Le soleil de plomb cuit la peau, la fait peler et la durcit. Son reflet sur l'étendue salée brûle les rétines. Le dur labeur sur le navire fait suer jusqu'à la dernière goutte d'eau. Les têtes tournent, les estomacs se tordent et la bile est vomie par-dessus bord. Le manque de repos rend chaque jour qui suit plus laborieux. Le corps et l'esprit sont mis à rudes épreuves et seuls les marins les plus forts tiennent le coup lorsque la traversée s'éternise...
Ariane porte la bouteille à ses lèvres depuis son perchoir en haut du mât et avale une gorgée de courage liquide. Elle fixe l'horizon qui semble s'étendre à perte de vue. Cela fait dix jours qu'elle n'a pas aperçu les côtes.

Le capitaine a donné l'ordre de prendre le large pour un itinéraire prolongé de plusieurs jours. Avec la cargaison embarquée, il a décidé de ne pas se faire remarquer. Ce choix au détriment des conditions de traversée a crée des tensions entre les marins. L'équipage constitué uniquement d'éléments de races terriennes, voit sa longévité se raccourcir. Le risque d'une future mutinerie grandit. Personne n'était préparé à passer autant de temps en mer. Les provisions n'étaient guère suffisantes et aujourd'hui plus que la veille, faim comme soif se font ressentir.

Du haut du mât, la jeune pirate baisse paresseusement le regard. Elle n'entend rien de ce qu'il se dit sur le pont à cause du vent. Gus' et Arlo pissent côte à côte, puis partent dans la même direction. Ils rejoignent Krill et deux autres alliés de circonstance près de la proue. Ariane avale une nouvelle gorgée de boisson qui lui arrache la grimace. Elle ne s'attend à rien de particulier, lorsqu'on la siffle. Elle se redresse pour se tourner et regarder au bas du nid-de-pie. Le capitaine lui fait signe de la main. Elle ne se fait pas prier et descend.
Elle n'a pas posé le pied sur le pont, qu'elle comprend que la situation va de mal en pis.

"Tu vas aller voir c'qu'il se trame chez ces cinq là, et m'rapporter si d'autres les rejoignent. J'veux savoir s'ils ont l'intention de s'mutiner... Quand t'auras fini, faudra qu'on cause. J'ai du travail pour toi arrivés à destination.
- Hm.
- Et trouve qui a organisé cette p'tite réunion sans mon autorisation."

Le capitaine rejoint sa cabine. Ariane se retrouve seule et se change en oiseau en un battement de cils. Elle prend son envol et se perche sur un filet, quelques mètres au-dessus du groupe de marins. Elle n'entend rien, alors elle se laisse tomber et se pose sur une barrique, puis sur le pont. À l'abri du vent, cette fois-ci elle entend ce qu'il se dit.

"[..] la même, mais faut pas faire ça n'importe comment.
- Qu'est ce' tu racontes, on y va maintenant comme ça c'est réglé.
- J'suis d'accord, ça fait des jours qu'ça m'démange d'le faire.
- Et après ? Si ça en valait pas la chandelle ? Vous-
- La ferme. Ça en vaut forcément la chandelle pour qu'on ait dû prendre le large."

Les marins se sont mis à chuchoter et puisqu'Ariane n'est toujours pas sûre de quoi il retourne, elle se rapproche davantage de leur cercle.
Une main la saisit soudain violemment par le cou et la force à reprendre forme humaine. Elle ne touche plus le sol et commence à suffoquer.

"Tiens tiens tiens. R'gardez à qui on a pas appris qu'c'était malpoli d'écouter les conversations privées."

Il n'y a pour Ariane, qu'un seul constat à faire, mis à part celui qu'elle a sous-estimé l'équipage du capitaine... Celui qu'alcool, soleil et chaleur ne font pas bon ménage. Trop saoule pour s'être rendue compte de son imprudence, elle s'est faite attraper à se mêler de ce qui ne la regarde pas.
Voyant à sa gueule qu'elle va s'évanouir, la Fripouille la lâche. Elle s'écroule et tousse à en cracher ses poumons, puis elle s'allonge, battue. Les autres matelots se sont dispersés et ont laissé à la Fripouille le soin de décider de quel sera son sort.

"Non, 'm'a jamais appris."

L'homme s'accroupit et l'attrape par les cheveux pour la redresser.

"Si l'capitaine avait pas eu pitié d'toi et t'avait pas ramassée comme sa putain d'chienne dans la rue, tu s'rais déjà crevée la gueule ouverte comme la moins qu'rien qu't'es, et pourtant t'a pas l'air r'connaissante... T'veux crever, hein ? Suffit d'demander, les gars et moi on s'fera un plaisir d'abréger tes souffrances après t'avoir baisé à tour de rôle par tous les trous."

L'haleine de la Fripouille donne à ses paroles un goût qui ne tarde pas à donner un haut le cœur à Ariane. Le marin la lâche juste à temps avant qu'elle ne vomisse ses tripes sur le pont.

"C'est ça... Et t'crois qu'j'vous aurai laissés faire..."

L'homme l'attrape alors par la mâchoire et serre. Le regard éméché et larmoyant de la mousse perce effrontément le sien.

"Tu f'rais bien de t'nir ta langue ma p'tite...
- J'le f'rai... si vous arrêtez d'comploter derrière l'dos du capitaine."

La Fripouille sait très bien à la façon de s'exprimer de l'idiote à qui il est à deux doigts de broyer la mâchoire, que c'est l'alcool qui parle et qu'elle ne dira rien. Ariane est trop faible et lâche pour se mettre les pirates à dos. Il la relâche et tapote sa joue comme l'on tapote la tête d'un bon chien.

"On a un accord."

Il se redresse ensuite sur ses longues jambes et tourne les talons comme si rien de tout cela ne venait de se produire.

"Et tu vas m'nettoyer ça, gamine !"

Seule, Ariane se relève en titubant et récupère le seau le plus proche avant d'en balancer l'eau sur la mixture de rhum et de bile qu'elle a vomi. Ses mains tremblent à cause de l'adrénaline. Elle va devoir trouver un moyen pour s'en sortir, sans subir les conséquences de ses mauvaises décisions. Fort heureusement, le mensonge est inscrit dans son ADN.