus- ont une fâcheuse tendance à fuir la défaite par les temps qui courent…Surtout ceux qui ont beaucoup de morts à se reprocher. Dans un camp ou dans l'autre.
    A la lueur de la lanterne, les milliers de cristaux de givres parsemant la peau grise et les lèvres bleues du corps gelé brillaient. L'hiver avait au moins ça pour lui : il rendait la mort plus avenante et bien moins odorante que l'été.
    “-Ma question, bien sûr, c'est comment une ange perdue souhaitant fuir notre beau pays par le plancher des vaches pour changer d'identité et s'offrir une nouvelle vie chez les républicains peut bien avoir quelque chose à offrir à de pécuniers salopards tels que nous ? Si tu n'as pas d'or ici, alors tu n'en auras pas plus là-bas et si tu as de l'or ici…” Un regard scandaleusement scrutateur détailla son angélique accompagnatrice. Et si son sourire aurait pu s'élargir plus, nul doute qu'il l'aurait fait à la fin de son inspection.“Il ne doit pas peser bien lourd. Et sa somme ne doit donc pas être conséquente.”De fait, les fines épaules de la fille d'Aurya, si droites pouvaient-elles être, semblaient peiner à soutenir le poids de la laine blanche censée la maintenir au chaud. “Autant le dire de suite, si tu penses pouvoir régler ta dette en nous offrant la paix de l'âme ou je ne sais quelle connerie liée à la confession, on va te laisser sur place. D'autres, plus mesquins que moi, auraient sans doute profité de l'occasion pour tenter je ne sais quelle sordide et indécente proposition, mais j'ai bien peur d'être un peu trop professionnel pour ça et, en réalité, terriblement chaste. Nous voilà donc dans une première impasse : Tu ne m'apporteras que des ennuis, tu es une des créatures les plus détestées du Reike -que nous devrons immanquablement traverser pour rejoindre les vertes prairies républicaine- tu es une bouche de plus à nourrir et, par les couilles fumantes de Kazgoth, tu n’as pas assez d’or pour négocier un élan de clémence.
    Un tel résumé aurait dû finir à enfoncer le clou, mais le ton dans sa voix, depuis le début de son interminable logorrhée, avait laissé sous-entendre qu'une solution existait.
    “-Mais j'aime les titans, ma chère amie tombée des cieux. Comble du bonheur, j’ai également une très bonne mémoire des visages comme des noms. Ma grande âme me fait penser qu'il faut se serrer les coudes, entre Shoumeiens, lorsque des enfants de putain en pagne n'ayant jamais découvert l'existence du savon viennent piller et souiller nos terres. Alors je te propose mon aide, tu fais disparaître le corps de notre ami ici présent.” Un pouce nonchalant se pointa derrière-lui, en direction du cadavre. “Et tu pourras prendre sa place en tant que poids mort. Une fois qu'on t'aura trouvé un coin sombre en République et une nouvelle identité, tu pourras partir et continuer ta vie, tu te souviendras de mon nom et de celui de chacun de mes amis ici présent. Et tu te souviendras de ta dette envers nous.
    Le silence fondit sur eux en même temps qu'une bourrasque glacée. Le tueur posa deux doigts sur le bord de son chapeau pour le maintenir vissé sur son crâne. La cape de laine blanche, rendue lourde par la neige fondue qu'elle avait récolté dans son sillage, ne bougea qu'à grand peine face aux assauts des éléments.
    “-Avoir une amie immortelle, ça me plaît bien, qu’en dis-tu?” Acheva-t-il, une pointe de moquerie dans la voix, encore. Quelque chose dans l'attitude de l’ange à son arrivée, dans sa façon de se présenter à eux, si gorgée de confiance, capable d’aller jusqu'à les menacer de riposte au milieu de leur camp, empestait le souvenir d’un grand pouvoir désormais inaccessible. La fierté d’une immortelle refusant de s’avouer totalement dans la nécessité de quémander l’aide des mortels. Une fierté respectable mais malvenue en de telles circonstances. Sans être féru d’histoire, Carl, comme tout bon Shoumeïen, avait entendu parler des vieilles légendes, des mythes, concernant Satoshi, le premier grand prêtre de Bénédictus, qui avait façonné Shoumeï à la gloire des titans. Sans grand mal, il imaginait l’attitude servile et béate des masses, à l’époque où l’homme n’avait pas encore saisi que les anges vivaient l’exsanguination aussi mal que n’importe quel être vivant. Juste avant que la première guerre contre les dieux n’éclate, les fils des titans avaient dû vivre dans la vénération constante des masses.
    Mais les temps avaient changé. Carl vénérait sa propre âme de mortel plus que toute autre chose. Les titans, comme tout le reste, n’étaient qu’un outil.
    Et leurs enfants aussi.
    Alors, si Siame souhaitait vraiment vivre, elle allait devoir abandonner son orgueil. Comprendre qu’elle ne valait pas mieux qu’eux.
    Sa fierté de vénérée, c’était ça, le prix de son passage.
    “-Bon !” Fit-il en claquant ses mains l’une contre l’autre. “Maintenant dis-moi, comment on se débrouille, pour le macchabée?” Il cligna des yeux dans l’espoir de chasser les flocons s’étant logés sur ses cils, puis précisa.”Son petit nom, c’était Jotheïm.
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    Siame
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  • Jeu 23 Mai 2024 - 19:51
    Siame n’avait pas menti. Quelque chose avait battu des ailes en elle, prêt à s’envoler à la moindre seconde. On lui en voulait : pour la guerre, pour son arrogance, pour tous les coups que les mortels avaient dû accuser depuis des temps immémoriaux. Elle s’était préparée à encaisser le choc—à tomber à la renverse, réceptionner douloureusement la haine de la fille et à tapisser la neige de débris de sang noir—puis à rendre coup pour coup, car s’il le fallait, c’était ce qu’elle aurait fait. Qu’on lui colle un carreau dans la tronche, il était hors de question qu’elle quitte ce Monde docilement. Mais les faits étaient les faits : elle était surpassée en nombre, et le carreau dans la gueule avant que son cerveau ne s’étale en une crème glacée de cellules grises ? C’était probablement ce qu’il se serait passé, si la furie blonde n’avait pas été arrêtée avant par ses compagnons. Elle s’était vu s’éteindre, brutalement, par pur orgueil. Oui, par orgueil. Oui et—merde. Quand on ne peut pas gagner, on perd. C’est ainsi, c’est la vie—qu’on lui sorte l’éternelle confiture aux connes “il y a un temps pour se battre et un temps pour survivre” s’il le fallait. Mais alors qu’elle reçoit subito presto la vague de haine, comme une claque, toute philosophie lui échappe.

    Elle avait fermé une paupière et avait attendu pour que...
    Finalement, rien. Il y avait toujours ce moment un peu décevant – avant que le soulagement ne l’emporte, qu’on ne retrouve un peu de clarté sur la situation – quand vous vous apprêtiez à faire la guerre et que celle-ci se trouvait abrégée par la force des choses. La voix de Carl vient la tirer de son état un peu second, et Siame chasse la mèche blanche tombée devant sa jolie gueule avec un soupçon de hargne.

    Je comprends. À cet instant, alors que son cœur tambourine encore dans ses tempes, impossible pour elle de trouver la moindre répartie spirituelle, autre que la flopée d’insultes qui lui vient à l’esprit. Douce Aurya, songea-t-elle – levant les yeux vers les Cieux, en signe de supplication – quel Monde de fous. Je le prends personnellement, le rassure-t-elle à son tour, pince-sans-rire-sans-plus-du-tout-l’envie-de-rire.

    Elle posa à nouveau le regard sur son interlocuteur qui lui faisait désormais part de ses vues supposément moins “étriquées”, histoire de calmer le jeu. Chaque mot qui s’échappait de lui, lui inspirait un peu plus de méfiance. Chaque sourire dont il transpirait aussi. Elle n’eut pas l’occasion de répondre que déjà, le fantôme du groupe s’approchait avec un nouveau gibier. L’Ange leva les yeux au ciel en reconnaissant le visage terrorisé de frère Hugues. Il ne manquait plus que ça. Qu’avait-il cru faire ? Elle n’avait pas non plus eu le temps de se questionner plus longuement, que déjà, on la trimbalait sans lui laisser véritablement d’autres choix : car après tout, cette petite scène n’avait été qu’une manière de lui montrer qu’il lui faudrait manœuvrer habilement sur ce champ de mines qu’était la petite meute – affamée de haine, et bon sang que quelqu’un vienne les nourrir, par pitié –, si elle ne voulait pas y laisser toutes ses plumes (enfin…).

    Ils s’étaient éloignés, laissant le frère aux griffes d’Alexey et ses compagnons, prêt à se pisser dessus (elle comprenait). Elle le suivait sans broncher, se contentant d’observer ses faits et gestes. Il y eut le craquement d’une allumette, puis, un peu de lumière pour lui révéler le cadavre : les lèvres bleuies par la mort, minces, et la peau blanchie par une hypothermie post-mortem. Siame aurait pu demander ce qui lui était arrivé, mais en vérité, elle s’en fichait. Il était mort, et à moins qu’un nécromant ne se cache parmi le groupe, il resterait mort. Quand il évoqua ses traits trop parfaits (Aurya ne savait de toute manière pas faire autrement)—Siame arqua les sourcils, sans s’émouvoir de quelque chose pour lequel elle n’avait finalement aucun mérite. Pourtant, tout aussi jolie soit-elle, elle nuança l’effet qu’était susceptible de provoquer sa Beauté—de toute manière souillée par les années et les épreuves, et dont la morsure restait un peu trop pérenne pour réellement disparaître. Qu’elle fut belle à ce jour n'était qu’un mensonge notoire : une pâle façade de ce qu'elle avait autrefois été. Si seulement sa conscience avait pu se trouver dans ses ailes plutôt que dans le reste de son enveloppe.

    Je ne savais pas qu’avoir une belle gueule constituait également un crime sur ces terres… Je doute que ce soit suffisant pour me condamner. Autrement – et elle ne plaisantait qu’à moitié, toujours vexée, le tout dans un cynisme mordant – je suis certaine que votre amie sera ravie de me refaire le portrait. Pour le reste… Je n’ai aucun sang sur les mains qu’aucun mortel encore vivant puisse se souvenir, bien que je doute que l’argument soit suffisant, là aussi.

    Elle fronça les sourcils, perplexe, tandis qu’il la scrutait de haut en bas sans la moindre gêne et laissait ses paroles défiler à propos de sa proposition. Où voulait-il en venir ?... Il se mit à sourire comme le beau salopard qu’il était, avant de poursuivre. Ah. Voilà, on y venait. Merde, hein. Prise la main dans le pot de confiture—elle qui était pourtant blanche comme neige. Son évidente précarité – il fallait dire que sa divine enveloppe lui permettait de se contenter de peu, qu’il se rassure sur ce point-là – ne lui avait pas échappé, et malheureusement, la noblesse vibrant dans son joli menton n’avait pas suffit à masquer la supercherie. Vraiment, à quoi bon ? Siame eut un mouvement de tête consterné en guise de réponse, mais ne vint pas interrompre le fil de sa réflexion pour justifier son mensonge éhonté. Il lui fallait bien l’admettre. Elle se contenta d’attendre patiemment la suite, scotchée aux lèvres de son interlocuteur—qui la menait avec la souplesse d’une anguille, sans s’en cacher, vers une solution.

    La nuit était fraîche, réalisa-t-elle, quand il conclut finalement sa proposition. L’Ange, elle, resta muette un moment, à le regarder dans le fond des yeux, tandis que la neige se confondait parmi la blancheur de sa chevelure. Une dette ? C’était trop facile, pas vrai ? Elle scrutait attentivement ses traits, contemplait ce sourire triomphal qui s’élargissait tandis qu’il lui proposait son “amitié”.
    En temps normal, Siame est curieuse. Là ? Beaucoup moins. Elle n’avait aucune envie d’aller découvrir ce qu’il lui avait inspiré ce sourire—mais elle finit tout de même par comprendre…

    Elle venait pour demander un peu d’aide, et voilà qu’il lui sortait son meilleur remix des Fourberies de Scapin. Quel putain d’enfer. Amis ? Franchement. Non seulement, le con se foutait d’elle, mais en plus, elle avait un bon exemple sous le nez de la manière dont il traitait ses “amis”. Est-ce qu’elle éprouvait intérieurement le besoin de lui foutre son poing dans la gueule ? Évidemment. Qui de sain ne l’aurait pas fait ? Extérieurement, Siame lui souriait avec l’amabilité d’une hôtesse de l’air, bien trop compréhensive. Il va sans dire qu’il n’avait jamais été question d’amitié, et elle lit le sous-texte en le maudissant. Oh, il jubilait, bien sûr. Tout ça, elle le voyait bien, ça lui était jouissif—et quand bien même il se targuait d’être “chaste” – au contraire du reste de l’humanité, si on oubliait les nonnes et les moines, et il n’était, ni l’un, ni l’autre – il se tenait là, bien heureux avec toute la relâche du monde, tandis qu’il lui suggérait de la dépuceler de son orgueil. Quel con. Il était finalement, non seulement comme tous les hommes, mais surtout comme tous les Hommes. Comme si on n'était pas déjà venu la cueillir dans les Cieux, voilà qu’il creusait un peu plus sous ses pieds pour la voir tomber plus bas encore. Il ne voulait pas marquer son corps, mais marquer son esprit. La mort de l’ego, voilà le prix. L’image était belle – bien sûr – et Siame y aurait certainement gagné à enterrer son indécrottable orgueil. Les années auraient d’ailleurs probablement dû la mener vers cette inévitabilité, si elle ne restait pas si splendidement imperméable à l’enseignement de certaines épreuves. Sans ça, elle n’était plus Siame ; elle n’était plus que l’Ange. C’était la perspective de voir la finir par parler par de courtes anastrophes—déjà qu’elle n’était que peu loquace. “Bouffer ton chapeau, tu mérites”. Non, vraiment, quelle mauvaise idée… Sa contemplation lui donna une moue pensive.

    J’imagine que je n’ai pas vraiment d’autres choix… Conclut-elle à la suite d’un interminable silence. Il fallait le dire, elle se sentait désormais un peu prise en otage – doutait sincèrement qu’on la laisse partir si elle décidait finalement de ne pas les suivre (ce qu’elle aurait certainement dû faire), alors, puisqu’on tenait son orgueil par les couilles… “Amis”, acquiesça-t-elle d’un petit mouvement du menton. (Quelle petite chanceuse faisait-elle). Jusqu’à que l'un de vos compagnons ne me confonde avec un paillasson durant la nuit, j’imagine.

    Autant dire qu’elle n’allait pas beaucoup dormir sur le chemin entre le monastère, Kyouji, et la République. Elle se demandait alors si tous ses “amis” avaient dû passer la même “épreuve”.

    Permettez-moi de revenir sur mes mots : cette rencontre n’est pas une réjouissance, c’est un véritable désastre. Les “amis” se devaient de se montrer honnête l’un envers l’autre, pas vrai ? Elle venait déjà de perdre, il n’allait tout de même pas la désosser en plus de son cynisme.

    Cela dit, Siame se souvenait parfaitement de ne pas avoir toujours gagné. Au contraire, elle avait plus souvent fini punie, avait plus souvent perdu—au jeu de la vie. Il s’agissait visiblement d’un schéma récurrent pour les enfants des Divins. Comment cela aurait-il pu être différent, quand même ses Maîtres échouaient face aux mortels (par là, elle entendait les créatures nées sur cette Terre et non des Cieux—il ne fallait pas être un génie pour comprendre, mais on ne sait jamais) ? En vérité, elle ne s’était jamais sentie plus détachée de cette guerre qu’à ce jour-ci, tandis qu’elle retrouvait tout juste un semblant de vie. Dans un monde comme le nôtre, Siame aurait récuré les chiottes s’il le fallait—et la suite de son histoire démontrerait qu’elle n’hésiterait pas à se salir les mains, dans tous les sens du terme. Après tout, elle voulait vivre, et c’était ça la “vie” ? Un précepte fondamentalement humain. Une envie indomptable, qui vous forçait à tout tolérer, tout accepter : à tout subir (comme par exemple ce foutu voyage, qu'elle commençait sérieusement à regretter). C’était dur, oui, ingrat, aussi. Mais c’était beau. C’était beau comme le désespoir savait l’être—quand il vous attendait dans l’obscurité, prêt à vous avaler tout entier juste pour mieux vous recracher, dans la boue et dans la merde. À cet instant, le regard du serpent qui lui faisait face lui donnait la sensation de lui mordre la chair : satisfait d’avoir habilement happé l’oiseau au vol. Visiblement, sa vie était sur le point de changer. Il fallait qu’elle paie (encore) pour ses péchés—celui-ci fut-il sa dignité.

    Je n’ai aucun doute que vous saurez utiliser cette “dette” à bon escient et j’espère que le jour venu, vous saurez apprécier le pouvoir qui se trouve entre vos mains à sa juste valeur.

    C’était certain, cette crapule malveillante allait se pointer au pire moment—quand elle aurait tout gagné, et quand elle aurait justement tout à perdre. Mais qui sait, avec un peu de chance, d’ici-là (car la quête serait longue), il aurait peut-être oublié son existence (l’espérait-elle secrètement). Siame était un peu plus froide, dans son attitude, maintenant qu’on lui faisait courber l’échine. C’est-à-dire qu’elle venait d’essuyer une tentative de meurtre, et qu’elle devait complaire ce mortel et ses manœuvres de vilain, alors forcément, ça n’aidait pas vraiment à la mettre dans les meilleures dispositions. Bon, autrement dit : l’Ange faisait la gueule.

    Elle laissa son regard glisser sur le cadavre à leur pied. En son for intérieur, elle le remercia le pauvre malheureux de lui céder sa place. Ses épaules se redressent tranquillement, tandis qu’elle tenta de chasser la frustration logée insidieusement dans ses muscles pour préparer la suite. Elle referme calmement les paupières et… Quel sordide salopard. Siame inspire profondément... Dans quelle merde je me suis foutue. Elle expire lentement... Bordel que c’est dur de se concentrer. Son ricanement hante encore les parois de son esprit. L’Ange parvient finalement à se faire violence et à occulter ses crispations. Et alors, c'est l'émeute sous leurs pieds. La terre tremble, la neige tressaute, jusqu'à ce que le sol se déchire. Le cadavre, lui, borde la fissure – juste suffisamment large pour accueillir son corps – prêt à quitter ce Monde. Le talon de l'Ange s’écrase délicatement sur l’épaule de leur ancien camarade. Jotheïm, parait-il, mais…

    J’ai suffisamment de noms à retenir, et du bout du pied, elle le pousse à la renverse, sans beaucoup plus d’émoi—son expression est à la suggestion d’une vie trop longue, de fantômes du passé encore trop soigneusement rangés dans un esprit qui obéit à la nécessité de tout compartimenter.

    Le corps bascule, et la terre se referme sur son souvenir, sans qu’on entende jamais le bruit sourd de la fin de sa chute—l’achèvement de son histoire. Désolée Jotheïm. Mais à cette heure-ci, l'Ange a d'autres préoccupations.

    Ils ne tardent pas à retourner tous deux au campement, là où on attend toujours avec le pauvre frère, qui ne sait plus quoi faire pour s’en sortir. Le moine s’agite de plus belle lorsqu’il voit l’Ange revenir – car après tout, c’était pour elle qu’il était venu – et il pousse un gémissement désespéré à son encontre. Pouvait-on seulement rêver d’un meilleur début au cauchemar que promettait d’être ce voyage ?

    — Je vous en prie, faites quelque chose, la suppliait-il, les mains jointes à son encontre, le regard injecté de sang—qu’on l’eut malmené ou pas, le pauvre était complètement affolé et il semblait qu’on prît un malin plaisir à l’effrayer davantage.

    Siame avait de la peine. Hugues avait pansé ses blessures, et bien qu’elle ne lui devait rien selon ses propres prérogatives, il ne lui avait rien fait, et elle n’avait pas envie de le voir dans un tel état. Il restait là, recroquevillé sur lui-même au sol, les genoux dans la neige, tentant de calmer au mieux sa respiration. Mais c’était bien écrit, quelque part, dans les livres divinistes, qu’il faudrait un jour souffrir… Elle scruta insensiblement son visage, sans lui faire l’affront d’adopter une mine désolée. Bien sûr, l’Ange aurait pu tenter de plaider en sa faveur – ce n’était qu’un malheureux moine, il ne représentait pour eux aucun danger –, montrer son désaccord – tout ça, c’était quand même un peu excessif, non ? – ou manifester son désintérêt pour la chose, en faisant volte-face. Mais ce n’était pas là le marché qui lui avait été (en réalité) proposé, n’est-ce pas ? La question n’était pas de savoir ce qu’Elle aurait fait ou pas dans cette situation, ni de savoir quelle décision elle aurait prit.

    Non. La question était de savoir ce que Lui, souhaitait faire, pas vrai ?

    Siame détourna le regard du moine, pour s’en remettre à la volonté de Carl, dans une humilité qui lui aurait paru écœurante – tant cela lui donnait le sentiment de se montrer domestiquée et velléitaire –, s’il n’était pas question de sa survie.


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    Carl Sorince
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  • Mar 28 Mai 2024 - 23:25
    Un regard morne, à peine enjolivé par les rides de sourire apparaissant aux commissures des lèvres de son possesseur, observa sans ciller le cadavre d'un fidèle ami disparaître dans une faille conçue par la fille d'une déesse. Aucune surprise, aucune émotion ne se lisait dans l'immobilisme du mercenaire aux côtés de l'Ange, seulement l'indice d'une curiosité tout à fait intéressée à l'égard des pouvoirs de sa nouvelle camarade d'infortune.
    Un énième coup de vent emporta les bords de son manteau sans qu'il ne bouge, un nouveau rictus dévoilant déjà ses crocs limés en pointe alors qu'il découvrait ce qui se trouvait derrière le masque gracile -fragile mais pas trop- que Siame s'évertuait à arborer jusqu'alors. Ce n'était rien de très évident pour des tueurs comme ceux de la Sanglot. Une froideur d'action si éminément coutumière, pour eux. Quelque chose qui n'appartenait qu'à ceux capable de commettre une exaction par caprice ou par nécessité et de n'en ressentir aucune culpabilité. Il la devina ancré en elle, lorsque de ses lèvres fines filtrèrent les quelques mots qui servirent de requiem au défunt.
    “Trop de noms à retenir.”
    Un caprice si anodin et pourtant si révélateur, résultant sur un geste rendu brutal par sa simplicité, sa fluidité.
    On pouvait tant apprendre de quelqu'un, simplement en l'observant disposer d'un cadavre.
    Et puis le Serpent passa sa langue sur ses dents pointues lorsque la faille se referma sur les restes de Jotheïm.
    “-Je pense que vous vous trompez, ma très chère amie. Cette rencontre -pour nous deux- est tout sauf un désastre.

    Le frère Hughes avait retrouvé son nom et l'usage de la parole dès lors que la lame de Miséricorde s'était approchée de son globe oculaire. Par miracle, son porteur partiellement défiguré n'avait point jugé bon de poursuivre son office sitôt qu'il avait bredouillé nom, prénom et intentions. En lieu et place, le Fils Favoris s'était fendu d'un sourire encore plus ignoble que sa face, avant de lui attribuer une petite claque “amicale” sur le bord de la joue.
    “-Il voulait savoir ce que nous voulions à l'Ange. Un chic type, ce frère Hughes.” Rapporta Slick, vautré sur le tronc abandonné par son chef, sitôt ce dernier revenu avec sa nouvelle amie.
    De la pointe de la dague, le défiguré se curait les ongles en jetant les rebus dans le feu, les jambes croisées, sa main libre posée sur le genoux, comme si il se trouvait seul, assis au coin d'un feu de cheminée, et non avachi sur un siège improvisé au milieu d’une bande de malfrats, en train de surveiller un intrus. Les yeux écarquillés par la terreur, le rat de monastère chercha un minimum de soutien dans celle qui se trouvait à l'origine de sa malheureuse situation sans rien récolter d'autre qu'un évitement évident et manifestement gêné.
    Puis le chef de bande claqua la langue, tendit la main et l'arme changea de propriétaire. D'un pas trop calme, il s'approcha du prisonnier sans même le regarder, son attention entièrement aspirée par les ténèbres, derrière le moine. Celles qui dissimulaient les autres, tous ces témoins silencieux, leurs faces consacrées collées aux fenêtres de la baraque divine, la perle de sueur au menton, l'œil larmoyant et le front plissé par l’inquiétude.
    Puisque même un moine perdu dans un coin aussi reculé savait que des meurtriers comme eux ne laisseraient pas de témoin, si, par caprice, la dague venait à pénétrer la gorge trop servile du frère Hughes.
    “-Qu’as-tu imaginé, mon humble ami, en osant quitter les murs de ton petit mouroir pour espionner l’angelote ?
    Le défiguré parlait avec si peu d’application et tant d’agressivité qu’Hughes n’avait eu aucun mal à le considérer comme l’un de ces fous battant la campagne pour assassiner et voler au plaisir. Mais celui-ci était différent. Le Père Supérieur lui avait dit de s’en tenir éloigné, de n’adresser la parole à aucun d’entre-eux, sauf en cas d’extrême urgence. Ses frères et lui s'étaient attendus à une bande de brutes mal éduquées, incapables de comprendre la beauté du divin.
    Mais l’homme face à lui, maigre et souriant, parlait sur le ton de la discussion en faisant preuve d’une éloquence indubitable. Les mots sortaient de sa bouche avec élégance. Nul accent n’entravait sa diction irréprochable et, même alourdi par ce manteau de cuir qui ornait ses épaules, son physique restait plus proche de celui d'un aristocrate épicurien que d'un coupe-jarret habitué aux règlements de compte sanglants.
    Sa dague restait le seul élément véritablement intimidant, chez lui.
    Et pourtant la terreur que le moine ressenti, lorsqu'enfin ce foutu malfrat s'arrêta devant lui pour planter son regard empoisonné dans le sien - sans même prendre la peine de se baisser à son niveau - lui sembla si viscérale et intense qu'elle balaya en un battement de cœur le souvenir du balafré et de son odeur de peau brûlée.
    Ils restèrent ainsi pendant quelques instants. Hughes, à genoux dans la neige fondue, paralysé de stupeur, parfois agité de quelques ridicules tremblements face à son bourreau, debout, le menton plissé par ce sourire narquois, cruel, qui déformait ses lèvres et dévoilait ses dents trop pointues. Et puis, lorsqu'enfin le moine s'avoua vaincu en baissant le regard, le plat de la lame miséricordieuse se posa en-dessous de son nez, pénétra à moitié dans une narine, pour le forcer à continuer de le regarder.
    “-Nous ne l'enlevons pas, petit homme. Elle est venue à nous pour nous demander une escorte et, en bon croyant, j'ai accepté.
    La dague se retira pour laisser place à une main tendue que Hughes considéra quelques instants avant de la saisir pour se faire hisser sur ses deux jambes tremblantes tel un enfant.
    Une fois redressé, nez à nez avec ce chef de bande trop éloquent, Hughes cligna des yeux larmoyants en voyant l'arme qui avait ainsi menacé sa vie rejoindre son fourreau.
    La main gantée du mercenaire lui tapota l'épaule. Ses crocs brillèrent à la lumière de la lanterne accrochée à sa ceinture. Puis il pouffa :
    “-A quoi tu t’attendais, franchement ?
    Lui-même ne le savait pas. Enfin, le chapeau et son propriétaire se détournèrent de l’intrus ayant fait irruption parmi eux sans y être invité.
    “-Un jour viendra où vos titres ronflant et la divine portée de vos soi-disant missions ne pourront plus vous protéger. Ce jour-là, les claques-genoux de ton genre pleureront et prieront en tentant de rassembler leurs propres tripes.
    Le balafré s’écarta du siège improvisé que son séant osseux occupait pour laisser son patron s’y installer.
    “-Et ce jour-là, il ne restera plus que les gens comme nous pour vous venger.
    Un haussement de sourcil, un regard furtif dans sa direction et un mouvement de main furent les seules indications que Carl offrit aux moines pour lui indiquer qu’il le congédiait.
    Hughes s'en empara d'un bond ridicule. Et c'est les mains refermées sur le tissu de sa toge trop longue qu'il s'éclipsa en sautillant à moitié dans la poudreuse, pour rejoindre ses frères sans ajouter un mot de plus.
    Et sous les rires moqueurs d'une demi-douzaine de tueurs, il retourna s’enfermer à doubles tours dans son monastère condamné à la ruine.

    “-Je comprends l’envie de partir. Il n’avait pas l’air d’avoir beaucoup de conversation.” Persifla Carl, sitôt débarrassé du moine. Quelques rires supplémentaires accueillirent cette nouvelle saillie, puis moururent doucement alors qu'un semblant de sérieux venait s'inscrire sur les traits si facilement moqueurs du Serpent.
    “-Qu'est-ce qu'on en fait, alors ?” Manda Slick, à la volée, en pointant du menton leur invitée.
    “-J'ai promis à Siame une protection et une escorte jusqu'en République.” Commença Carl tout en attrapant une gourde posée contre son tronc-siège pour boire une gorgée. L'annonce ne souffrit d'aucune forme de discussion. Darius comme Slick y veillèrent. Une fois désaltéré, le mercenaire reboucha le récipient, toussota et repris sur le ton de la conversation : “Et j'entends bien tenir ma parole, alors prenez-en soin.” Il se tourna vers la principale concernée. “Pour cette nuit, je pense que tu peux nous faire grâce d'un peu de place en retournant dormir parmi tes chevaliers-servants.” La référence aux occupants du monastère déclencha quelques nouveaux jappements de hyènes qu'il accompagna d'un énième ricanement. Et puis ses sourcils se froncèrent imperceptiblement, comme si le Serpent se forçait à garder son sérieux. “Pour le reste, à moins que tu n'aies de quoi te lancer dans le bivouac : je te ferai don de ma tente et irai dormir ailleurs.
    Tous les mercenaires encore éveillés échangèrent des œillades silencieuses. Alors Darius, assis contre sa propre demeure de toile et de piquets, s'appuya sur ses cuisses pour se lever dans un concert de craquement et marcher d'un pas lourd jusqu'à l'Ange.
    “-M'dame.” Gronda l'ancien forban en baissant la tête dans un geste de salut approximativement respectueux. Déjà, les autres Sanglots se repliaient dans leurs “chambres”, attribuant au vétéran regards amusés et salutations de la main qu'il leur rendit d'un grondement. “Je serai votre ombre pendant toute la durée du voyage. Darius, c'est mon nom.
    Carl l'observa faire pendant quelques instants, le regard voilé par ses propres songes, avant de s'en aller rejoindre la tente de Mila. En faisant preuve d'une délicatesse inattendue, il s'accroupit à l'entrée, murmura quelque chose que personne d'autre qu'elle n'entendit puis, lorsqu'une réponse lui vint, tordue par des pleurs, le Serpent se glissa à l'intérieur doucement.
    “-Je crois que vous avez déjà compris qu'il vous faudra faire preuve d'une grande prudence avec certains des nôtres, m'dame. Jamais ils n'oseront vous attaquer frontalement, maintenant. Mais certains pourraient vous faire de sales tours pour peu que l'occasion se présente. Si je m'absente et que le chef n'est pas là, restez à côté du grand costaud. Il peut faire peur, mais Josh’ est une valeur sûre.
    L'ombre qui avait saisi le moine se matérialisa parmi eux, brusquement, pour s'agenouiller près du feu et commencer à dérouler les bandages maintenant en place le masque mortuaire protégeant sa peau morte. Lentement, méthodiquement, il retira une à une chacune des bandelettes pour les déposer dans la neige jusqu'à ce qu'une première touffe de cheveux blancs, clairsemés, ne s'extirpe de son linceul de tissu et que le masque laisse place à une chair pâle et suppurante.
    Darius lorgna vers la silhouette longiligne qui, en leur faisant dos, épargnait au duo la vue de sa gueule ravagée par la peste, avant de reprendre son exposé.
    “-Nous partirons à sept heures. Alexey viendra vous chercher. A lui-aussi, vous pourrez faire confiance, mais il voyagera devant nous, jamais avec.
    Un millier d'étincelles rougeoyantes jaillirent dans l'air lorsque l'acier du masque s'écrasa parmi les braises. A l'aide d'une pince, son propriétaire retourna son faux-visage pour que la face intérieure chauffe davantage.
    Il y eut un cri de rage, féminin, unique et strident, qui s'extirpa de la tente où le chef de bande s'était introduit…suivit d’un flot de murmures étouffés par la toile.
    Les épaules du pestiféré furent agitées par un rire sans joie. Calmement, il attrapa son masque aux bords rougeoyants, appliqua quelques poignées de neiges dessus…
    Avant de le remettre sur son visage, en laissant un soupir plaintif filtrer de sa bouche aux bords collés par un mélange de pus et de larmes.
    “-Sept heures.” Répéta Alexey en tournant sa face de nouveau dissimulée en direction du vieux et de sa protégée. Au travers des fentes du crâne stylisé, ils purent croiser de grands yeux gris, exorbités par une douleur que l'habitude ne parvenait pas à amoindrir. Puis il attrapa ses bandelettes, se releva d'un bond avant de repartir dans les ombres, son arbalète en bandoulière, de la fumée s'échappant des chairs cautérisées par son propre masque.
    Une main couverte de bagues usées perdue dans la barbe qu'il lissait machinalement, Darius, tout en observant son comparse retourner dans son domaine, se permit un dernier commentaire.
    “-Personne ne vous en voudra si, par crainte ou manque de motivation, vous ne vous présentez pas à nous, demain.
    Et puis il s'éclipsa à son tour, pour arracher à la nuit froide quelques heures de repos.
    Personne d’autre ne vint la déranger, après ça.

    Au petit matin, les tentes étaient déjà pliées. Un timide soleil, à défaut de parvenir à faire fondre la neige, s’était au moins chargé de chasser les nuages. Fourrures et peaux d’animaux, enroulées puis attachées les unes aux autres par de robustes cordes, furent entassées à l’arrière de la charrette, de même que les paquetages de chacun. Les chevaux aux sabots partiellement gelés mais aux panses déjà remplis par un déjeuner à base de carottes et de foin gracieusement offert par leurs maîtres patibulaires, se tenaient prêts à bouger sitôt que Darius, assis à l’avant, ne claque de la langue. A ses côtés, Fergusshon, emmitouflé dans une laine elle-même recouverte d’une cape sombre, jurait -ironiquement- comme un charretier en blâmant les éléments pour ses difficultés à trouver le sommeil lors de la nuit précédente. Debout à quelques pas du véhicule aux roues grinçantes, Joshua le géant, appuyé sur l’énorme espadon à pointe carrée ayant un jour fait son infâmie, marmonnait dans sa barbe contre la malchance lui ayant coûté sa place à l’avant, perdue lors d’un pari avec l’emmitouflé précédemment mentionné. Avec Slick et Alexey, il allait devoir ouvrir la marche dans l'optique de détecter tout éventuel obstacle susceptible d’endommager leur transport. Accrochée d’une main à l’un des crochets de lanterne pendant sur le flanc de la charrette, Mila, se balançait de droite à gauche, sa main libre caressant de temps à autres la poignée de la machette reposant dans le fourreau à sa cuisse.
    Et Carl, avachi à l’arrière, une jambe pendant dans le vide, scrutait le monastère en triturant le bord de son chapeau entre ses mains gantées, tandis que le spectre au masque mortuaire qui lui servait d’éclaireur s’en allait chercher leur nouvelle cliente.
    “-Dix contre un qu’elle ne vient pas.” Paria Fergusshon, à l’avant.
    “-On est même pas dix, pauvre connard.” Lui répondit Joshua.
    Ils rirent, tous. Et puis Mila cessa ses balancements pour rejoindre le plancher des vaches et grincer :
    “-Et moi je vous parie que c’en est pas une vraie.”
    Les yeux de Carl se plissèrent lorsqu’elle vint le défier du regard en passant devant lui. Manifestation, leur petite conversation nocturne n'avait pas suffit à éteindre les doutes ayant su percer au travers de la folie de sa médecin attitrée.
    “-Ça te tuerais d’admettre que tu as eu tort, hein?
    -Dit-il.” Pouffa la tueuse en disparaissant de son champ de vision pour aller se pendre aux crochets de l’autre côté de la diligence.
    “-C’est vrai qu’elle n’a pas d’ailes.” Tenta Joshua. Le Serpent le fusilla du regard et le géant s’en alla ouvrir la marche sans rien ajouter.
    “-Si j’ai tort, tu pourras en faire ce que tu veux, cocotte.” Accorda-t-il, bon joueur, alors qu’une porte s’ouvrait face à Alexey, au loin.
    Le ronronnement d’approbation qui s’extirpa de la gorge de Mila inquiéta l’entièreté des membres de l’équipe, à l’exception du chef de bande. Et c’est dans un ricanement sinistre qu’elle lorgna à son tour en direction du monastère.
    “-Alors, finalement... moi-aussi, j’ai bien envie qu’elle vienne…”
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  • Dim 2 Juin 2024 - 11:37
    Carl était un mauvais menteur. Pas parce qu’il mentait mal, non, parce qu’il se riait de la vie—et qu’il voulut qu’on sache qu’il le faisait. Les dents dénudées, décharnées, du mortel avaient brillé à la lueur sépulcrale de la lune ; et la gorge de Siame s’était contractée en réponse. Tout chez lui se déclinait en lignes tranchantes : ses dents, oui ; ses regards aussi, tout comme ses sourires ; la suggestion de son ossature comme son cartilage ; et même cette voix, éraillée, qui lui sifflait encore dans l’oreille...

    L’Ange se trouvait dans une position inconfortable. C’était évident, tout ça ne présageait rien de bon. Il jouait selon ses propres règles et elle commençait tout juste à en comprendre la teneur. Parce qu’il feignait la connivence, et que chaque mot échangé sonnait faux : parce que chaque parole se partageait entre la farce et la menace. Parce que son amitié, sa façon de mettre la lumière sur ceux qui l’entouraient n’était qu’une manière pour lui de faire régner sa petite terreur—de les tenir les autres par les couilles, tout en s'aspergeant allègrement du parfum révoltant de l’impunité. Il rendait son approbation indispensable, si bien que quiconque, à côté, ne pouvait que se sentir figurant. Elle devait l’admettre, il se montrait malin—et cela réveillait en elle une espèce de petite rébellion, de celle qui, au fond, n’avait aucune envie de le laisser s’en tirer si facilement.

    Hugues, parmi les Sanglots, c’était un drôle de tableau. Le pauvre occupa la place qu’elle-même avait tenue quelques instants plus tôt. Siame dirigea son regard vers le gamin défiguré, avant d’en revenir à Carl et au spectacle qui se déroulait dès lors sous ses yeux. Autour, le groupe s’était tu. Et le moine ; lui, n’avait pas osé rétorquer quoi que ce soit. C’est à peine s’il était parvenu à soutenir le regard qui lui fut adressé. Ainsi donc, tout le monde avait le droit à sa propre version du petit duel de regards… Le frère se releva avec la pâleur d’un cadavre—mais bel et bien vivant. Sa lèvre trembla, tandis qu’on le questionnait—lui, incapable d’apporter la moindre réponse. Et pourtant, Hugues savait parfaitement ce qu’il avait espéré faire en prenant le risque de s’aventurer jusqu’au campement. Le frocard s’était simplement dégonflé. À la véritable rencontre de l’Ange – la Messagère de ses Dieux – il s’était, lui aussi, sentit pousser des ailes. Il s’était découvert une frasque de jeune homme, d’aventurier—du gamin qui se transforme en voleur pour la première fois, devant l’appel d’un joli joyau. Une poussée déraisonnée s’était emparée de lui et avait chassé la couardise déplorable avec laquelle il était fatalement né. Quelque chose en lui avait hurlé “vas-y, vas-y !” : son courage avait jailli comme un soufflé bien gonflé, et aussitôt face à la première secousse—il s'était affaissé en un plat lamentable. On avait beau s’auréoler de toute la braverie du monde, face à des coupe-jarrets ; des criminels ; des monstres sanguinaires, il fallait un peu plus qu’une poussée d’ailes. Hugues s’en était allé, la queue entre les jambes, sous l’hilarité du groupe. Siame, elle, n’y prêta pas d’attention. Son regard se retourna seulement vers le groupe lorsqu’elle entendit son nom prononcé.

    J’aime assez cette idée, avait-elle déclaré dans une expression où il était vain de chercher la moindre émotion, lorsque les rires s’étaient finalement calmés. Merci.

    Darius, le pépé du groupe, s’était levé pour se présenter. Elle crut entendre ses genoux craquer, et il avait avalé la distance qui les séparait. Siame lui rendit son salut retour. Il la mettait en garde – de manière tout à fait charmante –, et elle sentit un léger pli de sarcasme poindre au coin de sa joue. C’était bien plus qu’un avertissement, en vérité : c’était l’annonce d’un futur à venir. Tandis qu’il parlait, elle glissa un regard à “Josh’”, le colosse, qui lui fut nommé, l’examinant un instant sous toutes ses coutures, avant de lui offrir un hochement de tête.

    J’ai bien compris. Je vous remercie de votre sollicitude, Darius.

    À défaut de se montrer plus aimable à cet instant, elle apprécie silencieusement les conseils du “vieillard”. Il n’y avait aucunement besoin de faire dans l’excès de zèle lorsque le petit groupe de tueurs se suffisait à lui-même à cette occasion—et s’adapter n’était rien d’autre qu’une manière de plus de survivre dans un monde comme celui-ci. Les cris éplorés qui viennent de la tente – où se tient alors ce que Siame considère comme un conseil de guerre imaginaire – et le discours de l’homme qui lui fait face n’en est qu’une preuve supplémentaire. S’il s’agissait de s’amoindrir et de s’effacer pour parvenir à subsister à cette épreuve que s’annonçait être les Sanglots, l'Ange acceptait de le faire, pour un temps. Oh, c’est une copie un peu insipide qui se fait alors d'elle, loin de celle qu’elle est véritablement : mais parfois, il fallait savoir mettre de côté sa petite folie personnelle pour espérer accomplir quelque chose. Les présentations se poursuivent et Siame glisse son regard sur Alexey—le squelette, dont la silhouette accroupie se découpe alors sur les flammes. De dos, il cachait son visage fondu comme du goudron chaud. Pour l’heure, il est celui qu'elle appréhende le moins : pas parce qu’elle déconsidère ses capacités à faire juter une cervelle par un nez – elle a bien compris qu’autrement, il ne serait pas ici –, mais parce qu’il se tient loin, et qu’il parle peu. Comme un animal sauvage.

    Sept heures, c’est entendu. Darius lui fait part de la possibilité qu’elle a, si l’idée lui venait de se dégonfler. Mais Siame a compris, depuis son retour dans ce Monde, qu’elle n’a qu’une seule option. Elle écouta ses paroles avec attention et lui décocha un sourire faussement doux. Mais moi si. Je m’en voudrais.

    Peut-être était-ce là un choix désastreux, peut-être que le prix de ce voyage parmi eux, sans qu’elle ne le sache encore, fut trop grand pour prendre ce risque. Mais le Monde lui demandait un prix exorbitant pour vivre, alors…


    Quand elle retrouve le confort tout relatif du petit monastère, Hugues l’attend, dans l’angle d’un couloir. Il se tritouille les doigts, la regarde approcher avec son air de chien battu. Siame l’attrape au vol sans le moindre ménagement. Ses doigts se referment vivement sur le col de son habit monastique, et elle l’attire à elle, colle son nez au sien. Sa main vibre d’une frustration qu’il ne lui comprend pas – comment pourrait-il ? – et il se met à bafouiller quelques mots, avant que…

    Où aviez-vous la tête, sérieusement ?! Ses mots sont un murmure, mais sifflent, comme une claque, et une chose furtive se tortille dans les yeux de l’Ange. Quelque chose qu’il n’avait pas espéré voir dans ses yeux d’une créature divine, comme elle.

    Le sang qui colore sa narine, petit souvenir de son échange avec le chef de la bande de tueurs, se met à couler de plus belle, dans un long sillon pourpre, très satisfaisant. La chair de son visage se crispe, et devient une grimace.

    — Je… Je ne peux pas vous laisser partir avec eux seule ! Je vais vous acc…

    Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, Siame l’arrêta net, d’un claquement de langue hargneux.

    N’y songez même pas. Ne songez même pas à terminer cette phrase, ou j’érigerais sur les murs de ce monastère une plaque commémorant ce jour comme votre date de mort. Vous avez perdu la raison.

    — Vous avez besoin de quelqu’un pour panser vos plaies !

    Si vous faites ça, vous ne pourrez jamais remettre les pieds ici ! On ne quitte pas les Ordres avec l’espoir d’y revenir. Il tenta de se justifier, commença à balbutier quelques incohérences, avant qu’elle ne le coupe à nouveau. Hugues, écoutez-moi. Vous allez retourner dans votre chambre, et demain, à l’aube, vous reprendrez votre routine habituelle. Tout le monde ici fera comme si tout ça n’était jamais arrivé. Bravo pour la tentative de bravoure, mais cette petite folie audacieuse prend fin ici et maintenant.

    Elle relâcha finalement le col du moine. Siame ne s’inquiétait pas spécifiquement du sort du frère. Au contraire, à vrai dire, s’il pouvait servir de souffre douleur à sa place, il ne lui viendrait pas à l’idée de s’en plaindre. Non, ce qui l’agaçait davantage, c’était qu’il représentait alors une entrave à sa crédibilité. Et qu’elle n’avait pas la moindre envie de devoir faire du babysitting.

    Autrement, je vous tuerai moi-même.

    L’impassibilité glacée avec laquelle elle le dit doucha toute volonté chez le moine. Hugues en est convaincu désormais : cette femme n’était pas un Ange. C’était une alien. Comment pouvait-elle passer du tout au rien, et du rien au tout, en l’espace d’un claquement de doigt ? Tentait-elle seulement de lui faire peur – comme si sa petite aventure nocturne au sein de la petite bande ne lui avait pas suffi –, et eut-il l’idée d’y voir ici l’effort non avoué de lui épargner un sort plus funeste encore ? C’était le problème, lorsqu’on se donnait l’apparence d’une froideur à toute épreuve. Il y avait toujours des types tartes à bouffer des pieds de chaises pour y voir là une cuirasse sous laquelle se cacherait quelque chose de plus doux, de plus tendre, quelque chose à sauver.

    Et elle était partie, le lendemain matin. À sept heures. Le frère Hugues ne s’était pas présenté à la messe ce matin-ci. Il l’avait regardé rejoindre l’homme au masque, derrière la vitre embuée de sa petite chambre. Les deux avaient échangé un regard – pas le moindre mot – et avaient quitté l’enceinte du monastère. Il ne la reverrait plus jamais.

    Cette fois-ci, lorsque Siame arriva au campement, elle savait à quoi s’attendre. Les tentes avaient été repliées, et tous les Sanglots se tenaient prêts à partir. Il y eut un flottement, congestionné, à leur arrivée, et l’Ange perçut dans l’air les messages cachés, les questions tues et les menaces voilées : le rapport de force qui se manifestait parmi les acteurs du groupe. Elle eut le sentiment qu’on ne la regardait pas vraiment, qu’on regardait derrière elle, comme si quelque chose lui avait manqué à cet endroit précis. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre. Ils se demandaient tous la même chose : “où sont-elles ?”. La question se lisait sous tous les visages. On lui avait déjà demandé. Avec plus ou moins de soin, avec plus ou moins de délicatesse ou de subtilité : mais c’était toujours la même question. Siame sent une tension dans son ventre, un murmure d’incertitude qui vient la pousser du bout du doigt. Elle comprend alors que ses ailes, sa race, serait autant sa porte de sortie que sa perdition dans ce Monde-ci et qu’il lui faudrait se justifier lorsqu’on lui posera la question. Elle se demande lequel d’entre eux sera le premier à le faire. La fille, qui la dévisageait, frétillait désormais comme un chat prêt à jouer avec une souris (possible) – Darius, avec ses yeux noirs et mélancoliques, qui avait pour lui, la finesse de ses années (probable, mais elle doutait) – Alexey… (non) – Joshua, la brute épaisse, à qui elle accordait sans mal une tendance à parler avant de réfléchir (pourquoi pas) – ou… lui—qui se donnait l’air de vous scruter jusqu’au fond de l’âme et d’y lire tous vos affreux secrets, spécifiquement ceux que vous auriez préféré oublier.

    Je suis prête.

    Nous étions le 31 décembre. Le froid mordant s’invitait dans chaque pli des manteaux, comme un invité indésirable, comme une lame glacée lancée pour vous entailler la peau. Le soleil à peine levé peinait à réchauffer l’atmosphère, et Siame considérait sans mal qu’il aurait fallu plus que quelques timides rayons dorés pour rendre la troupe plus avenante. On avait quitté les abords du monastère sans un regard en arrière. L’Ange avait regardé Slick et Alexey prendre les devants et peinait désormais à distinguer leur silhouette à travers les pins se dressant sur le chemin. La route, elle, était tapissée d’une neige immaculée, et chaque trace laissée était la preuve de leur passage. Le silence pesait lourdement, seulement rompu par le claquement sinistre des lanternes. Une belle journée d’hiver, aurait-on volontiers avoué, mais l’Ange savait que dans n’importe quelle beauté se cachait une menace sournoise—une invitation que seuls les plus fous et les désespérés acceptaient. Son regard lorgna attentivement sur ceux qui l'accompagnaient, passant d’une silhouette à l’autre. Fou, fou… Désespéré. Les deux. Fou… compta-t-elle en son for intérieur.

    Venait-elle de se livrer elle-même en pâture ?




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  • Sam 8 Juin 2024 - 16:21
    “-Je déteste la neige.” Pesta Fergusshon, les bras enfouis dans les manches, sa tête enfoncée dans son écharpe. Un cahot de plus secoua la caravane toute entière. L'un des deux chevaux, celui à la robe entièrement noire que Darius appelait “le méchant”, se mit à renacler en agitant sa grosse tête d'avant en arrière, tel un enfant demeuré. La banquette avant, que le bellâtre partageait avec Darius et ses rênes qu'il n'échangerait avec personne, vibra durement pendant quelques secondes, puis le calme revint. Un coup d'œil en direction du vieux pirate lui indiqua que cette mésaventure ne l'avait absolument pas perturbé, et que la perspective de perdre des morceaux du véhicule alors qu'ils descendaient une pente abrupte, sur une route trop petite, située entre une paroi inégale bordant la route, à droite, et un précipice offrant une vue diablement ouverte sur la pointe du sommet d'arbres épineux, quelques quinzaines de mètres plus bas, à gauche, ne semblait pas même lui venir à l'esprit.
    “-Détends-toi.” Ordonna le vétéran en mâchonnant la tige d'une pipe coincée entre ses dents. “Continues à te plaindre et regarde de ton côté plutôt que du mien.
    Ferg’ acquiesça. De son côté, il y avait un mur gelé et rien de plus. Contre la toile de la caravane, Mila faisait ses cabrioles suicidaires en se balançant comme elle le souhaitait au bord du vide, grand bien lui en fasse ! Il refusait de risquer sa vie pour l'inciter au calme, cette fois. Si attirante soit-elle, sa folie la rendait aussi inatteignable que la statue de glace que le patron avait invité à l’arrière.
    En sa qualité de bellâtre, Ferg’ commençait d’ailleurs à se sentir plus que frustré. Pas chauvin pour un sou, il n’avait pas même versé une larme lorsque le monde s’était retourné contre son pays natal. La guerre et les drames pour une bande de mercenaire c’était -ou du moins ça aurait dû être- le rêve. Mais défaite après défaite…Massacres après massacres…Les jouvencelles à l’empourprement facile avaient commencé à se faire rare. Et plus le groupe s’était vu contraint de reculer -toujours plus loin- dans les terres désolées pour échapper à la colère reikoise comme à celle des titans et de leurs monstres, plus les rares jouvencelles restantes partageaient avec Mila beaucoup trop de points communs pour un lâche comme lui. Frustré, il l’était bien plus que ses camarades qui, pour la plupart, éprouvaient simplement de la satisfaction en riant au nez de la mort en refusant d’admettre qu’ils étaient déjà tous, à leur manière, avec un pied dans le royaume des gardiens.
    Ferg’ était un homme de la vie, avec tout ce que ça impliquait. Si il défiait la mort, c’était d’abord pour raconter des belles histoires à de belles femmes peu farouches.
    Et maintenant qu’il y pensait, les évènements récents lui avaient permis d’emmagasiner quelques nouveaux récits qui tardaient à trouver un auditoire digne de ce nom…
    Son bras gauche se posa contre le dossier de la banquette et, tandis que son bassin pivotait pour permettre à ses grands yeux bleus de détailler la beauté à l’arrière, Darius l’interrompit :
    “-N’y pense même pas.
    Une grimace renfrognée apparut sur les traits impeccables du séducteur. Le nez froncé et les épaules haussées, Fergusshon se réinstalla correctement sur son siège en se rappelant par la même occasion qu’il craignait que le véhicule bascule dans le vide.
    “-A quoi pourrais-je bien penser, nous sommes à un nid-de-poule de basculer dans le vide.” Rétorqua le blond en frottant ses mains l’une contre l’autre dans l’espoir de les réchauffer.
    Darius ne répondit pas. Pas vraiment.
    Il se contenta de laisser échapper un rire rocailleux, en faisant claquer ses rênes pour accélérer un peu plus la descente.

    Contre la tenture de la caravane, Mila se balançait comme la démente dont elle aimait tant prendre le rôle. Le rictus tordant ses lèvres et dévoilant ses dents n'avait que peu de choses à voir avec un réel amusement. C'était un avertissement destiné au monde et, tout particulièrement, à ceux qui osaient commettre le sacrilège ultime en se faisant passer pour les anciens idoles de son pays en flamme. Aussi enjouée paraissait-elle, les yeux de la médecin du groupe fixaient l’horizon et les pins en contrebas en s’efforçant de retenir des larmes de nostalgie.
    Puisque ce territoire, puni par les dieux eux-mêmes, qui ne lui avait causé bien trop souvent que de la douleur…Restait son monde. C’était aux portes de Bénédictus qu’elle avait rencontré sa raison de vivre. Au milieu des pins argentés que la jeune fille perdue s’était transformée en arme humaine, sous les rires et les encouragements de ses frères d’armes. Au bord de la plage du Doreï, lorsque ses pieds nus s’étaient enfoncés dans le sable chaud et que le clapotis des vagues avaient accompagné le concert de la bande de troubadours que Carl avait payé pour récompenser la fidélité de ses hommes, Mila s’était rendue compte que l’existence pouvait être autre chose qu’une succession de douleurs infligée à soi-même ou aux autres. La contemplation et les Sanglots l’avaient sauvé à égale mesure.
    Et maintenant, elle contemplait la mort d’une culture entière en compagnie de ce qui restait de la troupe, forcée de souffrir la présence de celle qui souillait les vieilles croyances en se faisant passer pour une ange jusqu’à ce que son imposture éclate au grand jour.
    Alors Mila souriait, oui.
    Pour éviter de pleurer.

    Le regard mort du Serpent fixait l’extérieur par l’arrière de la tente du chariot. Avachi contre les paquetages empilés, sa main droite caressant négligemment le bois taillé de l'arbalète reposant sur ses genoux et son habituel sourire rivé sur les lèvres, il paraissait dans son élément malgré les circonstances. Lorsqu'une bourrasque particulièrement vivace venait s'engouffrer à l'intérieur en malmenant la toile autour d'eux, ses doigts gantés se crispaient sur son arme, comme pour la maintenir un peu plus contre lui par crainte que l'inconfort ne la fasse s’enfuir.
    Les heures avaient défilé depuis la mise en route de leur petite troupe. La neige s’était remise à choir des cieux dès la fin de la première demi-heure. Elle tombait désormais à gros flocon, à tel point que les sillons qu’ils laissaient derrière-eux se voyaient recouvrir à vue d’œil dès lors que la route sinueuse les forçait à ralentir pour effectuer une manœuvre quelconque.
    Les chevaux n’appréciaient pas ça. Ces bêtes capricieuses ne leur appartenaient même pas, tout comme cette carriole branlante s'efforçant de les porter. Leurs précédents possesseurs n’en auraient plus jamais besoin puisque les Sanglots s’étaient chargés d’achever ceux que les goules n’avaient pas complètement mangés, lorsqu’ils les avaient découverts. Miraculeusement, deux des quatres canassons avaient échappé au carnage, et c’était eux qui subissaient depuis lors l’excès de zèle de Darius et l’empressement de tous les autres.
    “-Est-ce que vous saviez ?” Cracha-t-il soudainement, en daignant enfin lâcher du regard la route, derrière-eux.
    L'ombre d'une curiosité véritable se manifesta sur ses traits, les adoucissant dans l'élan tandis qu'il s'adressait à leur bagage le plus vif, en brisant le silence qui s'était installé en même temps qu'elle, parmi eux.
    “-Je veux dire, lorsque les dieux ont fait les anges, est-ce que vous étiez au courant, toi et les tiens, qu'un jour, ils vous utiliseraient pour tenter de nous détruire ?
    Un ricanement secoua sa carcasse. Il toussa, souleva son chapeau le temps de lisser les cheveux en bataille dessous, puis continua en jetant son arbalète parmi les paquetages avec une désinvolture n'ayant rien à envier aux soins qu'il avait apportés à l'arme, les heures précédentes.
    “-Parce que, quand on y pense : les dieux nous ont tous créés, non? Ils savaient ce que l'humanité allait devenir, ils devaient donc avoir prédit cette foutue guerre, et les autres qui ont suivi. Est-ce qu'ils vous avaient préparé à combattre? Ou est-ce que vous l'avez découvert en même temps que nous ?
    Quelque chose de dangereusement proche de la convoitise se mit à danser dans les prunelles venimeuses du serpent tandis qu'il les braquait sur son invité, la scrutant avec une impatience qui aurait pu paraître enfantine si l'indice d'une obsession maladive ne se devinait pas dans sa bouche entrouverte. Subtilement, son regard quitta celui de la principale concernée pour dériver un peu, juste au-dessus de l'une de ses frêles épaules. Et tandis que l'ombre d'une autre question, la plus attendue, la plus évidente de toutes au vu du contexte, menaçait lentement de prendre forme, une secousse de trop agita le bois usé alors qu'un hennissement se faisait entendre, à l'avant.

    “-Bordel.
    Ils étaient quatre. Le cinquième pendait à la branche de l’unique arbre dominant un carrefour de chemins, à une soixantaine de pas de la caravane des Sanglots. Debout sur la rampe avant de cette dernière, Darius usait de sa longue vue pour tenter de voir si Slick serrait la main du plus grand ou le menaçait d’une dague braquée sur le bas-ventre. Les deux cas de figure s’étaient déjà présentés au préalable, un nombre incalculable de fois. Mila, sur le plancher des vaches, avait tiré sa lame de son fourreau tandis que Fergusshon, aux côtés du vieux, plissait ses mires, les mains dans les poches et le front soucieux, sans savoir s'il devait tirer son arme ou son plus beau sourire.
    “-Un problème ?” Souffla Carl en les rejoignant, la neige craquant sous le cuir de ses bottes.
    “-On sait pas trop, pour être honnête.” Avoua le bellâtre avant de porter son regard sur la silhouette longiligne de l’ange, derrière son chef. Son choix se porta finalement sur le plus beau sourire. “Bonjour mamzelle !
    Le coude de Darius, en s’engouffrant entre ses côtes, lui décocha un râle de douleur.
    “-Je ne vois pas Alexey.” Grommela le vieux pirate en se relançant dans une énième inspection des alentours avec sa longue vue. Dans la lentille grossissante, il passa en revue l’Ouest à l’Est, contempla les profondeurs du sous-bois dans lequel descendait le chemin de gauche, et les hauteurs enneigées vers lesquels continuait son opposé. “Ni Joshua.
    Les yeux du serpent s’étirèrent alors qu’il passait en revue les silhouettes éloignées. L’une d’elle portait quelque chose à bout de bras. Quelque chose d’emberlificoté dans un amas de chiffons.
    “-C’est un gosse?
    Darius haussa les épaules.
    “-Ou quelque chose qu’elle fait passer pour un gosse.”Un grognement filtra de ses lèvres rendues humides par la neige fondant dans sa moustache. “Ils nous regardent.
    -Retourne à l’intérieur, Siame.” Soupira Carl en commençant à s’avancer pour couvrir la distance les séparant de l’autre attroupement, sans vérifier si elle l’écoutait ou non.
    Mila s’élança à sa suite. Ferg l’imita.
    Et Darius reposa son séant sur la banquette de la caravane, après avoir pris soin de dégainer son sabre pour le déposer à la place encore chaude du bellâtre s’éloignant à vue d'œil de leur unique moyen de survie.

    “-Ils n’ont pas toujours été aussi sinistres, vous savez.” Risqua Darius en jetant un regard à l’arrière du véhicule, après que la première demie-heure de parlotte soit passée sans qu’aucun des deux groupes lointains n’ait tiré la moindre lame. “Certains sont même de bons gamins, au départ.
    Mais au départ, tout le monde ne l’était-il pas? A force de répéter la même rengaine, alors que ses anciens protégés embrassaient avec de plus en plus d’ardeur la voie que le serpent avait tracée pour eux, le vieux mercenaire éprouvait de plus en plus de difficulté à ne serait-ce que paraître convaincu par ses propres paroles. Quand remontait la dernière fois où ils n’avaient pas paru fondamentalement sinistres, en réalité? Y’avait-il eu un seul instant où Mila ou Slick n’avaient pas semblé être les créatures les plus pathétiques et cruelles de cette partie du continent? Peut-être n’était-ce pas plus mal d’ailleurs. Les bons gamins mouraient vite, ces temps-ci. Peut-être fallait-il être un sale gosse pour espérer survivre, au final.
    Après tout, lui-même, à leur âge, avait raisonné de la même manière… jusqu’à ce que le poids de ses propres péchés devienne trop lourd à supporter en présence des justes.
    Au loin, les Sanglots décrochaient le pendu pour le déposer délicatement aux pieds de ce qui devait être les restes de sa famille. La femme du groupe s’humilia en gratifiant d’un baiser les mains couvertes de bagues de Fergusshon tandis que le fils le plus robustes attribuait une accolade amicale à Slick.
    Et puis ils se séparèrent. La famille s’empara du cadavre pour s’engouffrer dans le sous-bois…Mais pas avant d’avoir légué à un Carl trop souriant un don, sous la forme d’une petite créature innocente enrobée dans un lange de fortune.
    “-Oh non…” Se lamenta le pirate en voyant son dirigeant revenir, encadré par ses camarades, les bras alourdis par le nourrisson.

    “-Le Reike est déjà là.” Entama Carl en se hissant à l’arrière pour déposer l’enfant au milieu des paquetages avec à peine plus de soins qu’il ne l’avait fait plus tôt, avec son arbalète. “Ils sont tombés sur une patrouille qui a un peu malmené la mère et pendu le père de famille alors qu’ils essayaient de rejoindre Célestia. La mère a pris peur et son fils le plus futé l’a convaincue de nous léguer la gamine, dès qu’ils ont appris qu’on faisait route vers la république. Le pèlerinage est un peu trop raide pour une gosse d’un an et demi semble-t-il. Je suis un saint homme, selon la génitrice du môme.
    Les gazouillis provenant du lange lui décrochèrent une grimace de dégoût, qu’il camoufla dans une quinte de toux. Une oeillade en direction de Siame, accompagnée d’un sourire narquois plus tard, il reprenait :
    “-Si on te pose la question, tu n’es plus une ange mais la mère de ce tendre bout de chou. Ce sera plus simple de te faire passer pour une veuve éplorée à la frontière républicaine, enfin si elle ne crève pas avant. On improvisera sinon.” Son attention se détourna de l’ange pour se porter vers l’avant. “Quelqu’un sait quoi faire d’un gosse?
    Fergusshon répondit avec un engouement que personne ne lui aurait soupçonné.
    “-Je me suis occupé de mon petit frère quand il était un petit peu plus jeune qu’elle, ouai.
    -Et Alexey?” Interrompit Darius. “Josh’?
    Carl le fusilla du regard.
    “-Ils sont partis à la recherche de la patrouille.” D’un mouvement de la main, il encouragea le cochet désigné à faire son office. Lentement, les roues se remirent en mouvement. “Mila les rejoint.
    Son dos alla se reposer contre son dossier improvisé alors qu’il étendait ses jambes contre le bois de la carriole une fois de plus. Enfin, il rattribua son attention à l’invitée des Sanglots.
    “-J’espère que tu aimes les enfants.
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  • Ven 21 Juin 2024 - 18:48
    Est-ce que vous saviez ?” Siame penche la tête sur le côté. La question lui semble un peu absurde—et tout ça se lit sur la courbe spirituelle de ses sourcils. Elle l’avait écouté, patiente, incertaine de la provenance des émotions qui voyageaient alors sur la face du mortel. Ses mots comblaient le silence dans la caravane—et bien que le silence ne l’avait jamais embarrassée, Siame se sentait étrangement reconnaissante pour le bavardage. Elle avait le sentiment de se momifier à nouveau, entre le froid qui raffermissait sa peau déjà trop pâle et faisait geler ses os. Si en plus, elle ne parlait pas, quel était l’intérêt d’avoir retrouvé sa vie ? L’Ange observa son vis-à-vis un instant, sa veste froissée par le voyage, son chapeau qu’il replaçait correctement, et ses lèvres entrouvertes qui lui donnaient moins l’air d’un criminel que celui d’un petit garçon trop pressé d'assouvir sa curiosité… Elle couve le regard curieux, intrusif, qui dévie au-dessus de ses épaules d’un très léger sourire—sans qu’il ne s’agisse réellement d’une invitation, mais plutôt la manifestation de sa propre curiosité : comme pour alors mesurer à quel point il est prêt à assumer la question qui rôde dans ses yeux intelligents. Va-t-il lui demander ? Mais la voiture s’arrête soudainement.

    Siame quitte l’arrière de la carriole pour suivre Carl, retrouve avec lui le groupe qui s’était rassemblé, jeta un coup d'œil dans la même direction. Elle dut plisser les yeux pour distinguer les visages au loin et tout ça ne lui inspirait aucune confiance. Son attention fut rameutée par un “bonjour mamzelle” et l'Ange détourna le regard pour poser ses yeux de silex, attentifs, sur l’homme qui n’avait cessé de lorgner dans sa direction depuis qu’ils avaient quitté le monastère. Pendant un quart de seconde, elle s’en amuse presque : s’est toujours amusée des mortels manifestant l’audace presque enfantine d’omettre de la considérer comme défendue. Ou bien étaient-ils justement poussés par l’attrait séduisant de l’interdit ? Le joli garçon n’est pas méchant. Juste un curieux poisson. Juste un homme, comme on en croise tant. L’Ange plisse le nez en guise de salutations, l’air de dire “aïe”, quand le coude de Darius s’enfonce douloureusement dans le flanc du bonhomme. Et quand Carl l’invite à retourner dans la caravane, Siame ne bronche pas. Ils sont assez, ils sont rôdés, ils savent ce qu’ils font. Elle ne représenterait qu’une entrave idiote en voulant trouver sa place là où elle n’en a pas. Le groupe progresse au loin, s’enfonçant un peu plus parmi les vestiges du Shoumei.

    Le bois de la caravane avait grincé sous ses pas lorsqu’elle s’était approchée de Darius pour observer avec lui ce qui se déroulait au loin, près de l’arbre. Elle s’était assise sur une petite caisse, juste à côté. Sa remarque la fait sourire doucement et Siame secoue très lentement la tête de gauche à droite pour démentir son embarras.

    Je n’aurais pas voulu d’un groupe de bons gamins pour accomplir ce voyage. Les bons gamins partent toujours les premiers. Ne vous en faites pas. Tout ce qui m'importe c'est... Ses yeux se plissent davantage, quand elle les voit revenir dans leur direction. Ils reviennent, pense-t-elle à haute voix. Avec un…

    Quelques secondes plus tard, on lui colle le bambin dans les bras, Siame reste incongrue le temps d’un instant. On ne lui laisse pas le choix, et elle doit bien l’avouer, le plan est bon. D’autant plus qu’ils entraient désormais en territoire ennemi. Personne ne soupçonne jamais les mères. Pourtant, loin de s’en réjouir, quelque chose vient lui cheviller le cœur. Pendant l’espace d’une seconde, elle dévisage le gamin comme si elle allait le bouffer. Le mortel avait levé vers elle des grands yeux clairs, si doux, si indiciblement confiants, qu’elle n’avait pu que finir par se sentir bouleversée. Elle avait détourné les siens, feignant l’indifférence.

    Je m’en occupe, avait-elle rétorqué et son regard s’était durci éloquemment, tandis que Fergusshon s’approchait déjà dangereusement. Elle avait pris une expression un peu plus apaisée pour continuer : ne craignez rien, j’ai l’habitude. Avant de… – elle marqua une courte pause pour se reprendre –, avant, j’étais accoucheuse. Mais de là à dire qu’elle aimait les enfants, il y avait un monde. Si j’ai besoin d’aide, je vous demanderai, le rassure-t-elle en calant un peu mieux le bambin dans ses bras.

    L’Ange s’était détournée pour reprendre sa place dans la caravane. Dans ses bras, l’enfant se met à gigoter et à pleurer de plus belle. Quel enfer. Siame se redresse et vient faire glisser son petit doigt dans la bouche du bébé, qui s’apaise immédiatement. Il se met à le téter et à le mordiller sans la moindre retenue, en continuant de la regarder avec ses grands yeux. L’une de ses petites mains attrape la mèche blanche qui retombe devant le visage de l’Ange—qui fronce les sourcils pour lui manifester qu’elle n’est pas sensible le moins du monde à son affreuse et écœurante mignonnerie. Durant une seconde, elle songe à demander s’il a un nom, puis chasse aussitôt la question. “C’est plus simple quand ils n’ont pas encore été nommés.” Combien de fois l’avait-elle dit à des mères désespérées ? Siame sait être une sœur, mais elle n’a jamais su être une mère. Pas véritablement. Pas celle d’un enfant. Encore moins du sien.

    Pourtant c’est là une étape de vie par laquelle toutes les femmes passent un jour, pas vrai ? Tout ça ne lui était pas non plus inconnu, à elle qui avait plus goûté à la grossesse et à la naissance par procuration, à travers sa sœur, à travers toutes les femmes qu’elle a un jour aidé à accoucher. Pourtant, Siame aussi a ses propres secrets. De lointains secrets, tus si longtemps qu’elle a presque failli les oublier. Elle se rappelle de la première fois – lorsqu’elle déambulait encore dans l’ancienne Célestia, tout près de la fontaine – qu’elle avait sentie sa poitrine la peser avant qu’une douleur ne la prenne et que le devant de sa robe ne mouille et goutte sur les pavés. D’un liquide à la couleur des cierges ou des os… Ou de lait. L'Ange avait regardé la chose stupéfaite, comme si le ciel était en train de lui tomber sur la tête. Elle connaissait le phénomène—n’avait jamais cru que cela lui arriverait un jour à elle. Elle peste, maudit le responsable de toutes les façons. Sa réalité se déchire. Elle n’en veut pas. Non, elle n’en veut pas. Et elle ne l’aurait pas. Combien de nonnes avait-elle fait avorter dans le secret ? Elle n’avait qu’à recommencer… Mais Siame avait échoué. Devant le fait accompli, crochet dans une main, potion dans l’autre, elle s’était prise à hésiter. Toute son attention focalisée sur elle-même et sur cette chose vivante, qui poussait comme une plante empoisonnée dans ses entrailles. Cette chose encore trop petite pour véritablement compter comme une personne. Sa main s’était posée sur son ventre, et elle s’était imaginé sentir un second cœur battre, juste là, dans le creux de sa paume. Elle avait pensé à sa sœur, aux enfants qui ne naissent pas, à ceux qui sont volés, à ceux qui ouvrent les yeux pour les refermer aussitôt, à jamais. La culpabilité avait grouillé dans son ventre. “Idiote”. “Tu sais ce que tu as à faire”. Il lui fallait rester seule, si elle voulait vivre et survivre…

    Elle avait caché sa grossesse pendant deux années durant. À sa sœur, au Monde, à tous. Avait caché ce ventre d’abord à peine visible entre ses bras, puis derrière des robes trop amples, derrière son absence et son isolement. Ce second cœur s’était entêté à battre. Jusqu’au jour où…

    Un soir de 31 décembre.

    Siame atteint le sommet de la montagne, bat des ailes jusqu’à une crevasse. Elle s’y enfonce sans se retourner. Cela fait des mois qu’elle cherche le lieu parfait. Ici, il lui faut dévaler le couloir rocheux jusqu’à une cave souterraine. Un bassin naturel scintille sous un tunnel lumineux. Ici, personne ne la verra, personne ne l’entendra. Siame refuse qu’on l’assiste. Elle sait très bien à quoi doit ressembler un accouchement, est capable de le faire toute seule. Elle sait que l'arrivée de l'enfant est annoncé par une douleur abominable qui vous déchire en deux. Elle sait que l’on n'est pas censée être seule avec pour unique compagnie le clapotis de l’eau dans laquelle elle s’enfonce. Mais ce moment lui appartenait, à elle et à elle seule. L’Ange refuse qu’on la voie ainsi et pourtant, jamais n’avait-elle été plus fière d’être une femme. Sa gorge s’étrangle sous la douleur et son ventre se contracte d’effroi. Elle haït son corps, cette chose trop sensible à la souffrance, si bien que ses jambes se mettent à trembler. Il n’y a pas d’autre choix que de subir et de compter les minutes qui s’écoulent. Siame ne hurle pas, car de toute manière, personne n’est là pour l’entendre. Sa rage impuissante se traduit dans ses ongles qui s’enfoncent dans la chair de ses cuisses, qui la pénètrent jusqu’à qu’un sang sombre s’en échappe et se mélange à un tout autre sang. Et elle se prend à prier.

    Quand elle s’extrait enfin du bassin, épuisée, meurtrie, elle tient son enfant contre son cœur. Son corps s’étale, à bout de forces, et elle le dépose délicatement sur la roche pour le regarder. Sa peau passe de l’ivoire au marbre, puis à la cire. “Allez…” Sa lèvre tressaute. “Allez…”. Sa voix s’étrangle et elle sent sa gorge se contracter. Les traits du nouveau-né restent inertes.

    Ce petit cœur qu’elle a entendu grandir, ne bat plus—et quelque chose en elle se déchire.


    Elle relève les yeux vers Carl. Et elle sourit, inexplicablement.

    Que je les aime ou pas, n’a pas la moindre foutue importance.

    Il y a, pour l'enfant, une lueur de pitié manifeste dans ses yeux. Elle n’a rien trouvé de mieux pour maintenir un semblant de contenance. Quand on ne peut rien faire pour protéger ceux qu’on aime, ça n’a pas la moindre putain d’importance. Toujours pelotonné entre ses bras, le bambin gazouille. Il ne verra pas l'été, elle le sait.

    Nous savions sans savoir, finit-elle par répondre à la question qu’il lui a posée plus tôt. Ce n’était pas notre place, de questionner à cette époque. Personne ne questionne en temps de paix et d’abondance. Nous n’avions qu’une certitude : d’être sur ces terres pour accomplir leur désir. Ne crois pas que je cherche à me décharger de quoi que ce soit. Ce n’est pas le cas. Nous ne l’avons pas fait simplement parce que nous étions des soldats, et qu’il s’agissait là de notre mission. Nous l’avons fait parce que nous aimions nos Pères et nos Mères plus que nous aimions les mortels. Mais les Titans n’ont jamais été des Dieux comme tu l’entends. Il n’y a que les mortels pour les croire infaillibles. Elle ne le quitte plus des yeux, lui et son sourire inquiétant. Pourtant, ils aiment, ils mentent, ils désirent eux aussi. Et lorsqu’on désire : on fini irrémédiablement par détruire. Par soif de pouvoir ou d’amour. Par jalousie ou par ferveur. J’ai toujours abhorré cette hypocrisie qu’ont les Hommes, à croire que tous leurs maux ne peuvent qu’être la faute des Divins. Ils ne les aiment que lorsqu’ils leur plaisent : la manière dont ils parlent de paix et d’humanitarisme comme s’ils n’étaient pas eux aussi lâches et cruels. L’art de la complaisance à son sommet. L’humanité est devenue ce qu’elle est devenue, pas parce que c’était écrit, mais parce que chacun possède son libre-arbitre, même vous. Même elle. Autrement, elle n’aurait pas été au bout de sa grossesse. “L’erreur est humaine”, dicte-t-elle, dans un léger rictus ironique. Elle est humaine pas moins qu’elle n’est divine. Sinon pourquoi Aurya, pourquoi Puantrus ? Pourquoi X’O-Rath et ses expériences louches et morbides ? Pourquoi les mensonges de Zeï ? Nous n’avons, nous comme vous, jamais été plus qu’à la perspective de leur divertissement personnel, aussi terrible cela soit-il.

    Mais c’est là la réalité. Siame l’a acceptée. Si pour Carl, les Divins et leurs enfants n’étaient que des outils—pour les Titans, les mortels n’étaient rien de plus que des jouets. Les Titans avaient-ils espéré qu’ils deviennent assez forts pour venir à bout de l’un des leurs ? Certainement pas, même elle avait encore un peu du mal à le croire. Néanmoins, elle ne pesait pas ses mots : qu’on la maudisse pour ça, qu’on lui passe à nouveau le couteau sous la gorge s’il le fallait—mieux valait la vérité que de jolis mots bien enrobés.

    Ceux qui décident de les suivre aveuglément sont des idiots. J’ai conscience d’être un peu dure. Un peu présomptueuse. Mais en 10 000 ans, j’ai vu plus d’Hommes souffrir de leur propre décision, de leur propre cruauté, que du courroux des Titans qui ne sont venus sur le Sekai qu’à deux reprises. Si seulement ils avaient l’honnêteté de l’admettre, tout serait très différent.

    C’était elle qui disait ça. Elle qui avait pour habitude de chasser ses larmes, prendre un balai et pousser tous ses sentiments sous le tapis. Son honnêteté, si elle existait, lui serait davantage écœurante que son hypocrisie. Il fallait comprendre que l’Ange avait toujours regardé le monde avec une dose de cynisme et de mépris telle qu’elle en devenait elle-même repoussante. Que le marbre se brise (parfois) ne fut qu’une erreur dans la matrice. Son attention se détache finalement de Carl pour venir se perdre sur les traits du bambin. Au fond, Siame était elle aussi dans le déni. Mais ne l'étions-nous pas tous à notre propre échelle ? Elle qui a eu l’éternité pour se reconstruire, et qui n’y était jamais réellement parvenue ? Comment pouvait-elle attendre des Hommes qu’ils fassent mieux et plus vite ?

    Elle finit par échapper un long soupir, comme pour dire qu’elle avait trop parlé. Elle n’avait de toute manière jamais cherché à convaincre qui que ce soit. Pas par les mots. Cette Ange-là n'avait jamais, ni souhaité, ni espéré la vénération des Hommes. Cette vénération qui lui avait été si longtemps offerte sur un plateau d'argent—qu'elle lui été devenue commune, naturelle. La caravane replonge dans le silence, quelques minutes. Et lové contre le creux de sa poitrine, l’enfant s’est endormi. Siame laisse son regard s’attarder quelques instants vers le devant de la carriole pour voir où ils se trouvent désormais, avant d’en revenir à Carl et de planter à nouveau ses yeux dans les siens.

    Tu vas me le demander ?


    CENDRES


    Citoyen de La République
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    Carl Sorince
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  • Dim 30 Juin 2024 - 20:46
    Il n'était pas un imposteur, à l'époque. Ses macabres obsessions n'avaient point su encore déformer son enveloppe à l'indiscutable perfection. Son existence jusqu'alors exempte de défauts, défaites ou désillusions, il n'était que le serviteur intéressé des puissances supérieures lui donnant l'impunité en échange de son obéissance.
    Alors, lorsqu'elle vint le trouver, précédée par l'écho de ses plaintes rageuses, le fils de X'o-rath se livrait à son ouvrage à l'air libre, les deux mains enfoncées profondément dans le poitrail ouvert d'un cadavre de plus.
    Ses frères, ceux qui servaient le même dieu cadavérique que lui, avaient pour habitude de se faire servir par des assistants, des serviteurs mortels à l'esprit reconditionné pour ne point trembler en présence de la mort-vivante. Ça n'était pas son cas. Opportuniste, il avait invoqué ses obligations à l'égard de son élève pour établir son atelier aux pieds d'une montagne, sur un plateau rocailleux sujet aux secousses sismiques, que la magie d'antan avait su stabiliser pour faciliter son œuvre. Ce n'était pas un endroit chaleureux ou accueillant. Les racontars des mortels -qui pensaient le lieu maudit- comparaient les ombres jumelles des deux pics rocheux dominant la plaine aux cornes aiguisées d'une créature de leur folklore sauvage dévorant les enfants. La brume, épaisse et froide, y apparaissait vite et restait bien souvent jusqu'à la fin de l’après-midi.
    Son atelier prenait la forme d’un charnier creusé directement dans la terre noire et éternellement humide du plateau. Sa table d’opération, guère plus qu’une longue roche assez plate pour y étendre le corps d’un drakyn sans craindre qu’il ne glisse sur le côté.
    Du sang, il en avait jusqu’aux coudes. Un ichor répugnant, provenant des veines souillées de banalité des races mortelles. A l’époque, les traditions étaient différentes. Les humains, elfes et autres imparfaits acceptaient volontiers de faire don de leurs morts aux envoyés de X’orath. La nécromancie, pas encore taboue mais déjà considérée comme sinistre, n’était alors pas synonyme de blasphème absolu et de désacralisation, au contraire.
    Certains séïdes de son Père considéraient l’idée de servir sous la forme d’une enveloppe recousue comme…un honneur.
    Mais peu importait les croyances et les convenances de jadis, Malazach n’avait pas nié l’évidence lorsque son élève s’était posée à quelques pas de son atelier, les bras encombrés par une créature beaucoup trop silencieuse pour son âge :
    “-Ce n’est pas un lieu pour un enfant.” Avait asséné le fils de X’or-ath, la bouche pincée, en se détournant de l’ouvrage morbide pour secouer ses mains humides et se débarrasser du surplus de liquide carmin gouttant de doigts n’ayant pas encore été remplacé par des griffes. Un discret sourire satisfait s’était formé sur ses traits, tandis qu’il retirait la blouse de laine blanche protégeant ses habits des immondices jaillissant parfois des cadavres. Malgré ses incessantes remontrances à l'égard de son élève, Le Porteur de Peine ne pouvait nier qu'il appréciait ses visites presque toujours impromptues.
    Et puis, il avait vu son visage. Ses traits d'albâtre, se tordant et se déformant dans une grimace de détermination chassant les larmes et empestant le désespoir tandis qu’elle enserrait trop fort celui qui venait tout juste de naître. Tremblante, elle se refusait à laisser couler des larmes ayant toute la légitimité du monde à jaillir en cet instant.
    Le cœur trop froid de Malazach avait manqué de se serrer à cette vue. Sa nature lui refusant l’accès à la compassion et à l’empathie, le futur Ange Noir avait simplement porté la main à sa bouche dès lors qu’il avait résolu l’énigme : L’enfant, pourtant dans les bras de sa mère, appartenait déjà entièrement à Son Père.
    Et elle n’acceptait pas cette défaite. Bien sûr que non. Sa créatrice ne l’avait pas conçue pour cela et ses leçons n’avaient fait que cimenter ses convictions tout au fond de cet esprit si secrètement rebelle. Sa décision face au deuil, le nécromant l’avait deviné sans qu’elle n’ait à prononcer un mot.
    Un acte motivé par le désespoir plus que par la raison, qu’un ami sincère aurait dû rejeter pour l’encourager à affronter le chagrin comme n’importe quel mortel. Mais si amis ils l’étaient, Malazach restait avant tout le fils du titan de la mort.
    “-Je peux le faire, oui.” Les mots s’étaient échappés de sa bouche sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Plus tard, bien plus tard, lorsque des temps plus sombres lui donneraient l’occasion de se livrer à l’introspection, l’Ange Noir identifierait cette faiblesse passagère comme ce qui apparaissait être de…La compassion. “Mais il ne grandira jamais, Siame.
    Et puis il s’était approché, certes dans l’idée initiale de s’emparer de la chose morte dans ses bras…Mais pour finalement briser avec effort la barrière du contact physique, et étreindre cette mère endeuillée en lui permettant enfin de verser quelques larmes.

    ✞✞✞

    A l’arrière d’une caravane miteuse, un regard plus empoisonné encore que celui d’un Ange Nécromant et totalement exempts de la moindre once de compassion se portait maintenant sur Siame et son nouvel animal de compagnie. Un sourire en dent de scie accompagnait l'œillade de jade tandis que les irrégularités de la route empruntée provoquaient leur lot de cahots désagréables. La victoire. Une aura d’absolue victoire émanait de la fine silhouette avachie de Carl alors qu’il terminait d’apprécier à leur juste valeur les aveux de sa camarade de voyage.
    Une main posée en travers du dossier de la banquette avant, Fergusshon se faisait le témoin silencieux de l’échange entre le Serpent et l’Ange clouée au sol.
    “-Je te l’avais dit.” Siffla son chef en plaçant ses deux mains à l’arrière de son crâne pour s’en servir d’oreiller alors qu’il s’étendait un peu plus contre les paquetages derrière-lui. “C’en est une vraie.
    Le bellâtre à l’avant haussa les épaules, l’air peu convaincu.
    “-N’importe qui peut inventer une histoire un peu alambiquée.
    -Mais elle hait et défend les dieux à la manière d’une orpheline qui s’invente des histoires pour justifier l’abandon de ses parents.
    Le ricanement éraillé qui secoua la carcasse du serpent fit sursauter son subalterne.
    “-Je vais te le demander, oui, cocotte.” Souffla l’importun en reportant son regard sur celle qui portait l’enfant. “Mais pas ici, pas maintenant. Parce que moi je sais. Moi, j'ai confiance en toi. Réellement, ce n'est pas une blague. J’ai compris dès que je t’ai vu que tu faisais partie d’une race mourante. Tu sens la magie, la peine et l’amertume, ma chère.” Il se redressa, le temps de poser une main peinée contre sa propre poitrine, comme si cette souffrance soi-disant partagée lui provoquait une douleur physique. “Et ça me fait mal de voir ça. Alors je veux que tout le monde soit là, lorsque tu raconteras l’histoire tragique qui t’a ainsi condamnée à ramper dans la fange avec nous plutôt que la dominer depuis les nuages. Ça devrait faire taire les sceptiques.” Ses sourcils se haussèrent, son sourire disparut et une grimace faussement gênée tira la peau de ses joues creuses. “Si ça te convient, bien sûr.

    Fergusshon se détourna dans un soupir, l’azur de ses yeux rejoignant la boue glacée de la route. Au loin, un pilier de fumée ne pouvant venir que d’un feu de camp alimenté de bois vert et trop humide rejoignait le ciel nuageux. La neige s’était arrêtée de tomber mais les nuages sombres au-dessus d’eux ne s’éclipsaient pas pour autant. Leur route s’enfonçait entre deux massifs montagneux, les sommets enneigés encadrant cette dernière lui provoquaient un soupçon d’anxiété proche d’un accès soudain de claustrophobie. Dans la neige, les emprunte trop larges de Joshua se devinaient facilement. Celles d’Alexey, si seulement elles existaient, devaient être perdues dans la végétation bordant la route.
    “-Tu penses que c’est eux?” Manda Ferg’ en pointant son menton saillant en direction de la colonne de fumée.
    Darius bougonna.
    “-On va bien vite le savoir.”

    Carl avait ouvert l’un des sacs derrière-lui pour en extirper l’une des dernières pommes de leur stock. De la pointe de sa dague, il avait percé le trou laissé par un ver fouisseur et découpé la partie boulottée par le parasite avant de mordre dans ce qui restait sans paraître prêter attention aux échanges à l’avant, de toutes façons largement masqués par les grincements de plus en plus inquiétants provenant d’une des roues du véhicule.
    Silencieux, concentré par la consommation de sa pitance, il le demeura jusqu’à ce que, dans son sommeil, le nourrisson se prit à émettre un pépiement. A l'entente de cette plainte, sa lèvre supérieure se dressa dans un rictus de dégoût.
    “-J’sais c’qu’on dit à ce sujet. Tant qu’ils ont pas un nom, c’est plus simple de s’en débarrasser. Mais il va lui en falloir un, tu sais?
    Sans avoir besoin d’échanger plus à ce sujet, Carl devinait qu’elle savait autant que lui que les chances pour qu’un enfant de cet âge survive à une longue traversée dans les montagnes étaient plus qu’infimes. L’effort de lui prêter une identité pouvait paraître inutile, si on oubliait -bien sûr- les contrôles et interrogatoires possibles, à la traversée de la frontière.
    “-Enfin, nous ne sommes pas pressés.” Court silence. Nouveau ricanement aux airs de toussotements. “Tu sais, malgré mes airs de divinistes assidus, je crois que je suis d’accord avec toi sur toute la ligne.” La pointe de sa dague dessina un cercle dans le vide. “Au sujet de l’hypocrisie et de la cruauté de l’homme, de ce besoin de détruire, tout ça...C'est peut-être un poil mélodramatique, mais ça tape dans le bon angle quand même. Si tu savais ce que les illuminés de Bénédictus nous demandaient parfois de faire à leurs ennemis, moyennant finances… Ce genre d’histoire, ça te fait reconsidérer ce que tu crois savoir sur l’église et ses cardinaux. Même le haut-prêtre m’avait l’air louche, à la fin. C’est aussi pour ça qu’au lieu de nous battre avec les autres Shoumeïens pour sauver ce qui reste du pays, on part en République. ‘Paraît que les dieux n’ont pas leurs mots à dire là-bas, que seules les espèces sonnantes et trébuchantes valent quelque chose dans leurs vertes prairies.” Ce qui tombait fichtrement bien, puisque l’argent, lorsqu’on vendait bien ses talents dans l’art du meurtre, tombait régulièrement et en grande quantité. Son regard se déporta vers l’extérieure du véhicule, sur les traces qu’ils laissaient dans la boue et la neige fondue. Sur ce pays qu’ils abandonnaient si froidement “Ces charognards de Reikois vont se repaître des restes d’une nation déjà morte et se considérer comme des héros pour ça. Gloire à l’Empire millénaires et à ses innombrables abrutis trop contents d’agiter une hache au-dessus de leurs toutes petites têtes, je vois d’ici le tableau. Quelle glorieuse campagne ça sera.
    Et il le verrait longtemps, ce tableau. Une haine tenace, ardente, à l’égard des fidèles des astres plus que des Reikois viendrait alourdir ce cœur si prompt à la colère et à la destruction. Petit-à-petit, elle se fondrait dans sa personnalité, ajouterait quelques noms de plus à sa liste de cibles éventuelles, alimenterait les racines d’une maladie bourgeonnant chaque jours un peu plus dans un esprit trop vif pour son propre bien.
    Et cette haine, il la transmettrait comme il avait transmis les autres à celles et ceux suffisamment fous pour le suivre.
    Mais pour l’heure, nulle haine immuable ne motivait encore son désir de mort à l’égard de ceux qui s’avéraient être -simplement- l’ennemi, dans la campagne Shoumeïenne. La paix future et la réécriture de l’histoire par les vainqueurs se chargeraient de lui fournir le terreau nécessaire à la naissance d’une nouvelle rage dévorante. L’ennemi était simplement l’ennemi. Sa mort et sa souffrance n'étaient pas souhaitables, simplement nécessaires.
    Mais cet état de fait ne l’empêcha pas de jubiler cruellement en entendant l’écho d’un hurlement lointain.

    La patrouille Reikoise avait établi un simili campement au bord de la route. Ça n'avait rien de très officiel ou de réglementaire. En réalité, ils étaient même trop excentrés par rapport au gros des troupes pour que leur présence en ces lieux puisse avoir quoique ce soit en rapport avec un ordre de la Griffe ou d'un Tovyr quelconque. La bannière plantée au centre du camp - représentant un aigle de face à la gueule grande ouverte - devait être l’emblème d’un énième clan barbare respécialisé en troupe de choc.
    Leur identité, leur passé comme leur motivation sur ce territoire perdu n'avaient, de toute manière, aucune espèce d'importance.
    Il y avait un cadavre, en travers du chemin. Mort à genoux, recroquevillé et les deux mains posées sur un bas ventre d'où dépassait les têtes barbelées d'une paire de carreaux d’arbalètes. L'empennage des traits meurtriers se devinait au travers des trous dans le fer de l’arrière de son plastron.
    Slick, assis sur une roche dépassant du sol non loin du macchabée, tétait avec agacement le bout de son index entaillé, une jambe croisée sur l'autre, dos à la tente d'un officier qui ne commanderait plus personne.
    La silhouette colossale de Joshua se tenait près des chevaux du camp. Trois bêtes faites pour la guerre, pas pour tirer une carriole miteuse à travers les routes montagneuses. Ils étaient morts tous les trois, et le géant prélevait leur chair sans prêter attention aux suppliques pitoyables d'un jeune soldat, cloué au sol par une lame plantée dans le torse, victime de l'attention morbide de Mila. Darius stoppa le véhicule devant le carnage, l'air interdit et les poings serrés.
    “-Etait-ce vraiment nécessaire ?”
    Le rire qui accueillit la réponse sentait le mépris et l’orgueil de la jeunesse.
    “-Ils ont pendu le vieux du gosse.”
    Un hurlement déchirant s’échappa du gamin cloué au sol, juste avant que la machette de sa bourreau ne vienne lui sectionner la trachée. Alors que son sang s’échappait à gros bouillon de la plaie ouverte, Mila demeura immobile, debout au-dessus de lui, le regard rivé dans celui, exorbité, d’une victime de plus.
    “-Ah oui, ça a toujours été la justice qui nous motivait.” Grinça Darius en secouant la tête.
    La médecin du groupe, le visage moucheté d’un raisiné ne lui appartenant pas, retourna à sa place sur le flanc de la carriole en ronronnant un rire beaucoup trop chaleureux pour un tel contexte. De l’avant du véhicule, Carl évalua le carnage avant de s’adresser à son favori :
    “-Qu’est-ce que ça donne niveau stock?
    -Ils voyageaient léger patron.
    -Alors chargez ce que vous pouvez et brûlez moi ces tentes. Que leurs copains comprennent le message s'ils les retrouvent. Ce soir, je veux un duo pour chaque tour de garde.

    Et le soir vint, rapidement, comme on pouvait s’en douter lors d’un hiver si rude. Une quinzaine de lieu plus loin, Alexey retrouva le reste du groupe pour les amener près d’un renfoncement, dans la paroi abrupte du massif dominant la route. Dans l’ombre du géant rocheux, la neige avait moins d’emprise. Le peu qui parvenait à passer, portée par le vent, fondait au contact du sol et rendait la terre plus meuble, facilitant l’installation des piquets de tentes.
    Ils s’établirent lentement, les muscles endoloris par la traversée ou par la tension d’un combat récent n’aidant pas. Lorsque ce fut chose faite et qu’un feu fut allumé au centre d’un cercle de tentes, la plupart se jetèrent sur leurs couches en attendant que la viande du jour finisse de griller. Carl, Siame, Ferg et Darius, épargnés plus que les autres par les affres de cette journée de voyage, s’installèrent autour du feu pour tenter de réchauffer leurs carcasses gelées par l’hiver. Des pierres furent soigneusement disposées au milieu des flammes, en prévision du moment du coucher, où ils déposeraient ces dernières aux quatre coins de leurs abris nocturnes.
    Durant l’heure qui s’écoula, les trois mercenaires et l’ange purent échanger comme des voyageurs normaux. Fergusshon, incapable de s’en empêcher, se risqua à raconter une énième anecdote censée le mettre en valeur. Darius et Carl s’en moquèrent lorsqu’il eut fini. Réveillé par les gloussements du trio, l’enfant se mit à pleurer et le blond s’improvisa nourrice de fortune le temps de quelques minutes de silence entrecoupées par des rires étouffés, qui auraient pu être complices en d’autres circonstances.
    Mais la proximité d’un enfant rendait le vétéran mélancolique et son chef prompt à l’agacement.
    Vint le moment du repas, où chacun des marcheurs du jours purent émerger péniblement d’un sommeil froid.
    Et puis, lorsque tout le monde fut servi, Carl braqua regard et sourire sur Siame. Les puits à folie qu'étaient ses yeux la sondèrent, comme pour s'assurer qu'elle était prête à passer l'épreuve qui allait suivre.
    Avant de prononcer les mots :
    “-Au fait, les anges ont des ailes non?
    Mila, juste à sa droite, se figea. Fergusshon secoua la tête. Les autres restèrent concentrés sur leur pitance.
    “-Où sont-elles?
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  • Mar 2 Juil 2024 - 23:13
    Elle n’avait pas réfléchi. Non, Siame n’avait pas réfléchi une seule seconde avant d’amener son enfant à Malazach. Elle l’avait fait, comme une chatte qui mène sa nouvelle portée pour la présenter à son maître, comme un instinct, comme un vent invisible qui l’avait poussé jusqu’au refuge du nécromancien. Son visage brûlant d’un espoir idiot, jeune et sauvage. La tête de son fils dodelinait dans ses bras tremblants, son corps froid emmailloté dans de la laine grise.

    Lorsque Malazach s’était approché, Siame avait hésité à sortir les crocs et à faire ce qu’elle savait le mieux faire : mordre. Pas parce qu’elle s’offusque de ses mains qui ont trempé dans le sang des heures durant. Parce qu’elle savait que s’il la prenait dans ses bras, là, à cet instant, elle serait incapable de retenir ces larmes – pathétiques et futiles – qu’elle s’efforçait de repousser. Elle sait que s’il le fait, elle va craquer. Ses yeux lui supplient de ne pas...

    Il est à moi, Mal. Son corps entier tremble. Sa voix aussi. À moi. Pas à la Mort, pas à X’o-Rath, pas même au père. Il est à elle, et rien qu’à elle.

    Siame avait fait un pas en arrière. Juste un pas chancelant. C’est une défaite que tout son être refusait d’accepter. Autrement, elle ne l’aurait pas amené ici. Autrement, elle ne lui aurait pas amené à lui.

    Et elle l’avait répété, stupidement, lorsque ses bras s’étaient refermés sur elle. “Il est à moi…”. Et le nœud dans sa gorge s’était défait, doucement, lentement… Elle lutte encore. Encore. Jusqu’à qu’un premier sanglot, incontrôlé, ne s’échappe de ses lèvres. Un sanglot qu’elle masque en se lovant contre son épaule. Les larmes s’accumulent et coulent en silence. Siame n’avait jamais voulu qu’il la voie comme ça. Non, elle n’avait jamais voulu que personne ne la voit comme ça : surtout pas Malazach, lui et son estime si difficile à obtenir, encore davantage à conserver. Une honte poisseuse, écœurante, l’empêchant de bien penser, remonte dans sa gorge, et elle ne retient plus les larmes. Une main tenait toujours le petit corps mort, inerte, coincé entre lui et elle. Coincé entre deux cœurs qui battent tandis que celui-là reste endormi. Son autre main s’était cramponnée dans le dos du mentor, s’était accrochée à lui et ses ongles labouraient sa chair de désespoir. Parce que parfois, cela faisait tellement bien de faire du mal plutôt qu’avoir mal. Parce que lorsqu'on avait indiciblement mal – et son cœur hurlait d’agonie –, on ne pouvait que faire mal en retour. Tant pis, Malazach prendrait pour ce Monde injuste. Il prendrait parce qu’au fond, elle savait que lui, pouvait l’encaisser—que seul lui pouvait supporter son chagrin, sa hargne et sa douleur en même temps. Parce qu’il lui dit seulement ce qu’elle doit savoir et jamais plus. Il ne lui demande pas de se répéter, il ne lui demande pas de le supplier. Non, l’enfant ne grandirait pas, et Siame s’en fiche.

    Ça m'est égal. Fais-le, les mots sortent, écorchés, sanglants, aveugles et affamés.


    L’envie de rire lui était passée. Carl se gargarisait de sa victoire – contre qui ? – et l’Ange s’était contenté d’un fin sourire, peu convaincu. A nouveau, il se riait du Monde, d’elle, de ses camarades peut-être, ou de lui-même. On ne savait pas trop. Une chose lui était pourtant certaine : il n’avait jamais eu confiance en elle (et l’Ange n’avait jamais espéré que ce soit le cas), il n’avait eu confiance qu’en lui-même. On ne faisait pas confiance à ceux que l’on venait de rencontrer. On faisait confiance à ceux à qui l'on avait confié des secrets, avec qui l’on avait traversé des épreuves—ceux avec qui l’on avait trompé la mort, mais surtout la vie. Et Carl Sorince et Siame n'avaient rien partagé de tout cela. Peut-être ne partageraient-ils jamais rien, si ce n’est plus qu’un marché. “Si ça te convient, bien sûr.”

    Ça m'est égal… répond-t-elle, comme un écho lointain, ignorant par la même occasion les conjectures à son encontre.

    Si jouer la bête de foire pour la petite troupe des Sanglots – pour n’importe qui – lui convenait ? Bien évidemment que l’idée lui déplaisait. Mais on lui avait bien fait comprendre qu’elle n’aurait pas d’autres choix que de se conformer si elle souhaitait rester en vie ? Et visiblement, Carl était le seul du groupe à être convaincu de sa vérité—et par la même occasion, de sa légitimité. Son attention fut vite accaparée par la chose gigotante dans ses bras – celle-ci encore bien vivante – et Siame ignora du mieux qu’elle pu les effusions gênantes de l’enfant. Un regard furtif mais affreusement intense se posa quelques secondes sur le mortel tandis qu’il répétait – sans le savoir – des mots qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle eut un soufflement de nez ironique. Pourquoi fallait-il qu'elle lui trouve un nom ? Elle avait toujours été si mauvaise pour nommer quoi que ce soit… Même son propre enfant. Son regard glissa à nouveau sur Carl, tandis qu’il se mit à toussoter pour cacher ses ricanements. Ses manières avaient le don de l’étonner—elles lui semblaient partagées entre l’âcreté de son ironie vers laquelle il se plaisait à s’élancer et ce “quelque chose” à la surface de ses lèvres, qui menaçait de déborder à chaque instant, pour se faire aussitôt ravaler.

    Alors, elle s’était tue et se contentait de l’écouter. Attentivement. Le haut-prêtre, l’Ange ne l’avait pas connu personnellement, mais elle avait toujours trouvé fascinante la manière dont les Mortels (par Mortels, toujours comprendre ceux nés sur Terre, dans sa bouche) parvenaient à justifier les pires atrocités sous le couvert de loi divine et de moralité supérieure, quand même ses Maîtres n’avaient jamais cherché la moindre excuse à leurs vices. Après tout, il fallait bien ça pour rameuter les fidèles plus crédules que Carl ne semblait l’être. C’était bien le jeu auquel s’était pris à jouer Malazach, n’est-ce pas ? Elle s’était demandée, plus d’une fois, si son désir de renommée, d’être adulé par les brebis de ce Monde avait été une façon de combler un vide, un manque ? La chose lui avait semblé risible à première vue, mais après tout, c’est ce que nous faisions tous ? Toute notre existence ne se résumait qu’à la perspective de combler tous nos trous. Figurativement... Et parfois littéralement, pour certains. Le tout sans la moindre forme de substance. La dinguerie de la chose voulait que même gavés, on ne se sente jamais véritablement satisfait. L’Ange en revenait à Carl, et elle se trouvait à se questionner—à se demander quel trou cherchait-il à boucher.

    Troquer les Divinités pour la vénération d’un tout autre type d’autel... Elle avait haussé ses épaules malingres. Ça ne me semble pas moins honnête. Il faut croire que, que ce soit sous l’égide des Titans ou celui des billets de banque, nous restons tous fidèles à une forme d’avidité destructrice, pas vrai ?

    On changeait de maîtres, mais on n'échappait jamais réellement à notre hypocrisie. Et pourtant, quelque chose lui disait que chez ce mortel, ce n'était pas une question de remplacer une forme d’autorité par une autre. Ce n’était pas non plus une question d’argent, n’est-ce pas ? Elle avait vu trop d’Hommes égarés dans la folie sempiternelle de l’avarice et celle qui transpirait de ses yeux n’avait rien à voir. Non ceux-là, ceux qui avaient réussi, ceux qui brassaient des milliards sur le dos des autres, s'abandonnaient à toute forme d’excès comme si rien ni personne ne pouvait les atteindre. L’homme en face d’elle n’avait pas encore amassé sa fortune, mais Siame doutait qu’il s’agisse de ce type de folie-là. Non… Il était bien trop prudent pour ça. Si Carl était avare de quelque chose, c’était uniquement de lui-même. Autrement, les Sanglots n’existeraient pas. Du reste, il ne montrait rien. Trop mesuré. Trop contrôlé. Trop… Il continua à propos des reikois – la tirant par la même occasion de ses réflexions, de toute façon, ce n’était pas la question, n’est-ce pas ? – et il lui sembla qu’il y avait là une tentative timide, mais nécessaire, de les maudire (ou de détendre l’atmosphère, à sa façon…). Et Siame n’allait certainement pas se plaindre de trouver un ennemi commun—il s’agissait là d’un terreau idéal pour convoquer les alliances les plus insolites. Un râle d’agonie mit fin à la conversation et elle avait contemplé le sourire compulsif qui avait étiré les lèvres du mortel, en se disant que, finalement, tout n’était peut-être pas perdu chez lui.

    La scène devant laquelle elle se trouva quelques instants plus tard n’avait rien de glorieux. Ni même de respectable à en juger par les remontrances de Darius, et le court échange entre les Sanglots. Ils s’étaient simplement jetés sur la petite patrouille reikoise avec la subtilité d’un poissonnier. Siame aurait probablement dû faire mine de s’en émouvoir. N’importe qui de censé se serait pris de haut-le-cœur à la vue de la marmite de tripes exposée par le géant et du sang dans lequel baignait la fille—trop heureuse devant la tranchée gargouillante qui tentait encore, d’aspirer de l’air, tandis que le pauvre bougre s’étranglait dans son propre sang. Elle s’attelait joyeusement à la tâche, souriant à la catharsis violente de ses envies comme on s’abandonne à ses vieux travers—parce qu’ils sont plus rassurants que tout le reste. Comme la preuve qu’on ne l’avait pas entièrement brisée.

    Siame aurait probablement dû avoir le sentiment que l’on venait de la frapper dans le ventre et l’odeur du sang aurait dû réveiller brutalement des instincts naturels d’écœurement. Ça aurait dû être bouleversant d’assister à cette folie meurtrière, que l’on tentait ironiquement de masquer derrière une forme de justice. Et la plaisanterie, toute mauvaise soit-elle, cachait pourtant la compréhension évidente du Monde dans lequel ils étaient tous nés : le Sekaï n’en avait que faire de la justice. Elle lorgna sur les cadavres.

    Finalement, je n’aurais peut-être pas besoin de lui donner un nom…

    Puisque de toute manière, il ne restait pas âme qui vive pour la questionner.

    Plus tard, alors qu’ils étaient désormais tous rassemblés, des yeux verts s’étaient braqués sur elle, dans une espèce de sollicitude inexplicable. “Au fait, les anges ont des ailes, non ? Où sont-elles ?” Qu’attendait-il d’elle, exactement ? Qu’elle lève et qu’elle se mette à conter son histoire pour amuser la galerie ? Il avait posé sa question l’air de rien, et pourtant, elle n’ignorait pas cette suffisance dont il s'auréolait, celle de ceux à qui tout sourit, celle de ceux qui ont gagné avant même que la partie n’ait commencée. Ses yeux s’attardèrent sur ceux de son vis-à-vis, acceptant pour l’heure l’illusion d’intimité qu’il installait entre elle et lui. Que gagnait-il précisément ? L’idée de l’envoyer se faire foutre l’effleura fugitivement et Siame balaya ses instincts. Ça n'aurait pas été l'initiative la plus intelligente qui soit. Elle supposa que la meilleure chose à faire à cet instant fut de s’amuser de l’audace démontrée et pourtant, l’envie n’y était pas vraiment. Il la poussait au décomplexement, l’obligeait à dévoiler toute sa vulnérabilité en public, et quelque chose se noua dans sa gorge. Siame se doutait bien qu’une simple histoire ne suffirait pas. L’autre l’avait dit : “N’importe qui peut inventer une histoire un peu alambiquée”. Son regard changea au même instant. Comme si elle venait d’éteindre une lumière, tout au fond d’elle-même. Ni éveillée, ni somnolente. Ni présente, ni absente. Presque inconsciente à ce qui l’entourait désormais. Juste cette répugnance immuable au goût doux-amer. Et tout cela lui parut alors presque bien pire que la mort. C’était donc ça, mettre de côté toute forme d'orgueil ?

    L’Ange s’exécuta. Elle s’était retournée pour leur faire dos, avait relevé le tissu de sa camisole, du bas jusqu’à ses épaules, sans la moindre pudeur. Ce n’était pas comme su qui que ce soit ici allait s’effaroucher devant quelques blessures. Sa chair trop pâle entourait les os de ses côtes comme des vêtements trop amples. Sur chacune de ses omoplates deux déchirures noires. Siame sent les croûtes de sang séché s’ouvrir à nouveau. L’écoulement du sang dans son dos pour goutter dans la neige, sa chaleur perceptible sur sa peau avaient presque quelque chose de rassurant. C’était un peu le strip-tease ultime, celui où on montrait plus que sa peau, on montrait sa chair ouverte. La douleur lui échappe : elle ne sent plus que des nœuds de peau tendue, quand 5 000 ans plus tôt, cette même douleur l’avait fait s’évanouir. Pourtant, elle ne s’était jamais sentie plus vivante qu’au bord de la mort. Le tissu lâché, retombé, s’était imbibé de sang aussitôt.

    L’histoire ressemble à ce que vous vous doutez qu’elle ressemble, s’était-elle contenté d’ajouter, en se retournant sa voix durcie par l’absence d’émotion. C’est également pour cette raison que, tout comme vous, je souhaite rejoindre les terres républicaines. Comme eux couraient après une nouvelle vie, loin de la guerre, loin des impostures religieuses, elle courait après son passé.

    Il n’y avait pas d’histoires qui vaillent le coup à raconter. Elle s’était déjà suffisamment mise en scène et se refusait à une confession de plus. Si des regards s’étaient posés sur elle, Siame les avait soutenus avec détachement. Pas de tragédie plus lamentable que les leurs, songea-t-elle avec certitude, tandis qu’elle les observait, leur gueules déformées et leurs yeux aussi vides. Plus tard, elle montrerait encore ses cicatrices, à d’autres. Mais ces fois-là, elle prendrait les devants, le ferait d’elle-même. Pour ne pas que l’on l’y oblige.

    J’aimerais bien vous dire que j’ai arraché les deux couilles à celui qui m’a pris mes ailes, mais ce serait mentir… Elle avait – peut-être – esquissé l’ombre d’un sourire. Je vais prendre le prochain tour de garde. Ses sourcils se haussèrent, son sourire disparut et une grimace faussement gênée tira la peau de ses joues creuses. Si ça vous convient, bien sûr, avait-elle ajouté, sans attendre de réponse. L’Ange s’était éloignée – abandonnant “son” enfant aux tendres bras de Fergusshon avec qui elle se retrouvait à jouer à maman et papa – pour prendre le poste qui avait été préalablement occupé par l’un d’eux. Slick ? Ou Alexey ? Ou Joshua ? Elle ne savait plus vraiment.



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    Carl Sorince
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  • Mar 23 Juil 2024 - 14:46
    Ils auraient dû rire.
    C'était ce qu'ils faisaient d'habitude. C'était ce qui les rendait si détestables, cette façon de vouloir toujours l'imiter, Lui, plutôt que d'affronter leurs propres démons. Mais face à la déchéance et la peine d'un être immortel, face aux cicatrices résultants d'un blasphème qu'eux-mêmes n'avaient pas encore osé commettre, les Sanglots -cette fois- étaient demeurés bouche-bée. Personne n'avait souri, pas même Mila, lorsque le tissu avait laissé place à la chair meurtrie et craquelée, à une vérité faite de douleurs et de regrets étalés sur plusieurs millénaires et, pourtant, si proche de leurs propres peines. En voyant cette bande de gosses perdus se taire et arborer l'air imbécile de ceux qui se savent pris sur le fait, Darius s'était surpris à éprouver un semblant d'espoir à leur égard.
    Et puis il avait vu les yeux verts superviser cette scène. Admirer la gêne, la culpabilité, présente sur chacune de leurs faces. Son sourire, à lui, n'avait jamais cessé. Il ne s'était pas même adouci lorsqu'elle avait exposé ses blessures, puisqu'à cet instant, l'Ange n'avait en aucun cas été sa cible. Seulement un moyen de les punir, d'exposer leur faute : celle de -simplement- ne pas l'avoir cru. D'avoir à demi-mots sous-entendu qu'il s'était laissé duper par un joli minois. Maintenant, au milieu de sa bande silencieuse, les crocs exposés par un rictus de profonde satisfaction, Carl leur rappelait une fois encore sa légitimité en tant que leader, puisqu'il avait su ramasser à temps la fille perdue d'un dieu, celle-là même qu'ils avaient pris pour une fille de rien. Un asservissement de plus. Une victoire mesquine de plus. Grâce à deux cicatrices et une phrase bien placée.
    Mila, il le voyait bien, cherchait ses mots pour se confondre en excuse, ses deux mains caressant ses propres chairs scarifiées. Débarrassé du charme de l'Ange qui s'éloignait, Slick, après avoir stupidement vérifié l'attitude de son Père, émit un petit ricanement avant de se retirer. Alexey, sans un mot, reporta son attention sur le trait d’arbalètes qu'il taillait au couteau. Fergusshon jura entre ses dents et secoua la tête, la main gigantesque de Joshua posée sur son épaule.
    Aucun d'eux n'étaient fiers d'avoir poussé la fille d'un titan à s'humilier de la sorte.
    Mais comme toujours, Carl faisait le mieux semblant.
    Alors, au lieu de s’excuser chacun leur tour, les sanglots s’en allèrent voler quelques heures à la nuit.

    “-C’était quelque chose.” Apprécia le serpent en s’approchant de la guetteuse aux ailes sciées. Aucun rictus satisfait n’accueillit l'œillade qu’elle lui attribua à son arrivée. Lentement, il alla s’appuyer contre une roche dépassant du sol neigeux et frotta ses mains gantées l’une contre l’autre pour tenter de réveiller ses doigts engourdis. Une fois installé, le mercenaire haussa un sourcil en lorgnant vers l’Ange. “Inutile de m’en vouloir. Crois-moi, c’était nécessaire.
    Peut-être plus pour lui que pour sa camarade d’infortune. Mais les règles -les siennes- avaient toujours impliqué que les autres valaient moins que sa propre personne. Un petit nuage devant la bouche, il laissa son regard remonter le long des épaules couvertes de celle qu’on avait condamné à marcher parmi les hommes et sa langue claqua d’agacement face au silence imposé.
    Au loin, une chouette se manifesta dans un feulement évoquant davantage l’attaque d’un spectre que l’avertissement d’un volatile nocturne. Ses yeux se plissèrent d’amusement lorsque le cri laissa place aux échos reconnaissables entre mille d’une paire d’ailes battant l’air.
    Mais, encore une fois, Carl n’alla pas jusqu’à sourire.
    Ses crocs attrapèrent la pulpe de sa propre lèvre inférieure. Une perle de sang se détacha de la chair lacérée par l’agression soudaine et il l’essuya d’un revers de gant avant qu’elle ne coule le long de son menton.
    “-Avant, tu sais.” Ses deux mains allèrent s’enfoncer dans les poches de son manteau. “Je me demandais ce que vous autres, les rares anges qui respirez encore, vous pouviez bien penser en voyant que les vainqueurs de votre guerre -vos ennemis- pullulent sur votre ancien territoire.
    Au loin, derrière une montagne voisine, il y avait une paire de colonnes de fumée ne pouvant provenir que d’un, ou plusieurs, incendies. Ce genre de manifestations étaient monnaies courantes, depuis que le Reike avait franchi les dernières murailles de résistance Shoumeïenne. Elles annonçaient la fin d’une ère. D’une nation. Et la domination impitoyable d’une autre sur la moitié du monde.
    “-J’ai jamais été très nationaliste, à dire vrai. Mais je pense que j’ai une petite idée, maintenant.
    Le vent souffla, soulevant la poudreuse et le forçant à fermer les yeux et la bouche quelques instants. Carl rentra la tête dans le col de son manteau avant de reprendre.
    “-Le père de Mila la violait.” Asséna-t-il, abruptement. “Régulièrement. Jusqu’à ce qu’elle porte en elle son propre demi-frère. Après ça, ils l’ont foutu à la rue. La première chose qu’elle a fait en rejoignant les Sanglots, ça a été de se déchirer le ventre d’un coup de dague pour s’assurer qu’aucune vie ne puisse jamais sortir de ses entrailles.” Les cheveux immaculés de l’ange glissèrent sur la laine de son manteau alors que sa belle gueule pivotait dans la direction de l’humain pour le fixer une bonne fois pour toute. Il haussa les épaules et continua, un soupçon de gravité dans la voix, en creusant dans la poudreuse de la pointe de sa botte. “Alexey, c’est le don de l’un des frères de ta mère qui l’a privé de son visage. C’est un foutu macchabée qui marche, sans son masque. Du coup, il a préféré se faire passer pour mort plutôt qu’avoir à affronter le regard de sa femme et de ses gosses. Joshua est né trop grand et trop fort. On l’a traité de monstre toute son enfance, parce que sa gueule n’avait rien d’humaine. Ils l’ont chassé jusqu’à ce qu’il en soit réduit à vivre à l’ombre, dans une grotte. Jusqu’à ce qu’il devienne véritablement un monstre et qu’il bouffe les abrutis osant s’aventurer dans son dernier refuge. Ferg’ est un fils de pute au sens propre du terme. Il s’occupait de son petit frère pendant que sa mère se faisait sauter pour trois pièces d’argents par des gros porcs qui n’hésitaient pas à le frapper lorsque la dame tombait dans les pommes. Darius fait des cauchemars toutes les nuits, parce qu’il n’arrive pas à se résoudre à accepter le fait qu’il hait la seule vie qu’il n’a jamais eu. Slick…” Enfin, l’étirement des lèvres. Un creux dans les joues. Des ridules au coin des yeux. Dans un souffle amusé, celui qui n’avouait jamais rien cracha : “Est comme moi.” Son regard quitta ses chausses pour se poser sur son auditoire silencieux.
    Rien ne se passa. Aucune révélation. Ni la naissance d’une connivence quelconque. Il n’y avait pas de sens caché dans ces paroles. Juste la liste désolante d’une poignée de vies brisées.
    Le sourire s’élargit lorsque le serpent se décrocha de son dossier improvisé pour franchir les quelques pas qui les séparaient.
    “-C’est pour ça qu’il fallait qu’ils sachent, ma chère. Tu es peut-être la seule ange ici, mais chacun de mes Sanglots s’est fait scier les ailes par cette chienne de vie.
    Court silence. Il la dépassa pour se tenir face aux ténèbres et ricaner.
    “-Va dormir. C’est mon tour. Je t’ai laissé ma tente. Sous l’oreiller, y’a une dague au cas où t’aurais peur qu’on vienne t’ennuyer pendant la nuit.
    Elle ne lui accorda pas l’ombre d’une hésitation en s’éloignant dès sa relève assurée.
    “-Je pense que tu nous hais.” Continua-t-il cependant, sans s’assurer qu’il lui restait un auditoire.” C’est bien, je crois. Accroches-toi à ça, cocotte. La haine, ça fait oublier la douleur. Ça te permettra de te relever et de rembourser nos services, un jour, peut-être.

    ✞✞✞

    Les morts ne pleuraient pas. C'était là l'une de leur plus précieuse qualité. Pas de larmes, pas de lamentations. Lorsqu'on les tirait de leur sommeil, privés d'âme et donc d'orgueil, ils obéissaient sans poser de question, sans rechigner, sans se plaindre.
    Une telle quiétude ne suffirait pas pour apaiser la douleur d'une mère endeuillée. Ce petit cadavre-ci allait devoir pleurer, crier, hurler, comme n'importe quel nourrisson. Ses plaintes permettraient à la génitrice de se souvenir de ce qu'il avait été, à sa naissance, et d’ignorer ce que le temps ne manquerait pas d’infliger à sa chair morte.
    Malazach ferait de l’enfant une liche, puisque telle était la volonté de sa mère.
    Puis il l'enfermerait dans les ténèbres. Une geôle éternelle aux airs de berceau paisible. Loin des yeux de son propre Père, qui ne pourrait souffrir d'un tel blasphème commis au nom d’une énième sensiblerie passagère d’une des filles d’Aurya.
    C’était ainsi que cela devait se passer. Et ainsi que ça se passerait.
    Silencieusement, il attendit. Une main rougie posée délicatement contre le visage d'albâtre de celle qui, même maintenant, honorait ses enseignements en refusant la défaite, une autre enlassant une frêle épaule trop souvent agitée de soubresauts. Magnanime, le fils du Faucheur se garda d'attribuer une œillade à son élève, conscient qu’elle verrait un jugement là où il ne se trouvait, pour l’heure, que cette chose, ce sentiment si typique de la faiblesse de la mortalité, et dont il l’avait jusqu’alors toujours mise en garde. Malazach patienta, simplement. Supportant la proximité physique, les griffes labourant son dos, la chaleur des larmes coulant le long de son torse ou du souffle saccadé qui les accompagnait.
    La fin de l’étreinte ne se fit pas naturellement. Il dû la forcer, avec délicatesse, à se détacher de lui, puisque le temps pressait pour la réanimation.
    “-Suis-moi.” S’entendit-il murmurer en pointant un doigt collant de sang en direction des pics rocheux dominant le plateau. “Ce n'est pas un lieu pour les enfants.
    Ils s'élancèrent dans les airs. La pointe de leurs ailes fendit le brouillard puis les cieux. Un paysage terne, dévoré par l'humidité et pourtant si exempt de végétation s'offrit à leur regard durant l'envolée funèbre. Rien ne poussait jamais sur le territoire d'un fils de la mort, disait-on. Une malédiction contagieuse, semblait-il.
    A travers la brume, en-dessous, ils aperçurent la forme massive d'une chose aux trop nombreux membres greffés sillonnant le paysage en traînant sa panse horriblement enflée jusqu'à un trou dans le sol, large comme une maison. La plainte que la bête émit en saluant son créateur volant provenait de huit gueules fondues en une seule, et ses deux paires de poumons dysfonctionnels émirent un sifflement de mauvais augure, par-dessus ses pleurs.
    Et puis le silence, de nouveau, seulement troublé par les battements de leurs ailes immaculées.
    La faille n'était qu'un renflement dans l'ombre d'un des pics. Un accès creusé par des esclaves morts-vivants à coups de pioches, d'ongles et même de crocs. Elle n'était pas assez large pour qu'ils puissent y pénétrer autrement que de profil. L'ouverture était unique, et servait autant d'accès que de source d'éclairage naturel. Un faisceau longiligne de lumière les accompagna dans la lente descente des soixante-six marches jusqu'à ce qu'ils atteignent la Stèle.
    Elle était l'épicentre, l'objectif, le catalyseur du rayon. Sa surface cristalline reflétait le peu de lumière venant se poser sur sa surface sans parvenir à éclairer le cœur ténébreux de la montagne. Au sein de cette cave creusée dans la roche, rien d'autre que cet étrange artefact épargné par l'ombre ne semblait exister.
    Les deux anges et leur fardeau l'approchèrent sans accorder un regard aux inscriptions gravées sur sa transparente surface. Malazach connaissait chacune d'elles sur le bout des doigts, puisque c'était lui qui les avait toutes consignées. Il y avait là des noms. Ceux des jamais-nés et des Maudits. Ceux des dieux. Celui de X'o-rath et de chacun de ses frères et sœurs. Les noms des sacrifiés et des épargnés. Ils avaient été couchés sur le cristal dans la langue commune aux monstres et aux meurtriers : Le bas-parlé, dans sa forme la plus primitive. Des caractères aux bords coupants, capables de déclencher la cécité ou la mort de lecteurs inexpérimentés.
    Sans cérémonie, Malazach attrapa la dague posée à plat contre la Stèle pour passer la paume de sa main le long d'une lame rougie par la rouille.
    Le sang angélique s'étala sur la table de cristal, qui, en l'espace d'un battement de cœur, se para d'un manteau de ténèbres évanescentes dévoilant la véritable nature de l'artefact : De la rathonite. L'élément maudit.
    “-Place-le en son centre.
    Personne d'autre que lui n'avait jamais été témoin de ce rituel. Il l'avait créé, façonné à partir de vieille magie noire. Mais peu importait. Voler à Son Père une âme était déjà un sacrilège odieux, alors que pouvait bien impliquer la divulgation d'un secret supplémentaire? Elle savait déjà qu'il pouvait le ramener sous une forme plus élaborée qu'une simple enveloppe vide et caquetante. L'endeuillée s'approcha de la Stèle et scruta quelques instants sa surface enténébrée. Du coin de l'œil, Malazach remarqua sa prise sur le petit cadavre se raffermir et devina sans grand mal le conflit interne que ce geste impliquait. Son silence face au triste spectacle la laissa décider.
    Et le poupin alla bientôt rejoindre son landau funèbre.
    “-Siame.” Appela-t-il sitôt la mère séparée de la chair de sa chair. Le regard que la désignée lui attribua, fait de rage et de désespoir, aurait pu glacer sur place n'importe quel imparfait.
    “-Il lui faut un nom.
    A quoi bon la prévenir sur les horreurs qu'elle s'apprêtait à découvrir ? A quoi bon rappeler à son élève marquée irrémédiablement par un caprice de la vie que plonger dans la mort pour lier une âme à un cadavre risquait de balafrer son immortelle existence à tout jamais ?
    Elle n'avait jamais été dupe.
    “-Choisis. Puis nous commencerons.

    ✞✞✞

    Les pleurs de l'enfant réveillèrent Fergusshon au milieu de la nuit. Il jura entre ses dents et attrapa la lanterne posée dans un coin de sa tente pour l'approcher de la seule créature innocente de leur groupe. Le froid n'était pas encore un problème, à l'intérieur, et la petite tête restait suffisamment emmitouflée de toute manière pour ne pas avoir à souffrir du froid. Mais il pleurait. Assez fort pour lui vriller les tympans. En scrutant le petit visage, le bellâtre remarqua une rougeur au niveau des joues. Le souvenir de son petit frère faisant ses dents se juxtaposa à celui du gamin anonyme et il jura en se redressant pour s'habiller.

    Dehors, la température n'était pas si terrible. Plus douce que la nuit dernière, celle-ci n'était accompagnée ni de bourrasque de vent glacée et traîtresse, ni de chutes de neige intempestives. L'enfant dans les bras, il se mit à faire les cents pas en bredouillant une chansonnette dont la moitié des paroles ne lui revenaient pas.
    Et puis, alors que le mercenaire passait à côté de la tente fermée de son patron, deux billes de jades bercées dans les ombres rencontrèrent son regard fatigué.
    Ferg s'immobilisa tandis que l'enfant, qui s'était habitué aux mouvements de son porteur, se remettait à brayer.
    “-Patron.” Salua-t-il alors que sa vision s'habituait lentement à l'obscurité.
    Carl était appuyé contre le flanc droit de la caravane, un carreau entre les doigts et son arbalète en bandoulière pendant contre ses hanches.
    Et il ne souriait pas.
    Vraiment pas.
    Ses traits semblaient tirés par l'inquiétude ou la fatigue. Une colère contenue fronçait ses sourcils et laissait transparaître un peu plus clairement ce qu'il essayait en général de cacher aux yeux du monde, tout au fond de son regard.
    “-Je croyais que tu te débrouillais, avec les gosses ?
    Le sbire s’efforça de ne pas relever le fiel suintant de la question en répondant de la façon la plus neutre possible :
    “-Ouai mais y’a certains trucs qui les font gueuler quoiqu’il arrive.” Il présenta son colis bruyant à son chef : “Il fait ses dents, je crois. T’as vu comme il est rouge ?”
    D’une impulsion des coudes contre le bois de son dossier improvisé, Carl se redressa pour s’avancer de deux pas dans la direction du bellâtre et de l’enfant.
    “-Ou alors il a la coqueluche.” Siffla-t-il. Et l’intonation dans sa voix laissait clairement entendre que cette possibilité le réjouissait plus qu’elle ne l’inquiétait.
    Ferg blêmit légèrement. Aucun d’eux ne doutait du fait que leur chef pouvait renoncer à son élan de générosité en un battement de cil et un moulinet de Miséricorde.
    La plupart espérait juste ne pas être là au moment où ça arriverait.
    Dérangé par le silence comme par le mouvement de recul de son porteur, la petite chose se remit à hurler.
    “-Tu permets ?” Siffla le Père des Sanglots en tendant les mains.
    Ferg aurait voulu refuser. Pendant un court instant de flottement, il se pensa même capable de le faire. Lorsque les mains gantées s’approchèrent de l’innocence incarnée, le séducteur se vit faire deux pas en arrière et proférer un “je préfère pas” assez dissuasif pour que même Alexey puisse en pisser de trouille.
    A la place, il céda sa charge en baissant la tête et les yeux.
    Carl s’empara de l’enfant sans faire preuve de la moindre délicatesse. Le Serpent attribua au paquet alourdissant ses bras un sourire agacé et desserra un peu le lange. Lorsque les petites mains s'extirpèrent de l’amas de couverture avant de se braquer en direction du visage de leur porteur, ce dernier lui confia son carreau d’arbalète.
    Intrigué, la bruyante créature agita l’outil de mort comme s’il s’était agi d’un hochet stylisé et cessa enfin son insupportable plainte.
    Les yeux de Ferg’ s’écarquillèrent à la vue de la scène tandis que ceux de son chef quittaient le nourrisson pour le scruter, lui.
    “-La vache, comment t’as deviné?”
    Les épaules de l'interrogé se haussèrent. L’enfant revint dans les bras de son gardien. Et Carl grinça, en récupérant son projectile sans que la petite chose ne proteste.
    “-Si il gueule encore cette nuit, je le saigne.” L'œillade qu'il lui attribua, avant de retourner contre la caravane, ne laissait aucun doute quant au sérieux de la menace. “Retourne dormir maintenant.

    ***
    Aux premières lueurs du jour, les Sanglots s'éveillèrent pour remballer leurs campements et préparer la nouvelle étape de leur voyage. Après une rapide réunion, il fut estimé que le groupe traverserait -si tout se passait bien- la frontière entre le Shoumei et le Reike en fin de semaine, soit quatre jours plus tard. Darius mentionna un relais qu'il connaissait bien au sud de leur position et évoqua la possibilité d'y passer pour se ravitailler avant de rejoindre “Les Crocs” - un sentier longeant un maximum les bases des montagnes alentour à l'inverse des autres routes préférant les traverser - puisque le gibier risquait fort de se raréfier dans les prochains jours. Carl y consentit et, après un encas rapide plus destiné aux chevaux qu’aux humains, ils reprirent la route.

    “-’Faudra te faire discrète, une fois arrivée au relais. Avec la guerre, il est fort probable que d'autres réfugiés soient venus s'y agglutiner.” Confia Carl, une fois la morosité d'un réveil brutal chassée par celle d'un voyage uniquement rythmé par les cahots de leur véhicule. Tous deux de nouveau consignés à l'arrière, l'Ange et le Serpent partageaient la place avec le nourrisson s'efforçant de dormir après avoir ingéré une bouillie d'apparence infâme concoctée par un Fergusshon trop heureux d'avoir pu se rendre utile.
    “-Garde la dague que je t'ai filé à portée de main et fais en sorte qu'elle soit visible sauf si tu vois des Reikois, parce qu'on l'a tiré aux macchab’ de la patrouille d'hier.
    Darius, à l'avant, haussa les épaules à la mention de cette dernière possibilité.
    “-Si y'a des Reikois, y'a plus de relais.
    -Sait-on jamais, peut-être qu'ils se sont rappelés qu'ils étaient censés être les grands sauveurs de l'histoire?
    Des rires mauvais secouèrent les carcasses endolories. Carl lorgna vers l'Ange et son fardeau endormi et ricana de plus belle :
    “-Et quand on arrivera…essaie de faire semblant de l'aimer, éventuellement.
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  • Mer 31 Juil 2024 - 15:47
    Les mots du mortel s’étaient frayé un chemin laborieux jusqu’à elle. Siame l’avait d’abord écouté d’une oreille, sans vouloir y prêter réellement attention. Car ce que sa bouche disait ne comptait pas. Mais le discours de ses yeux ? Cette chose qui s’enroulait – douloureusement patient – dans le fond de son regard ? Cette chose disait bien davantage. L’Ange l’avait laissé déblatérer, sans se détourner de… Ses yeux.

    Car ces yeux : elle les connaît.

    C’est peut-être pour cette raison qu’elle a du mal à les détester—c’est peut-être pour cette raison qu’elle les abhorre tant : pour le goût amer des souvenirs qui s’accroche à son esprit comme le venin d’une vipère. Il y a autour d’eux un froissement d’ailes agitées, puis un choc sourd, creux. Et Siame attrape l’amusement qui se tapit dans son regard à la volée, ignore le sang dépensé inutilement pour retenir la manifestation d’un sourire.  

    Ces yeux. Je les connais.Avait-elle seulement prononcé les mots à haute voix ?

    Les siens à elle sont graves, gris comme une pierre tombale, le fixe alors avec une intensité inaccoutumée. A la recherche de la réponse d’une énigme qu’elle ne discerne pas encore. Parce que ses rêves ne lui parlent plus comme avant, parce que ses songes sont désormais noirs et arides. L’intérieur de son crâne lui semble vide et plein de toiles d’araignées. L’Ange bat des cils, plusieurs fois, pour chasser les flocons de neige qui viennent s’y loger. Pourtant, le froid ne semble pas l’atteindre : elle ne tremble pas sous son manteau de laine. Oui, ces yeux l’ont accueilli un jour sur le Sekaï, 10 000 ans plus tôt—l’ont jaugé, l’ont jugé. Ces yeux l’ont fui parfois, aussi, sans qu’elle ne sache pourquoi. Et ils l’ont ignorée quand elle les a implorés – “ne me laisse pas” – enfermée dans sa prison de marbre. Elle les a revus par la suite, trop de fois, dans ses cauchemars, aux côtés de la voix de sa sœur. Siame chasse ses pensées comme on referme un placard. Elle relève la tête vers la fumée qui s'échappe des monts enneigés. Il fallait bien s’y attendre. Plus rien ne serait jamais comme avant, maintenant que les mortels avaient arraché la vie à l’un de ses Maîtres. C’était un Monde qui s’effondrait : un équilibre irrémédiablement brisé au profit d’une nouvelle ère—celle des Mortels. Qu’ils aient le cul tamponné d’un dragon ou une jolie bille dans le fond de leur poche n’y changeait finalement rien. Ils viendraient tous réclamer avec arrogance ce qu’ils pensaient leur être dû, maintenant que les Titans ne dictaient plus le cours des étoiles et les marées du temps. Les fondations du Sekaï même avaient été ébranlées le jour où Kazgoth tombait sous une lame mortelle. Comment la chose avait-elle seulement été possible ? Siame l’ignorait. La puissance de ses Maîtres avait été supposée être incommensurable, divine, inébranlable. Et pourtant. Et pourtant elle-même était incapable de l’ignorer—d’ignorer le vide laissé dans l’univers, d’ignorer l’amoindrissement de ses propres forces, pâle reflet du pouvoir qu’elle avait un jour possédée. Tout ça était désormais révolu à la perspective d’une soif insatiable de pouvoir, de vanité et d’autant de folie. Une victoire empoisonnée pour eux—tout du moins, le pensait-elle. Enivrés par leur propre gloire, ils ne voyaient les ombres qui se profilaient à l’horizon, le fruit amer de leur hybris. C’est peut-être lors de cette rencontre, que les premières volontés de destruction avaient germé dans l’esprit de l’Ange. Au-delà encore de la vengeance tapie insidieusement dans le fond de son Âme, il lui semblait tout à coup que pour sauver ce Monde, il n’y avait pas d’autre choix que de le détruire.

    Elle l’écoutait toujours, silencieuse. Et des images se logent compulsivement dans son esprit tandis qu’il arrache, un à un, à chacun de ses Sanglots, les secrets de leur plus profonde vulnérabilité. Chacun d’eux, cruellement sacrifiable. C’est Mila, la première à en faire les frais. Puis Alexey. Joshua et Ferghusson. Darius. Slick… Non. Slick y échappe, car en dire sur le gamin reviendrait à se révéler soi-même, comprend l’Ange. Un sourire amer s’épanouit sur ses traits. Elle aurait pu y voir une paresse malvenue, mais tout ça n’avait rien d’une paresse, pas vrai ? Elle remarquait avec ironie les sujets sur lesquels il s’attardait, et ceux qu’il éludait. Il mangea la distance entre elle et lui, pour conclure sa provocation : comme si leurs peines pouvaient se comparer à ce qui lui avait été fait. Comme si, elle avait eu la mauvaise idée de s’en plaindre : de se plaindre de cette vie qui avait toujours voulu sa mort. Non, Siame ne s’en plaint pas. Car elle est encore en vie, contrairement à eux. Elle le devine : Mila, Alexey, Joshua, Ferghusson, Darius et Slick, chacun d’eux s’était cru sauvé, lorsqu’ils avaient signé avec lui. Il les a trouvés seuls, battus et perdus. Si proche de la mort que ce qui leur proposait – la moindre miette de vie – ne pouvait alors que leur sembler irrésistible. C’est un piège que Siame ne connaissait que trop bien…

    Qu’ils avaient dû se sentir vivants, quand il les avait approchés. Et Siame, elle, se sent mourir à petit feu en sa présence.

    × × ×

    Siame, il lui faut un nom.” Dans sa poitrine, quelque chose avait agité ses ailes avec une frénésie terrifiée. Pourtant, elle était restée parfaitement immobile, ses yeux vagues et distants. Le sang déposé sur la blancheur de sa joue avait séché—la laissant parfaitement indifférente. Car il n’est pas le sien—car il n’est rien à côté du sien, de celui qui tâche encore l’intérieur de ses cuisses. Chaque pas jusqu’ici, chaque battement d’aile lui avait fait l’effet d’une claque dans l’estomac, avait ébranlé ses hanches et son corps entier. Et aucune plainte ne s’était jamais échappé de ses lèvres. Seuls ses cheveux – emmêlés et humides de transpiration – lui collant à la nuque témoignaient encore de l’épreuve qu’elle avait traversée—seule. Seule, parce qu’elle préférait encore le faire seule plutôt que de faire confiance à d’autres.

    Qu’est-ce que cela lui coûterait, d’arracher son fils à la Mort ? Siame n’en a que faire. Elle était prête à tout sacrifier : par caprice, par amour – parce que chez elle, l’un n’allait pas sans l’autre – pour cet enfant qui n’a jamais vécu qu’à travers sa propre substance et pour ce cœur qui ne bat plus en son ventre. Elle ne réfléchit pas, elle fait confiance à Malazach. Elle lui fait confiance parce qu’elle n’a pas d’autre choix—parce qu’il est toujours revenu, parce qu’il a toujours été là où elle l'attendait. Parce qu’auprès de lui, elle était quelqu’un. Comme elle était la fille d’Aurya ; la sœur de Phèdre. Comme elle serait la mère de…

    Mihail. Le nom roule de ses lèvres comme une larme.

    Ses yeux sont d’amers cailloux noirs, aussi sombres que la dalle de pierre maudite sur laquelle elle dépose son enfant. Autour d’elle, les mots gravés dansent sur la pierre comme de multiples promesses. Rien de tout ça ne l’inquiète : ou plutôt, tout l’inquiète, mais Siame repousse brutalement toute forme de sanité. Non. Non. Pour rien au monde elle n’acceptera de le perdre. Que Malazach prenne tout ce qu’elle avait.

    Qu’est-ce que je dois faire ? Demande-t-elle en relevant les yeux vers son mentor, d’une voix sans timbre.

    Une ombre traverse l’éclat en silex de ses yeux. Du chagrin, peut-être. Il disparaît au profit d’une rage profonde, noire et silencieuse—qui balaie chacun de ses sanglots. Elle repousse ses cheveux de son visage, les attache brièvement dans son dos.

    Dis-moi.

    × × ×

    Les yeux de l’Ange luisent à la lueur de la flamme d’une bougie. Elle la regarde danser, lovée contre elle-même. Un soir de 31… Le soir de la naissance et de la mort de son enfant. “La haine, ça fait oublier la douleur”. Siame laisse les mots s’éteindre dans un coin de son crâne—les remplacent par des souvenirs lointains. Elle perçoit à travers la toile de la tente les cris de l’enfant, les paroles étouffées par la distance, le vent agaçant qui s’entête à souffler furieusement et le froid qui cherche à mordre ses os.

    Joyeux anniversaire, murmure-t-elle, comme elle le fait, chaque soir de 31 décembre.

    Elle souffle sur la bougie, et le noir l’enveloppe aussitôt—effaçant les contours de ce fichu Monde.

    × × ×

    Je comprends, s’était-elle contenté de rétorquer à son compagnon de route, tandis qu’il lui expliquait la suite des événements.  

    D’une main, elle agitait très lentement une parodie de berceau qu’avait assemblé Ferghusson avec trois fois rien : deux bout de bois et un morceau de corde. De l’autre, elle cajole la lame qui lui mord la hanche. Elle écoutait Carl d’une oreille, les yeux rivés sur le visage serein du bambin. Il avait fini par s’endormir. Siame n’a jamais aimé les enfants : pas parce qu’ils lui rappellent toutes les Âmes innocentes qu’elle a un jour arrachés aux bras des mères, mais parce qu’ils lui rappellent le sien. Parce qu’ils réveillent sa honte, sa culpabilité et son chagrin. Ils lui renvoient à la gueule sa défaillance : cette mère qu’elle aurait souhaité être ; cette Mère qui l’a abandonné ; cette mère que sa sœur ne sera jamais car elle l’en a privé ; cette mère qu’elle-même a toujours été incapable d’être. Mais ce n’est pas son histoire. Non, l’histoire de cette Ange ne mentionne pas les cicatrices estompées sur son ventre, seulement celles laissées par ses ailes. On la confondrait d’ailleurs avec une sorcière, quand elle se penche sur le berceau : venue jeter une malédiction sur le nouveau-né.

    Essaie de faire semblant de l’aimer, éventuellement.” Un ricanement vint la sortir de sa contemplation, et l’ombre d’un sourire effronté se dessina sur ses lèvres—comme s'il venait de la prendre la main dans le sac. Ses mains glissèrent sous le corps du bambin, sans le sortir de ses rêveries, et elle l'accueillit dans le creux de ses bras.

    Je ne pourrais jamais l’aimer, elle le dit sans hargne, comme une simple certitude. Du bout des doigts, elle vient caresser le crâne du nourrisson, effleure sa peau douce et ses yeux s’emplissent alors d’une étrange tendresse. Le bambin émet un très léger bourdonnement de contentement.

    Je ne les haïs pas, tu sais. Tes compagnons. Ses yeux reviennent à Carl. À ses yeux à lui. Qui lui rappellent terriblement… J’ai assez de monde à haïr. Sa voix manque de se briser en un “ne me laisse pas, Malazach”. Une chose impitoyable, faite de griffes et de crocs vient remplacer l’émotion qui lui monte dans la gorge. Elle hausse les épaules. Eux ne m’ont encore rien fait.

    Une secousse finit par l'interrompre. La caravane s’arrête, et Darius lance un regard vers l’arrière du convoi, l’air de dire “nous sommes arrivés”. Siame jette un dernier regard à son vis-à-vis, tandis que Ferghusson s’approche – inlassablement attiré par le gamin qu’elle porte dans ses bras et qu’il ne quitte jamais vraiment des yeux – et lui tend une main pour l’aider à descendre. Siame le remercie d’un léger hochement de tête, avant de relever le minois vers l'hôtel en pierre qui sert de relais. On ne tarde pas à venir les accueillir.

    Un homme d’âge mûr, voûté, les yeux fuyants, s’avance à leur rencontre, tout sourire. Il tend les bras vers eux, et son expression lui semble véreuse, repoussante. Quelque chose d’étrange, de malsain, danse dans le fond de ses petits yeux.

    Vous êtes les bienvenus. Restez aussi longtemps que vous le souhaitez, dit-il en serrant la main à Carl avec énergie.

    Les Sanglots avaient échangé des regards entre eux, des regards auxquels elle n’avait pas été conviée. Pourtant, elle sait qu’on ne la quitte pas des yeux, n’a pas besoin de se retourner pour le savoir. L’Ange s’était avancée, tranquillement, doucement, comme une mère, serrant le bambin contre son cœur.

    Il nous reste trois chambres de libre, avait expliquée la femme – certainement l’épouse du propriétaire des lieux – à l’accueil, et leur avait remis les clés.

    Siame s’était tenue à l’écart, mais la femme n’avait pas manqué de remarquer le bébé entre ses bras. Son visage s’était illuminé, et elle s’était approchée en tendant les mains vers eux, dans un sourire identique à celui de son mari.

    Qu’il est adorable ! Regardez ces petits yeux curieux, et ce sourire magnifique. Comment s’appelle-t-il ?

    Mihail, avait-elle rétorqué, sans la moindre hésitation, tout en faisant un pas en arrière.

    Puisqu’il lui fallait l’aimer… Il était hors de question que cette femme ne pose ses mains crasseuses sur lui. Un froid glacial lava la bonne humeur de la tenancière.

    Je vois, je vois… Vous devriez prendre la chambre à l’étage, c’est la plus grande, vous y trouverez un berceau.

    Je vous remercie. Siame ne quitte pas des yeux la femme, quand elle le dit. Elle regarde l’ombre mauvaise qui se tapit dans ses yeux, derrière son masque de chaleur mielleuse.

    La chambre à l’étage est bien la plus grande. C’est aussi la plus isolée, constate l’Ange, tandis qu’elle dépose le gamin dans le berceau. Les Sanglots, eux, se sont réparti les deux autres chambres au mieux—les moins chanceux dormiront certainement dans la caravane. Derrière la fenêtre, Siame regarde Darius et Joshua descendre des cagettes pour le réapprovisionnement. Elle suppose que cette soirée se fera sans encombre et qu’ils repartiront aussitôt le lendemain. Son regard se porte sur l’arrière-cour, plongée dans la pénombre. Il fait trop sombre pour qu’elle soit capable de distinguer ce qu’il s’y trouve et la neige recouvre les monticules comme un voile de velours. Tout est paisible.

    Tout est paisible, oui. Jusqu’au coucher. Jusqu’à qu’elle ne décide de se relever pendant la nuit pour aller se servir un verre d’eau dans les cuisines. Elle ne s’était pas attendue à croiser qui que ce soit en pleine nuit, et pourtant, deux grosses rôtisseuses l’avaient chassée aussitôt son verre en main—comme si quelque chose d’honteux se pratiquait ici. Comme si elle les avait surprises, le nez perdu dans le jupon de l’autre, ou en train de pratiquer une forme noire de sorcellerie. On lui avait claqué la porte au nez, et une odeur prégnante lui avait saturé les narines, brutalement, réveillant des sensations qu’elle avait cru avoir un jour oubliées… Siame but une gorgée d’eau, et s’étonna presque que ça ne fût pas du sang. Puis la sensation s’estompa. Elle remonta les escaliers – sans faire de bruit – jusqu’à la chambre.

    La porte est entrouverte, et Siame suppose qu’elle n’a pas dû la refermer entièrement. Sa main se pose sur la poignée pour la pousser, sans voir que de l’autre côté, penchés sur le berceau, se tiennent l’aubergiste et sa femme—un sourire qui aurait pu passer pour tendre, si ce n’est pour la lueur malade et dévorante dans le fond de leur yeux. L’Ange connaît cette cruauté exquise, elle n’est rien de plus que celle qui se love patiemment dans le regard de Carl ; rien de plus que celle qui surgit sauvagement chez Mila ; rien de plus que celle qui palpite maladivement chez Slick ; rien de plus que celle qui se lamente mélancoliquement dans celui d’Alexey. Rien de plus que celle qui se révèle furieusement chez elle, lorsqu’elle se prend l’envie de punir le Monde pour tout ce qu’il lui a pris.

    Elle s’apprête à pousser la porte quand des mains l’attrapent et que l’une d’elles, chaude et sèche, ne se presse contre sa bouche. Elle sent le sang et la boue. “Pas un bruit,” qu’on lui souffle dans l’oreille. “Et arrête de me mordre.”



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  • Sam 17 Aoû 2024 - 15:27
    Assis au coin du feu de la chambre d’invité où la Sanglot s’était rassemblée, Carl, les jambes croisées, écoutait d’un air distrait les dires de ses hommes tout en agitant dans son verre le vin rouge grâcieusement offert par l’aubergiste. L’air concerné, préoccupé, le Serpent se remémorait les évènements de la journée. Le voyage. L’ange et l’enfant. Leur arrivée. Le déchargement et les conversations un peu trop aimables avec le personnel du relais. Avec le taulier, ce “Armand”, si ouvert et accueillant, qui semblait tant différent du tableau de taiseux patibulaire que leur avait décrit Darius, sur le chemin.
    La danse du liquide carmin s’interrompit alors que son porteur s’immobilisait pour pencher la tête en arrière et couper la parole à Darius et Joshua, en pleine dispute au sujet de quelque chose dont il se foutait complètement.
    “-Une idée de pourquoi ton tenancier est aussi sympathique, par rapport à tes souvenirs?
    Les yeux verts ne s’étaient pas vraiment posés sur Darius, ce qui n’empêcha nullement l’intéressé de saisir que la question lui était directement adressée.
    “-Sa première femme est morte y’a deux ans, apparemment.”
    Sur le visage du serpent, un sourcil se dressa plus haut que l’autre.
    “-Comment?
    -La faim. Ils sont restés enneigés pendant l’hiver. Le temps que les routes se dégagent, la dame est tombée malade.
    -Sale histoire.
    -Ouai. Du genre à changer un homme.”
    Carl acquiesça en grimaçant et s’aida de sa main libre pour pousser sur l’accoudoir de son siège et se lever dans un concert de craquements.
    “-Mais rarement pour le mieux.
    On frappa à la porte et Mila alla ouvrir. Slick et Fergusshon entrèrent, les bras alourdis par une demi-douzaine de gamelles débordant d’une bouillie pâle garnie d'épices dont l’odeur embauma bien vite la pièce. Les affamés se ruèrent dessus.

    Pas Joshua.
    Le géant avait toujours eu un don pour reconnaître les odeurs. Son passé y était pour beaucoup, bien sûr. On ne pouvait décemment pas survivre dans la nature sans un bon odorat. Il en fallait pour sentir l’huile des torches et des lanternes brandies par les patrouilles avant d’être surpris par la première lueur. Pour percevoir la senteur ferreuse du sang d’une bête blessée et épuisée, partie se terrer dans l’ombre pour agoniser en paix. Pour reconnaître un bon champignon d’un mauvais. Alors bien sûr, le forgeron de la bande avait une mémoire olfactive ridiculement précise, quasiment inhumaine.
    Aussi n’avait-il aucun mal à se souvenir avec précision de l’odeur de tout ce qui s’était un jour retrouvé dans son estomac.
    “-Attendez. Patron.” Alerta la brute alors que Carl retournait s’asseoir à sa place après s’être servi, son verre dans une main et sa gamelle dans l’autre.
    L’avertissement ne stoppa pas uniquement ledit patron. Tous le dardèrent avec appréhension, soudainement paralysés. Sans ajouter quoique ce soit, le géant consomma une cuillerée pour mettre à l’épreuve son palais avant de rendre son verdict.
    Et lorsqu’enfin il le fit, le Serpent se détourna pour jeter son vin dans le feu crépitant…Et pouffer nerveusement.

    ✞✞✞

    Ce qui s’extirpait de la Stèle semblait à la fois liquide et gazeux. Une fumée collante, humide, affamée de vie, qui rampait dans l’air, se multipliait au contact de la réalité telle une infection fongique. Elle encerclait le petit cadavre sans oser y toucher, formait une couronne gémissante tout autour de ses membres inertes. Il n’y avait pas de nom pour une telle manifestation. Ce n’était qu’un avertissement, un voile…Le rideau trop fin se trouvant entre ce qui existait et l’irréalité. De la magie noire dans sa forme la plus pure, impossible à modeler à l’envie, impossible à dompter. De la bile ésotérique.
    Malazach avait appris à ne plus y faire attention. Trop regarder cette essence impliquait un plongeon dans le plus noir des abimes. Les dégâts que causait ce genre de fouille visuelle impliquaient parfois des années de rétablissement, et le nécromant avait passé l’âge de la curiosité imbécile tout comme celui de l’entêtement orgueilleux.
    De plus -et cela restait inédit- il ne se trouvait pas ici, en ce jour, pour Lui. Ses yeux se posèrent sur la silhouette pitoyable de la mère endeuillée -dont le corps martyrisé semblait pour l’heure bien loin de représenter la froide et incompréhensible perfection de sa créatrice absente- et, alors qu’elle prononçait le nom de son fils mort avant son premier souffle, Malazach ressentit un soupçon de fierté à la voir debout, consciente malgré les circonstances.
    Elle n’aurait plus rien à apprendre après ça. Aucune douleur, aucune perte, aucune autre défaite ne pouvait espérer surpasser celle-ci. Si son esprit survivait à la brisure qui allait suivre, la fille d’Aurya sortirait de cette épreuve avec sa bénédiction et un coeur aussi noir que le sien.
    A sa question terriblement naïve, le Porteur de Peine s'efforça de répondre en chassant le ton moqueur, à mi-chemin entre l'amusement sincère et le dédain, qu'il employait en général lorsque l'ignorance de son interlocutrice ne faisait aucun doute.
    Parce que cette fois, son manque de connaissance ne pouvait être qu'excusé.
    “-Abandonne.
    Ensuite, ses lèvres se tordirent pour laisser grincer des sons impossibles, qui s'avérèrent être des mots. Aucun d'eux n'étaient inconnus de Siame, puisque comme tous ceux de leurs races, elle était née capable de comprendre chaque langue, dont celle du bas-parlé. Mais les ténèbres se refermèrent sur le duo en dévorant l'air autour d'eux et les paroles que Malazach récitait avant qu'il n'ait fini d'articuler la première syllabe.
    Le rayon de lumière éclairant la Stèle disparut. De même que les bords humides et luisant des marches les ayant menés ici-bas. Malgré l’habitude, son estomac se noua lorsque ses sens aux aboies tentèrent de trouver une signification à cette brutale perte de contact avec…tout.
    Ils chutèrent. Pendant des heures ou bien quelques battements de cœur. Parfaitement droits, immobiles, les pieds posés sur un sol fait de noirceur intangible et qui pourtant semblait les attirer dans le vide à chaque tentative de mouvement.
    Ils chutèrent jusqu'aux abysses. Puis plus profond encore. Aucune souffrance n'accompagnait cela. Seulement la crainte, la seule véritable, la peur panique d'un corps bien vivant se sentant pris au piège au milieu de…
    La mort.
    Malazach s'était formé à trouver un sens au milieu du néant. Ainsi, au lieu de se débattre comme son corps le lui ordonnait, il laissa la peur paralyser son corps jusqu'à ce qu'elle le quitte, parfaitement rassasiée. Alors, la chape de plomb qui le recouvrait tout entier s'évapora. La Mort l'accueillit en son domaine. Et l'Ange Noir pu ouvrir des yeux qu'il ne se souvenait pas avoir fermé.
    Une fois de plus, son regard découvrit la plus innommable des vérités, celle qui accueillait la chair morte, le dernier souffle d'un corps sans vie : la fin.
    Nul royaume des gardiens. Pas de hautes portes dressées parmi les nuages ni de juge austère prêt à condamner ou bénir les âmes.
    Rien.
    Un néant total. Visuel, auditif et olfactif.
    Siame, seul autre être vivant en ces non-lieux, convulsait comme il l'avait fait en arrivant. Accablée par son instinct de survie, à la limite de l'inconscience, le blanc de ses yeux visible alors qu'elle piétinait sans s'en rendre compte sur ce vide qui aurait dû être un sol, elle continuait à se battre pour garder quelque chose qui n'était pas en danger, puisqu'ils n'étaient encore ici que des visiteurs.
    Et malgré toute l'affection qu'il avait pour elle, Malazach se refusa à l'humilier en lui portant secours.
    L'Ange Noir préféra attendre.
    Jusqu'à ce que les soubresauts s'arrêtent. Jusqu'à ce que ses yeux puissent de nouveau voir et découvrir qu'il n'y avait rien. Rien de plus que ce que la vie promettait en conclusion.
    “-Nous n'avons pas bougé.” La salua-t-il, une fois son esprit ranimé.”Pas d'un iota. Nos esprits essaient simplement de conceptualiser ce que le contact de la rathonite bénie du nom de mon père insuffle en nous. Tout ce que tu vois n'est pas la réalité.
    Un mensonge de plus. Pieu cette fois. Mais certaines vérités méritaient d'être déformées…ou ignorées.

    Il était inutile de se déplacer dans un lieu où la distance n’avait aucune forme de signification. Tout était à la fois proche et loin puisque Tout, ici…était Rien.
    Elle se tenait à quelques pas de lui comme à plusieurs centaines de lieues. Le son de sa propre voix n’était guère plus qu’un murmure dont l’écho se perdait dans l’abysse qu’ils foulaient.
    C’était étrangement apaisant, passé un certain stade. Et c’était le piège. L’esprit, accoutumé par son entrée ici à un abandon total, pouvait se voir tenté de rester. De rejoindre le vide. D’oublier toutes ses responsabilités. Douleurs, désirs, ambitions ne semblaient plus avoir grand sens, confrontés à l’amère vérité.
    “-N’oublie pas pourquoi nous sommes là.
    La Stèle apparue entre eux. Un phare au milieu des ombres. Le petit corps inerte de son unique passager sur sa surface de nouveau cristalline.
    Si le temps passait seulement ici, alors les minutes s'écoulèrent lentement. Cruellement.
    Jusqu’à ce que l’écho des pleurs d’un nourrisson mort-né ne s’extirpe du néant.
    “-Il va venir avant les autres. C’est son corps après tout.
    D’autres se superposèrent à la première plainte. D’autres voix. D’abord d’autres enfants. Puis des adultes. Puis d’autres choses.
    Puisque la Stèle et le manteau de chair vide sur sa surface attiraient tous ceux qui erraient ici.
    Qu’importe ce qu’ils pouvaient bien être.
    “-Regarde-le, lui, Siame. Regarde Mihail. Dis-moi quand il ouvre les yeux. Et ne riposte pas.
    Les hurlements dans le noir annoncèrent la ruée des égarés et des damnés. A eux seuls, ils déchirèrent la quiétude du vide. Le calme céda sous leurs plaintes innombrables. Une cacophonie insupportable fondit sur le duo de vivants, bientôt accompagnée par une odeur qui n’existait pas, évoquant tout aussi bien l'encens que la pire des moisissures.
    Lentement, leurs sens se réhabituaient à percevoir.
    Et comme toujours, ils allaient devoir partir avant de les voir, eux, qui se trouvaient par-delà le seuil.
    Ceux qui ne pleuraient pas riaient. Ils étaient de loin les pires puisque chacun de leurs toussotements hilares mouchetaient les visiteurs de bave immatérielle. La peau se hérissait à son contact sans vraiment comprendre de quoi il s’agissait et renvoyait à son possesseur le signal d’une brûlure vive, semblable à un ébouillantement.
    Malazach n’avait jamais eu le moindre égard envers sa propre souffrance physique. Le corps, comme tout le reste, n’était qu’un instrument qu’il savait plier à sa volonté sans aucune considération pour la douleur que cela impliquait parfois. Quinze milles années de vie lui avaient appris à dompter chacune de ses réactions.
    Mais ici, chaque postillon lui causait une souffrance telle que des larmes de rage coulaient le long de ses joues en fragilisant cruellement sa concentration.
    C’était le but, bien sûr. Un autre piège. Certains visiteurs, encore une fois poussés par l’instinct de survie, se fatiguaient à essayer de riposter et à tuer des choses déjà mortes. Ils se condamnaient ainsi à la plus douloureuse des morts en tentant de l’éviter.
    Dans le coin de son champ de vision, quelque chose de dangereusement proche d’un visage sembla se manifester.
    Et puis la fille d’Aurya laissa exploser une triste joie qui soulagea le Porteur de Peine tout en attisant la rage de tous les autres.

    La réalité vint les cueillir avant que Malazach n’ait fini de prononcer le deuxième mot de son incantation. Son torse enfla douloureusement alors que son souffle, pour la première fois semblait-il, écartait ses côtes et insufflait la vie en lui. Du dos de la main, le nécromant essuya l’ichor noirâtre qui s’écoula de sa bouche et projeta les restes de la souillure du vide au sol, où ils s’évaporèrent immédiatement, confrontés au monde des vivants. Les oreilles bourdonnantes et la vue trouble, il mit un certain temps avant de retrouver ses esprits.
    Mais lorsque ses sens lui répondirent de nouveau, l’Ange Noir pu découvrir son ancienne élève allongée sur la Stèle, le cadavre animé de son enfant gazouillant tout contre elle.
    Et malgré tout ce que cette vision sacrilège impliquait, Malazach ne put s’empêcher de sourire à cette vue.

    ✞✞✞

    “-Arrête de me mordre.”
    Alexey tira Siame en arrière en allant plaquer son dos contre le mur du couloir. Après un court instant de flottement et une fois certain que l’Ange se souvenait qu’ils étaient dans le même camp, il relâcha sa prise pour la laisser se glisser dans les ombres à ses côtés.
    Un doigt couvert de bandage vint se poser sur la surface froide de son masque mortuaire, à l’emplacement où devait se trouver les restes de la bouche de son possesseur. Puis il porta la main à l’arbalète pendant contre son flanc.
    Aucun mot étouffé ne filtra de sa gueule lugubre lorsqu'il attribua ensuite un regard à l'Ange sur le qui-vive. Leurs yeux se croisèrent, le temps d'un battement de cœur, le temps de vérifier si la même froide résolution dansait dans les iris de son compagnon d'infortune, alors que le couple dans la chambre abandonnait l'idée de la discrétion pour glousser en s'emparant de l'enfant.
    La crosse de l’arbalète vint se caler contre son épaule.
    Quelqu'un, au rez-de-chaussée, émit un braiement de douleur à peine humain. L'écho de souffrance déclencha un duo de hoquètements surpris de la part des ravisseurs, dans la pièce d'à côté.
    Alors, l'ange et le Spectre se jetèrent à leur rencontre.

    “-Attendez, je vous en prie !” S'exclama Armand en levant ses mains devant lui en signe de paix lorsque le sinistre débarqua dans la lumière - la froide veuve sur ses pas - pour braquer sur eux la pointe de son arme chargée. Sylvia, sa femme, couina de surprise en pressant un peu plus l’enfant subtilisé contre elle et son visage s’empourpra de honte.
    “-Pose le gosse.” Gronda Alexey en préambule. Le cœur d’Armand manqua un battement à l’entente de cette voix d’outre-tombe que même son masque ne parvenait que difficilement à étouffer.
    “-Du calme, on ne faisait rien de mal ! Il pleurait tout seul, alors on est simplement venu voir ce qui se passait.”
    Court silence. Ce quiproquos pouvait encore se régler à l’amiable. Ces types connaissaient Darius, et Darius le connaissait bien. Il suffisait d’être raisonnable et de ne rien faire de stupide. De s’innocenter avant de leur rendre le gosse. D’abord pacifier, ensuite procéder à la remise. Rien de compliqué.
    “-Ne nous faites pas de mal.” Pleura Sylvia alors que l’enfant gazouillait dans ses bras, bercé par ses sanglots. “Il va très bien.”
    “-Qu’est-ce qui s’est passé en bas ? On a entendu un cri.” Enchaîna Armand, l’air inquiet. “Quelqu’un a été blessé?
    -Pose le gosse.” Répéta le Spectre en employant l’exact même ton qu’à sa première demande.
    Ciel, voilà qu’il était tombé sur un homme de peu de mots ou un demeuré. La conversation risquait de tourner vite en rond. Le regard de l’aubergiste quitta le masque mortuaire de l’arbalétrier pour se poser sur la silhouette bien plus avenante de la mère de l’enfant.
    “-Madame, je vous en conjure, calmez votre ami et nous vous rendons votre fils sur le champ, vous avez ma parole… mais par pitié qu’il CESSE de braquer son arme sur ma femme.”
    Les joues de Sylvia, toujours empourprées, étaient couvertes de larmes.
    “-Jamais nous ne lui aurions fait de mal.” S’excusa-t-elle en s’avançant d’un pas en tendant l’enfant à la mère. L’arbalétrier réajusta son tir et Armand jura en s’avançant à son tour.
    “-Baissez cette arme putain de merde !”
    “-Prenez-le !” Beugla Sylvia en continuant son avancée en direction de la mère inquiète.
    Ça allait marcher. Les deux mains couvertes par la petite couverture dans laquelle était emberlificoté le gamin, sa femme pourrait tirer le couteau qu’elle gardait dans sa manche sitôt l’échange effectué. Elle s’emparerait de cette foutue veuve et la saignerait à blanc en prenant soin d’user de sa frêle carcasse comme d’un bouclier pendant qu’Armand se ferait cet enfoiré de spectre qui avait osé braquer sa dame, à main nue. Ils l’avaient déjà fait. Ca pouvait se refaire.
    “-Vous pouvez nous faire confiance, demandez à Darius !” Asséna-t-il tout en osant un dernier pas. Darius l’avait connu avant. Il pouvait le défendre. User de leur passé commun pour se condamner indirectement. Ca pouvait marcher.
    “-Trop risqué.” Susurra une voix éraillée dans son dos.
    Le carreau d’arbalète passa juste au-dessus de la tête de Mihail pour traverser la gorge de Sylvia avant d’aller se planter dans le mur d’en face. Tout se déroula le temps d’un clignement d’yeux, durant lequel le tenancier crut voir le projectile décrire un arc de cercle bien peu naturel une fois projeté de la gueule de l’arme. Sa pauvre femme n’eut pas le plaisir de mourir tout de suite. Elle échappa le fruit pleurnichant de sa rapine pour couvrir de ses mains les deux trous d’où s’écoulait à torrent son fluide vital tout en vomissant un mélange de bile et de sang. Siame rattrapa l’enfant au vol, miraculeusement épargné par la cascade de raisiné.
    Armand se serait élancé pour venger sa dulcinée si la plus invisible des lames ne s’était pas vicieusement enfouie dans ses entrailles en passant par son dos. A la place, il tomba à genoux, privé -semblait-il- de toute sensibilité dans les jambes, alors que les phalanges trop pâles de son bourreau se tiraient du vide pour apparaître autour de son cou et l’empêcher de tomber à la renverse en l’étranglant à moitié.

    Sylvia hoquetait encore lorsque Carl redevint totalement visible pour se pencher au-dessus de son mari qui pleurait autant de rage que de douleur. Il remercia d’un hochement de tête Alexey et salua d’un petit sourire la fausse mère avant de coller un coup de pied entre les côtes d’Armand.
    “-Avant toute chose, sache que par égard envers vos vieilles discussions, Darius a spécifiquement refusé de prendre part à tout ça.” Commença-t-il en se penchant vers le cadavre percé de la femme du taulier pour essuyer sa lame rouge de sang sombre dans ses jupons. Un autre hurlement provenant du rez-de-chaussée franchit la porte pour vriller les oreilles des êtres encore susceptibles d’entendre autre chose que les battements faiblissant de leurs cœurs exsangues. “C’est donc pour ça qu’il est en train de saigner tes autres tarés d’employés. Et peut-être même quelques-uns de tes clients, si l’un d’eux a eu le malheur de vouloir vous protéger.” Carl pencha la tête sur le côté et pinça les lèvres. Sa lame avait probablement percé le foie de part en part, vu le sang qui mouillait ses bottes. Tant pis pour l’humiliation, il allait crever dans les prochaines minutes sans rien comprendre d’autre que l’imminence de sa propre mort.
    “-F…Fils de…” Un borborygme immonde interrompit l’injure que la victime du Serpent s’efforçait d’articuler et l’observateur plongea le venin de son regard dans celui, exorbité, d’un Armand au bord du gouffre.
    Et il ne le quitta que lorsque l'abîme vint l’emporter avec son dernier souffle.

    Au rez-de-chaussé, les restes des cuisinières saignaient sur le parquet du relais. Joshua, Slick et Ferg’ étaient assis sur les tabourets face au comptoir et Darius, de l’autre côté, leur servait ce qu’il y avait à boire. Alexey descendit les rejoindre sans ajouter un mot, accompagné par une Siame aux bras de nouveau encombrés par le rescapé innocent d’un second massacre.
    “-Alors, l’Ange, t’en as tué un ?!” L’interrogea Mila en lui bondissant à moitié dessus, son beau visage moucheté du même sang qui recouvrait sa machette toujours dégainée. Les yeux bleus descendirent le long du cou gracile pour se poser sur le poupin et la tueuse ronronna en découvrant qu'il respirait.
    “-Il vit encore ! Oh pauvre petit chéri !”
    Le ton moqueur qui déformait sa voix laissait entendre qu'elle n'en avait cure.
    Sa langue s'extirpa de ses lèvres étirées pour venir goûter le sang qui lui coulait de la joue. Dans sa main gauche -celle qui ne portait pas son arme- il y avait une poignée de feuilles séchées qu'elle brandit brusquement devant l'angelote.
    “-Si t'as mangé ce qu'ils t'ont proposé, tu devrais mâcher ça. On n'est jamais trop prudent.
    -Lâche-la un peu, Mila.” Gronda Alexey en s’installant sur le comptoir. “Elle a corrigé mon tir. Par la pensée.”
    Les deux iris bleus s’agrandirent un peu plus alors que leur propriétaire encaissait l’information.
    “-Ca veut dire que tu t’es raté, t’allais toucher le gosse? Tu vieillis, Alexey?”
    Le rire qui s’échappa de la carcasse masquée était dépourvu de la moindre once d’amusement. Ça n’était guère plus qu’un souffle saccadé. Le murmure de protestation d’un corps qui aurait dû mourir des années plus tôt.
    “-Non. J’ai visé le cœur. J’avais une ligne dégagée. Mais elle l’a dévié pour la gorge.”
    Court silence. Darius se servit un verre et engloutit son contenu en jurant.
    Alors les traits de Mila s’adoucirent. Avec une certaine précaution, elle déposa sur le tissu du lange les herbes médicinales précédemment proposées avant de se retirer sans rien ajouter.
    “-Quand on verse pour la première fois le sang ensemble, c'est un peu comme un deuxième baptême.” Déclara Carl, penché sur la rambarde de l'étage, au-dessus d'eux. “Alors bienvenue parmi nous -encore!- Siame.
    Les attablés au comptoir engloutirent une lampée de concert. Il y eut quelques instants de flottement, et puis les affaires des Sanglots reprirent.
    “-Et les clients ?
    -Les chambres sont vides. Mais le garde-manger est plein. On a retrouvé les restes de la patrouille reikoise en train de bouillir.”
    Un sifflement appréciateur filtra des lèvres du Serpent alors qu’il descendait à son tour.
    “-Waow. C’était de vrais malades. On est vraiment des putains de héros.
    Les habituels rires mauvais accompagnèrent cette dernière observation, bien que plus las qu’à l’accoutumée. Comme les autres, il alla s’appuyer sur le comptoir au mépris du sang et des cadavres alentour.
    Darius fit glisser un verre dans sa direction. Et Carl, après s’en être emparé, se tourna vers l’ange et son fardeau gazouillant pour trinquer en leur honneur.

    ***

    La tempête frappa durant leur sommeil, peu de temps après qu’ils eurent entassé les cadavres de leurs victimes à l’extérieur. Elle se prolongea jusqu’au petit matin, sans faiblir, si bien que Carl accepta que chacun puisse prendre le temps de mettre à profit la bassine d’eau et le puits de l’auberge pour procéder à des ablutions autrement plus agréables que celles auxquelles tous se livraient sur la route.
    Les morts furent bientôt enterrés sous une épaisse couche neigeuse, qui elle-même gela sous les assauts répétés d’un vent plus froid encore que la mort.
    Ils se dispersèrent dans la baraque. Pillèrent le peu de richesse qu’on pouvait s’attendre à trouver en un tel lieu. Darius sortit pour vérifier l’état des chevaux, abrités dans une remise servant d’écurie improvisée. Mila extirpa un livre des ruines d’une bibliothèque couverte de toiles d’araignée et s’enferma dans sa chambre. Ferg’ puisa dans leurs réserves pour nourrir Mihail puis s’occuper de lui en affichant un sourire béat qui paraissait si obscène, au milieu des flaques de sang séché. Les autres se lancèrent dans une partie de carte en usant de leurs rapines respectives comme de mises de départ.
    Les heures s’écoulèrent, lentement. Plus lentement que lors du voyage. L’exultation, après le massacre, céda peu à peu sa place à une humeur globale maussade causée par la réalisation de ce qui s’était passé ici, en ce lieu qui aurait dû être -au moins pour une nuit- un havre de paix.
    Rien de plus qu’une énième couche de noirceur à rajouter sur la toile d’un tableau déjà bien sombre, au final.

    “-Je ne pensais pas à ma bande, tu sais.” Entama Carl en pénétrant dans la chambre de Siame, sans attendre d’y être invité. Les bras croisés dans le dos, il la dépassa pour aller scruter l’extérieur au travers des carreaux sales d’une fenêtre aux volets ne cessant de claquer contre son mur de pierre. Les yeux verts se plissèrent face à la lueur du jour, sublimée par ce torrent de neige porté par un vent enragé. “Je pensais à ce pauvre prêtre qui s’est retrouvé avec ses poils de nez coupés par le bord de ma dague.” Le souvenir étira ses lèvres et un souffle amusé secoua sa carcasse. “Je pensais aux Reikois, que mes gars ont tué sur le bord de la route. A ce gosse que tu portes comme si il s’agissait de la plus répugnante des ordures.” Ses longs doigts pointèrent le sang séché sur le parquet alors qu’il continuait : “Et maintenant aux anciens potes de Darius.
    Le rire qui le secoua, pour une fois, était totalement dépourvu d’humour.
    “-Tu sais ce qu’ils ont en commun? Je les hais tous. Les méritants comme les innocents. Ils sont détestables, pour moi, qui suis pourtant -dit-on- comme eux. C'est facile de les haïr. 'Suffit d'observer cette façon qu’ils ont de se rouler dans la fange, de pervertir tout ce qui existe dès que quelque chose ne tourne pas rond dans leur trop courte vie. Alors comment pourrais-tu éprouver la moindre tendresse à l’égard de ma race, de celles de tous ces mortels dont les ancêtres ont brisé les fondations même de ton monde?
    Comme il était simple d’interroger l’enfant en espérant obtenir d’elle la réponse de ses divins géniteurs.
    “-De tous les pays, de toutes les nations…Shoumeï aimait les dieux plus que tous leurs voisins, Siame. Et pourtant mes semblables meurent par centaines, écrasés entre les lames Reikoises et les putains de neuf eux-mêmes !
    Son sourire s’en était allé. Pour l’instant.
    “-Alors si moi, un simple mortel, je les déteste. Si les dieux nous haïssent tant qu’ils viennent finir un boulot qu’ils avaient pourtant l’air d’avoir abandonné y’a des plombes, pourquoi diable, bordel, est-ce que toi, l’Ange aux ailes sciées, tu trouverais encore le moyen de ne “pas haïr” certains de mes gars -ou le reste de ce foutu monde- sous prétexte qu'ils ne t'ont encore rien fait?
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  • Mar 27 Aoû 2024 - 22:04


    Abandonne”.

    Le mot avait résonné sous son crâne—vilain, pernicieux, corrupteur. Abandonner. Elle n’avait jamais vu la chose comme une possibilité. Il lui avait appris à ne pas considérer cette option comme une possibilité. Et pourtant, Siame n’avait pas rêvé. Elle sentit son corps se raidir. On l’avait vu considérer son mentor avec une expression méfiante, déroutée. Soudainement, elle eut le sentiment de s’élancer au devant de sa propre mort : elle voit le noir de son sang ; le noir de la cave ; le gris de sa pierre tombale et de ses yeux qui se referment en cabale. Les mots prononcés par Malazach, l’Ange les reconnaît : ils sont ceux de cette langue que seuls les ombres et les morts murmurent et comprennent—celle qu’elle comprend parce qu’elle est née, elle aussi, avec la capacité de toutes les parler. Ils s’échappent de la gorge du mentor comme un râle d’outre-tombe. Des mots rauques, graves. Des mots pesants. Des mots qui soulèvent un vent noir et il lui parait alors que des bras squelettiques se referment autour d’elle, la happent à sa réalité sans qu’elle ne puisse rien y faire.

    Évidemment qu’elle avait lutté.
    Comment aurait-elle pu faire autrement ? Comment pouvait-elle abandonner son fils, sa sœur, sa mission, sa vie ?

    La voix de son mentor vibre sous son crâne et il s’agit certainement là de la seule chose qui la maintient encore connectée avec ce qu’elle est. Mais bientôt, les cris la remplacent, claquent comme des os brisés sous le poids d’un silence de mort. D’une mort lente, qui traîne, sinueuse. Ils hurlent une mélodie que Siame refuse de comprendre par peur d’en saisir le sens. Le bas parlé convoquait les Âmes, celles mortes depuis longtemps, celles mortes aussi tôt que maintenant—celles des tombes que l’on avait oublié de refermer. Un parfum moisi s’était emparé de ses narines et il lui semblait que tout son corps était touché par cette essence crue, primitive—cette essence que l’on croyait enterrée avec les morts. Malazach lui dit alors que tout ça n’a rien de la réalité, mais Siame sait qu’il s’agit là d’un mensonge.

    C’est la réalité… Je le sens. Sur ma peau, dans ma chair, rétorque-t-elle, d’une voix rendue tremblante par l’épreuve.

    Parce qu’elle est incapable de se voiler la face—parce qu’elle prête à accepter bien des douleurs pour obtenir ce qu’elle désire. C’est la réalité, car elle ne se sentait jamais plus sûre de ses choix que lorsque sa chair brûlait et se déchirait. L’épargner relevait de la trahison. Siame s’était toujours senti plus forte et plus belle des ecchymoses fleurissant comme des roses sur le blanc de sa peau. Elle aime les horreurs que racontent ses cicatrices et son marbre sculpté à coup de poings par la vie : elle chérit la souffrance – celle du corps, oui, mais surtout celle de l’Âme – parce qu’elle lui rappelle qu’elle est bel et bien en vie.

    Le froid qui se répand dans sa poitrine, voyage jusqu’au bout de ses doigts et assourdit les battements de son cœur lui est nouveau, étranger. Siame n’a jamais rien vécu de similaire—cette magie ne lui est pas exactement familière, mais elle ne l’effraie pas, car elle y perçoit la marque de son propriétaire. Et si Malazach n’avait pas été à ses côtés, elle se serait certainement laissé emporter par le vertige du néant et son immensité. Sa vue se trouble, ses sens s’affolent.

    Et elle lutte malgré les indications du maître.

    Abandonne”.
    Elle lutte malgré elle. Elle est un animal, la patte prise au piège ; devant choisir entre ronger sa propre chair ou juste s’allonger et mourir.
    Abandonne”.
    Abandonne”.
    Abandonne”.  

    Alors, Siame abandonne.
    Les voix autour d’elle se taisent, subitement. C’est celle de Malazach qui la cueille à l'arrivée. Il lui dit de ne pas oublier la raison de leur présence en ces lieux ; et Siame réalise qu’elle a oublié. L’envie lui est un vague souvenir, tout comme le reste ; comme sa précieuse douleur, comme son indomptable volonté, comme ses désirs. Et sans eux, on n’était plus véritablement vivants.

    Je crois que je suis morte… Les mots s’échappent de sa bouche brutalement, comme un aveu.

    Ses yeux croisent ceux de l’Ange Noir. Elle ne saurait dire combien de secondes s’écoulent ; plus qu’une, certainement. Siame a perdu toute notion de temps. Même l’éternité lui semble désormais un concept étrange et lointain.

    Je n’ai pas oublié, se force-t-elle à ajouter pour rendre la chose vraie.

    Sa main s'agrippe à celle de Malazach. Qu’en penserait-il ? Qu’importe. Tant pis s’il n’aime pas ça. Si elle ne le fait pas—si elle ne s’accroche pas à la seule chose en ces lieux qui la lie encore avec la Vie, elle sombrera. Elle le sent, elle le sait. Siame tente de se souvenir. De qui elle est, d’abord. De ce qu’elle aime, de ceux qu’elle aime. De ce qu’elle haït, aussi. De ses chagrins, de ses souffrances. De la douleur, qui lui revient brusquement. Qu’est-ce qui lui brûle la peau ? Elle baisse les yeux sur ses bras nus, sur la bile ocre et brûlante qui creuse son derme jusqu’à trouver sa chair. Ses souvenirs affluent par vague. Elle perçoit le vide dans son ventre. Pourquoi est-elle ici, déjà ? Ça lui revient peu à peu. Son fils. Elle lui a donné un nom… Mihail.

    Et ses mains se referment tendrement sur lui lorsqu’elle perçoit enfin son visage dans le noir, parmi tous les autres.


    Siame n’est pas morte. Pas plus que son fils.

    Il lui semble que son corps endolori cherche à fondre avec la stèle sur laquelle elle repose. Mais tout ça lui est égal. Avait-elle été déjà plus heureuse que ce jour-ci ? Son fils ouvre sur elle deux abîmes noirs—comme si ses yeux avaient capturé le Néant lui-même. Aucun reflet, aucune lueur ne les traverse. Deux puits sans fond, dans lequel on ne trouve ni innocence, ni lumière. Juste un vide immense, affamé, prêt à engloutir tout ce qui osait s'approcher de trop près. Ces yeux ne pleurent pas. Ils clignent, doucement, observent la mère dont les lèvres se mettent à remuer en mille déclarations et mille promesses impossibles à tenir. Des promesses auxquelles elle croit corps et sang. Elle considère l’enfant dans ses bras avec une tendresse infinie, divine. Avec un tel amour que sa gorge se serre. Pour lui, elle détruirait le Monde entier. Son fils fait fondre tout le charbon dans son cœur—chasse, pour un temps, cette fureur qui finirait par l’emporter toute entière. Son nez caresse le sien et du bout des lèvres, elle dépose un long baiser contre son front froid, scelle le moment dans le temps et le souvenir dans sa mémoire.

    Lorsqu’elle croise les yeux de Malazach – qui assiste silencieusement à la scène – un frisson de reconnaissance l’étreint. Il y a dans son regard une chose jamais vue chez elle. Une chose insoutenable, qu’on n'y reverrait certainement jamais. Et cette chose lui est effrayante.

    Merci.
    Juste un murmure sur ses lèvres.

    × × ×

    Qu’est-ce que je vais faire de toi ? Assise sur le lit, le bambin gazouille dans ses bras, en réponse. Sa petite main se saisit d’une longue mèche blanche. Je devrais certainement mettre fin à tes jours. Elle lui dit comme un secret qu’on ne devrait certainement pas révéler. Comme une option qui ne devrait pas exister. Dans ses yeux brille une mélancolie ancienne. T’épargner les crocs de ce Monde brutal et te laisser glisser doucement dans le néant. Ses doigts effleurent le velours immaculé de sa joue. Crois-moi, il n’y a rien à y gagner. On ne fait que perdre, perdre et perdre encore. Oui, ce serait la meilleure chose à faire. Tu n’aurai à connaître ni douleur, ni souffrance, ni cruauté. Qu’en dis-tu ? Une paix parfaite, un sommeil éternel, un repos sans cauchemars…

    Un piaillement joyeux en guise de réponse.
    Puis le bruit de pas, qui viennent des escaliers—se dirigent vers la chambre.
    Siame pose l’index sur les lèvres du nourrisson, et les siennes se joignent dans un “chut” silencieux.

    L’Ange ne relève pas les yeux vers Carl, tandis qu’il s’installe près de la fenêtre. Elle l’écoute, sans un mot. Ce n’est que lorsqu’il évoque la perversion enracinée dans le cœur des Hommes, leur manière de tout pervertir que Siame hausse les sourcils – c’était bien l'hôpital qui se foutait de la charité – et un sourire posé vient cueillir ses lèvres au fur et à mesure où celui de Carl disparaît. L’enfant qu’elle berce s’obstine à la regarder avec ses grands yeux affreusement attendrissants. Il se met à mordiller la pulpe de son index. Son cœur se serre et déverse dans sa poitrine un poison subtil. Quelle idée avait-elle eue de lui donner le nom de son enfant... Était-ce pour cette raison, qu’elle n’avait pas voulu le voir se faire emporter dans les bras d’Armand et Sylvia, quand bien même son sort ne l’émouvait guère ? Était-ce pour cette raison qu’elle avait voulu qu’ils souffrent plus que la mort rapide qu’on leur avait réservé ? Pour cette raison qu’on l’avait vu passé sa langue à l’intérieur de sa joue quand la fille des Sanglots s’était prise à rire devant le gamin ? Une tension s’éveilla dans son ventre. Puis l’envie de faire bouffer ses herbes à cette petite conne – qui continuait de la provoquer – lui avait caressé l’arrière du crâne. Elle avait ravalé ses instincts, s’était vite ravisée, au vu de sa situation. L’Ange s’était rappelé pourquoi elle était là, et qu’elle était avec eux. De toute manière, Siame avait toujours fait preuve d’une patience infinie lorsqu’il s’agissait d’accomplir ses petites vengeances. Elle en revient à Carl et à sa question. La chose lui semble d'abord absurde.

    Nous n’éprouverons jamais les choses de la même manière, se prend-elle à répondre, d’une voix plate, lasse—comme s’il s’agissait là d’une évidence.

    Elle hausse les épaules : n’a pas véritablement envie de parler. Qu’avait-elle à y gagner ? Qu’avait-il à y gagner ? Que cherchait-il réellement à savoir ? Était-ce là de la simple curiosité ? Siame l’avait observé longuement, avant de reprendre.

    Vous rendez effectivement la chose particulièrement facile… Mais la plupart du temps, les Hommes m’indiffèrent. L'Ange fronce les narines, mauvaise, devant le bambin, comme pour lui rappeler que lui aussi et qu’elle restait parfaitement insensible à son affolante fragilité—et qu’il ne l’aurait définitivement pas aussi facilement. Vos vies sont cruellement éphémères. Si brèves que je n’aurais pas le temps d’éprouver le moindre sentiment pleinement. Alors à défaut, elle haïssait le Monde et tout ce qu’il était. Elle releva ses yeux en silex vers lui, agrippa son regard. Je vous regarde et je ne vois qu’un défilé incessant de visages, de vies, d’Âmes qui se succèdent. Alors, non, la plupart du temps, je ne vous haïs pas. Ne te méprends pas : je ne vous aime pas non plus.

    Pas véritablement. Évidemment, Siame connaissait les petites faims, les petits excès… Mais la chose lui était toujours passagère.

    Vous disparaîtrez tous, et ce Monde – ce foutu Monde, comme tu dis – n’aura pas bougé.Pas d’un iota.Qu’importe que certains d’entre-vous se nomment désormais Empereur ou Président. Qu’importe l’argent ou la renommée qu’ils amassent au cours de leur fragile existence. Ils sont tous aussi pourris les uns que les autres. Parfois, ils sont utiles, manque-t-elle d’ajouter. Parfois, elle les méprise—se plaît à leur rappeler où est leur place. Et de temps à autre, elle se découvrait une forme d’attachement inexplicable pour certains d’entre eux. Peut-être la même que l’on éprouvait pour un chien, ou un animal de compagnie. Il lui semblait que l’Homme avait été créé pour être consommé. La Mort viendra vous cueillir, tôt ou tard, aussi simplement que cela. Et alors que me resterait-il à consumer à part ma propre chair, si je devais les haïr ? Elle hausse les épaules, se relève et vient poser l’enfant dans le berceau.

    Je ne les haïs pas – le prêtre, les reïkois, Armand, Sylvia – parce que j’ai déjà oublié leur existence. Ils sont morts (ou presque) et d’autres prendront leur place, et mourrons aussi rapidement.

    Comment pouvait-elle les haïr, de la même manière qu’elle haïssait sa Mère ? Comment pouvait-elle les haïr, quand l’amour et la haine étaient si étroitement emmêlés qu’il était si facile de s’y perdre entre les deux.

    Elle était venue se placer de l’autre côté de la fenêtre et avait laissé son regard se perdre à travers la vitre, dans la tempête. Les secondes s’étaient écoulées, avant qu’elle reporte son attention sur Carl, dont le reflet se dessinait sur la glace, recouvrait le sien avec la lourde inexorabilité d’une vague. C’étaient les Hommes contre les Divins – quand bien même il l’accueillait encore parmi eux, quelques heures auparavant. Siame n’avait jamais été dupe, ni suffisamment naïve pour croire qu’un jour, elle pourrait véritablement cohabiter avec eux—et qu’ils l’accepteraient. Elle qui collectait ses cicatrices comme la preuve du mal qu’on lui avait fait ; comme la preuve qu’elle payait pour celui qu’elle avait un jour commis. Elle le dévisage impudiquement, fixe son attention sur sa bouche et se demande quand est-ce que ses lèvres s’aiguiseront à nouveau de leur éternelle raillerie suborneuse. Elle attend le moment où elle le verrait jubiler, ricaner, voire même délirer.

    Quant au reste, je ne sais pas vraiment quoi te dire. Elle croise les bras sur sa poitrine. Il m’a aussi fallu me justifier l’abandon de ma Mère, comme vous autres. J’aimerais te dire que j’ai la réponse, que je connais les raisons pour lesquelles les Titans ont tourné leur dos à ce Monde et à ceux qu’ils ont laissé derrière eux… Pourquoi ils ont décidé de revenir saccager la seule nation qui leur était encore fidèle. Ils l’ont fait. Je ne vais pas chasser le serpent qui m’a mordu pour lui demander pourquoi l’a-t-il fait et lui prouver que je ne méritais pas ça. Les plus optimistes diraient qu’il faut se concentrer à soigner le poison. Mais… La vengeance me parait plus douce que n’importe quel remède. Contre sa Mère, contre son bourreau, contre le Monde entier : si bien qu’elle ne sût plus vraiment à quel camp elle appartenait. Et elle n'était pas suffisamment bigote pour prier un ciel qui n'écoutait plus. Il était évident que l’Ange n’avait aucun attrait pour la facilité, autrement, elle aurait simplement abandonné. Elle s'humidifie les lèvres. Ses yeux divaguent, se posent sur le sang qui décore le parquet. Mais je ne crois pas que l’Homme saignera un jour assez pour satisfaire ma vision de la justice.

    Elle se perdit à nouveau dans la contemplation des sonates furieuses à l’extérieur. La pluie tambourinait contre la vitre. Un silence s’installa confortablement, flotta entre eux, sans que ni lui, ni elle, ne vienne le briser. Pour un temps. Jusqu’à que Siame reprenne la parole.

    Et toi ? Puisque que je suis incapable de le deviner, et que je suis très mauvaise aux devinettes, autant te le demander. Que désires-tu ? Certes, ça l’intriguait. Elle se redressa. Merci d’avoir disposé Alexey près de ma chambre hier soir. Une pause. Elle ne prit pas la peine de lui demander ce que lui faisait là, dans l'ombre, à ce moment précis—considéra simplement la chose pour s'en méfier. La tempête se calmera bientôt, conclut-elle, comme pour dire qu’ils pourraient très vite reprendre leur route.

    × × ×

    La neige s’attardait encore un peu sur les routes menant jusqu’à la frontière reikoise. Mais l'on pouvait déjà observer le désert s’étendre à perte de vue, Kyouji au centre. La cité ne portait pas encore de nom, lorsqu’ils avaient perdu la guerre, 5 000 ans auparavant. A vrai dire, aucune des nations n’existait encore à cette époque. Elle avait cligné des yeux, enfermée dans sa prison de marbre, et les Hommes avaient bâti des villes comme des châteaux de sable. Pour l’Ange, le tout lui apparaissait comme une tragédie née sur les décombres d’une civilisation déchue. Siame prenait alors conscience que sa nouvelle liberté n’est qu’une illusion de plus. Qu’elle était ici captive, aussi captive qu’elle l’avait été enfermée.

    Combien de temps nous faudra-t-il pour traverser le désert jusqu’à la République ? Elle s’adresse à qui veut bien lui répondre. Puis à Carl : Je ne sais pas exactement ce que je ferai une fois là-bas. Ce Monde n’avait pas été créé pour elle, et ne lui avait été réservé aucune place. On avait beau lui en vouloir pour son profond détachement, son flegme insupportable face à la situation, elle aussi avait perdu ce qu’elle avait autrefois appelé “maison”. Je ne sais pas non plus ni comment, ni quand je pourrais vous repayer, mais je trouverai. Elle baisse son regard sur le bambin, qui semblait désormais collé à ses bras. Je ne sais pas non plus ce que je ferai de lui… Je ne peux définitivement pas m’encombrer d’un enfant, et je n’en ai pas la moindre envie. Et bien qu’elle avait beau se trimbaler un gros caillou glacé dans la poitrine depuis 10 000 ans, elle ne se trouvait pas non plus l’envie de le noyer dans une mare.

    Le convoi avançait lentement, traînant, comme si Darius – qui guidait les chevaux – n’avait pas vraiment envie d’affronter la suite du voyage. Le sable remplaça la neige sur les roues de la charrette et à quelques centaines de mètres se dessinait la silhouette menaçante de la garde reikoise aux abords de Kyouji. Leur présence hostile contrastait avec l’apparente fragilité des rescapés shoumeiens. Des murmures et des regards avaient fusé, entre les deux groupes. L’un des gardes leva le poing à leur approche pour les inviter à s’arrêter, et signala à ses hommes de l’accompagner. Il s’adressa à Darius – en train de compter silencieusement les grains d'un chapelet en or – en premier.

    Combien êtes-vous ? Que transportez-vous ? Son regard tenta de percer l’obscurité par dessus l’épaule du grisonnant, pour voir le contenu de la caravane. Il siffla entre ses dents, fit signe à ses hommes d’en faire le tour. Vous ne pouvez pas franchir les remparts de la cité.Les réfugiés ne sont pas les bienvenus ici.

    C’était le cas, le lendemain de la guerre. Ils arrivaient encore par centaine, chaque jour, sans savoir où aller, et par précaution – puisqu’on n’avait pas envie de les voir traîner dans les rues, voler à la population reikoise ce dont ils jouissaient jalousement – on les redirigeait vers la République, à cette heure-ci, avant que les consignes se fassent plus souples.

    Siame – l’enfant dans ses bras, toujours – et Carl descendirent en traînant des pieds, par l’arrière du convoi et on les dévisagea froidement.

    Nous allons fouiller chacun d’entre vous.

    Par précaution, l’Ange posa une main sur les yeux de l’enfant. Et elle se mit à déglutir, en réalisant ce que la fouille signifiait, en voyant l'un d'eux se diriger pour palper Carl à ses côtés. Dans son dos, deux longues brûlures se réveillèrent et un liquide glacé se répand dans son ventre. Elle se ressaisit alors que l'un d'eux s'approche d'elle.

    Quel genre d'homme tâterait une femme qui vient tout juste d'accoucher ? Allons, votre main. Siame baissa le regard sur celle qui venait de se poser sur son bras. Elle ponctua sa phrase d'un sourire faussement courtois et d'un léger froncement de sourcil dissuasif, qui signifiait indubitablement : "fout-là ailleurs que sur ma divine personne, ou c'est la mienne dans ta vieille gueule de gland." Je suis certaine que même les reikois savent faire preuve d'un minimum de manière.



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