C'était encore une sacrée journée.

Installée sur le trône depuis l'aube à écouter les revendications de nobles venus des quatre coins du Sekai, Ayshara n'en pouvait déjà plus.

Devant elle se trouvait Sirdan Melendir, un membre éminent du Conseil des érudits de Melorn, un visiteur somme toute important. L’elfe vêtu d'une toge d'un vert émeraude inclina la tête en une révérence respectueuse, puis commença à débiter ses mots lorsque la souveraine à la chevelure d'argent lui en donna gracieusement l'autorisation. La stature élancée et la prestance naturelle de la vosdraak contrastaient avec la lassitude dissimulée derrière ses prunelles violettes, témoins muettes de longues heures d'audiences.

- Impératrice Ryssen, Melorn vous est reconnaissante pour votre sage décision de mettre fin aux expansions territoriales. Cette paix précaire nous est précieuse. Cependant, une ombre plus lourde plane au-dessus de nous tous. Il ravala sa salive. Depuis les événements de Sable d'Or, notre cité se sent menacée. La proximité potentielle des serviteurs des titans avec nos frontières nous a contraints à renforcer nos défenses et à veiller jour et nuit.

-  Et comment Melorn envisage-t-elle de contrer ce danger ? Votre peuple possède-t-il les moyens de repousser ces créatures ? Demanda-t-elle, sa voix douce masquant la gravité de sa question. Évidemment, ce qui s'était passé au sein du village reikois avait tendance à éveiller un sentiment de panique chez les autres. Des serviteurs surpuissants de X'o-Rath, des hordes de morts surgissant des ténèbres en plein coeur de la nuit... Cela effrayait bon nombre de personnes normalement constituées. Et si le Reike, la nation possédant la plus redoutable armée du continent, était capable d'être surpris, cela signifiait inévitablement que ses voisins ne feraient guère mieux.

- Nous avons mobilisé nos meilleurs arcanistes et renforcé nos enchantements autour de la cité. Hélas, Majesté, nos efforts seuls ne suffiront pas si les titans décident de se tourner vers notre précieuse ville avec toute leur fureur. Ainsi, nous désirons réaffirmer nos alliances reikoises et collaborer en ce qui concerne la traque aux Archontes.

Un sourire empreint de sérieux éclaira le visage de la belle. Elle appréciait la franchise de cet homme aux oreilles pointues et comprenait trop bien le poids de ses propos.

- Vous n'êtes pas isolés dans cette lutte, Sirdan. Le Reike continuera d'offrir son soutien à ceux qui sont prêts à prendre les armes contre l'ennemi.




Après avoir salué le melornois à la porte de la grande salle, la mère des dragons se précipita vers ses appartements privés. Délivrance, enfin. La matinée avait été si longue. Et les dialogues incessants de ces nobliaux à la cuillère d'or plantée dans l'cul résonnaient encore à l'intérieur de sa caboche. En pénétrant au sein de l'intimité de ses quartiers, elle remarqua immédiatement l'absence de Draknys. Inéluctablement, une pointe d'inquiétude effleura son esprit, mais elle se remémora très vite que Tensai avait mentionné une sortie aujourd'hui. Soupirant doucement, elle haussa les épaules, chassant ses craintes instinctives; son époux et son fils ne risquaient rien.

La dulcinée du Conquérant s'approcha alors de sa penderie et en extrait une robe tube de couleur pâle. Minimaliste, cette tenue contrastait nettement avec les atours formels et les ornementations chiantes qu'exigeaient ses fonctions. Sans réfléchir davantage, elle laissa tomber les lourdes couches de velours et de soie, se glissant délicatement à l'intérieur du tissu doux et léger qui épousait librement ses formes sans les contraindre. Devant la glace, elle détacha sa longue chevelure de lune, la libérant de ses multiples tresses. Les mèches blanches cascadaient autour de son visage, encadrant ses traits tirés par la fatigue. Puis, un coup d'œil dans le miroir lui renvoya l'image d'une demoiselle fort bien épuisée, assez loin de la monarque inébranlable que ses sujets admiraient et respectaient (dépendamment de la situation). "Une sale gueule", pensa-t-elle ironiquement, grimaçant en observant les cernes marqués sous ses améthystes. Un sourire se dessina malgré tout sur ses lèvres. C'était lors de ces moments de solitude et de relâche qu'elle se retrouvait vraiment.

Malheureusement, la période de répit fut de courte durée : on toqua brusquement à la porte de sa chambre. Une domestique souhaitait lui transmettre un message.

- Votre Majesté, pardonnez l'interruption. La garde royale, Nagisa, demande à vous voir.

Le prénom de sa fidèle protectrice agit tel un signal d'alerte et raviva l'attention de la sœur de Vaenys. Nagisa était une figure de confiance, une amie sincère. Et lorsqu'on siégeait au sommet d'un si vaste empire, trouver un cœur loyal et une allégeance inébranlable ne s'avérait pas une mince affaire. Ayshara savait que si l'elfe l'interrompait ainsi, c'était sûrement pour une raison de poids. Silencieuse, elle fit signe à la gouvernante qu'elle avait compris, et quitta ensuite la pièce.
En arrivant sur place, la jeune femme remarqua immédiatement la belle chevelure irisée de la guerrière. Instinctivement, une approche amicale naquit au sein de sa gestuelle. À la vue de l'étranger, elle ajusta néanmoins son expression afin de maintenir une neutralité impériale, bien que sa curiosité fut piquée à l’évocation de cette livraison inattendue... De vin.

L'impératrice ricana doucement lorsque Nagisa gronda le marchand. Elle admirait sa force de caractère.

- Le Reike affectionne la générosité de ses amis de la République.

La voix de la dragonne portait un soupçon d'ironie à peine perceptible alors qu'elle abordait la question de la générosité des voisins de l'Est. Pour ceux habitués à son comportement, il semblait clair que son appréciation relevait davantage de l’impératif diplomatique que d'une réelle chaleur. Elle exprimait assez régulièrement ses réserves concernant les méthodes et motivations des bleus. À son avis, ils étaient un groupe plus intéressé par l'autopréservation et les manœuvres politiques que par la défense de causes nécessitant un véritable courage et des sacrifices. Et naturellement, cette perception guidait son approche prudente, notamment lors de l'acceptation de cadeaux comme celui-ci.

Réfléchissant, la vosdraak scrutait le caisson ouvert, avant d'adresser un regard amusé à sa protectrice. Un sourire espiègle ourla ses lèvres.

- Si nos amis républicains sont aussi généreux que leur vin est censé être exquis, je pense que nous pourrions en profiter pour nous accorder un moment de répit. Après tout, il est rare que l'occasion se présente de tester la qualité d'un tel présent en bonne compagnie. Elle fit un petit clin d'œil au marchand de... C'était quoi le nom de ce vin, déjà ? Nagisa, que diriez-vous de m'accompagner dans mes appartements afin "d'analyser" ces bouteilles ? Parfois naïve à cause de son jeune âge, la proposition spontanée d'Ayshara de goûter le vin avait été faite avec un esprit léger et détendu. Ce genre d'élan d'insouciance, quoique charmant, nécessitait souvent des ajustements prudents de la part de ses conseillers.

Là, se dressa la souveraine du Reike, arrivée soudaine qui ne laissa guère la chance à cet étranger de petite taille, tout en nervosité et tics maladroits, de s'y préparer. Pareilles à deux billes de verre, ses prunelles républicaines s'écarquillèrent excessivement, tandis qu'une expression entremêlant stupeur et admiration se peignait sur son blême faciès. Prosterné ainsi, on eût dit un galopin pris la main dans le sac, cherchant désespérément une échappatoire qui n'existait pas. Et bien évidemment, ce spectacle pathétique arracha un sourire d'amusement à la mère-dragon, ne s'abstenant nullement d'irradier de cette régalienne aura. Ces instants où elle constatait l'effet foudroyant de sa présence sur autrui lui procuraient un plaisir coupable – cette façon dont les gens devenaient tout à coup trop conscients de l'ampleur de leur petitesse avait de quoi égayer les lèvres.

Les améthystes de la belle détaillèrent davantage les caissons débordant de bouteilles. Très certainement, Ayshara n’allait pas manquer l’occasion de goûter à ce fameux vin, même si, pour être parfaitement honnête, ses attentes demeuraient plutôt basses. Elle avait souvent eu l’opportunité de déguster moult cuvées qui provenaient d'ailleurs, et à chaque fois, on ne l'impressionnait point. Oh, bien sûr, pour la plupart des râteliers, ces breuvages étaient probablement acceptables, voire délectables... Mais elle ? Son palais finement éduqué aux subtilités des productions reikoises, aux saveurs complexes et aux arômes envoûtants du désert, n’y trouvait qu'assez rarement son compte. Les vignobles de l'Est manquaient de caractère, de profondeur. De sueur. Des cépages fades, manquant d'âme – ne réussissant jamais à capturer l’essence véritable d'une terre chaude, du soleil et du soin méticuleux qui constituaient la splendeur des grands crus du dragon. Chez les bleus, ils pressaient les raisins avec une hâte malheureuse, une envie de produire pour l'oseille plus que pour la qualité réelle, exit d'élégance.

Cependant, ces aprioris négatifs ne l'empêcheraient pas le moins du monde de vouloir tester ce "généreux" cadeau, histoire de se montrer moindrement reconnaissante et faire bonne figure. Et qui sait, peut-être que cet alcool pourrait surprendre positivement les papilles raffinées de la sœur du Baron...
Sans opposer de résistance (étonnant, n'est-ce pas ?), la protectrice aux cheveux violets accepta de suivre la reine dans sa follerie. Quant à lui, le garçon - qui jusque-là semblait prêt à fondre sur place - se releva tout en gardant profil bas et joignant les paumes, visiblement heureux que sa cargaison se voie validée par une dame d'un tel rang.

- Je suis honoré, Votre Majesté. Je suis convaincu que cette cuvée vous comblera !
- Nous verrons cela, Sieur Delamargne. En attendant, je vous remercie pour ce présent. Elle retint un rire, dissimulant son amusement derrière un masque de sérénité.

Une courbette respectueuse, et le républicain quitta l'endroit en suivant un garde, jetant des coups d'œil furtifs en arrière, comme s'il n'en revenait toujours pas d’avoir rencontré l'impératrice en personne.

D'un geste de la main, la jeune femme demanda à des hommes de déplacer les caisses et ils montèrent finalement au sein des appartements impériaux. À peine deux minutes plus tard, les demoiselles pénétrèrent dans un genre de petit salon royal. Une lumière chaleureuse émanant de larges fenêtres baignait la pièce, prodiguant à l'ensemble du décor une atmosphère fort bien relaxante. Alors qu'au centre, un gros canapé de velours bleu trônait, accompagné de fauteuils moelleux et d’une jolie table en bois sculpté – sur laquelle reposaient déjà des coupes de cristal prêtes à être remplies à ras bord. Ayshara posa son arrière-train sur le divan, son corps appréciant immédiatement la douceur du tissu. Un léger soupir de contentement s'échappa, puis elle se laissa aller contre les coussins qui épousaient la forme de son dos.

- Ah ! Ça, c’est la vraie vie. Un bon canapé et, espérons-le, un vin qui ne m’arrachera pas la gueule ! Lâcha-t-elle en toute désinvolture pendant que l'elfe exprimait des doutes à propos de ces bouteilles. Mais heureusement, une servante leur confirma rapidement que ce breuvage s'avérait sans risque. Voilà une excellente nouvelle ! Il semblerait que notre cher Sieur Delamargne ne cherchait pas à nous empoisonner après tout. À vôtre santé, Nagisa. Et à la nôtre !

En même temps que sa garde royale, l'épouse de Tensai porta le verre à ses lèvres. Et effectivement, la guerrière disait vrai. Le vin effleurait son palais d'une délicatesse exquise, déposant sur sa langue une saveur subtile et douce, presque trompeuse, tant l'alcool se faisait discret. La première surprise passée, elle baissa la coupe et échangea un regard avec son amie. Ce jus de vigne l'impressionnait, surtout venant d’un cru républicain. Néanmoins, la dragonne n'était pas du style à s'émerveiller aussi facilement quand ça concernait les produits de luxe.

- Eh bien, je dois admettre que ce vin est… étonnamment bon. Parfait pour les femmelettes qui s'évanouissent à la vue d'un bouchon. Bien sûr, le comparer aux divins nectars de Kyouji serait comme mettre une luciole en compétition avec un dragon. Mais ne soyons pas trop durs. Ricana-t-elle, bien consciente que son jugement se voulait teinté d’une fierté farouche d’être reikoise. Même si, fidèle à elle-même, l'impératrice ne se sentait pas d'humeur à enjoliver la réalité, encore moins lorsqu'il s'agissait de vin.

Ayshara se doutait qu'elles n'allaient pas simplement discuter de la pluie et du beau temps en ingurgitant autant d'alcool que possible. Cela faisait un certain moment qu'elles n'avaient pas dialogué comme dans le bon vieux temps. Avec ses responsabilités de monarque, un mari belliqueux et un enfant-dragon fougueux à élever, entretenir ses amitiés devenait chose complexe.

- Fatiguée, je suppose, comme toujours. Je m'accroche. Le Reike ne s'arrête jamais, et moi non plus. Mais vous me connaissez, Nagisa… Je m'en sortirai. Parce qu'il le faut. Répondit-elle, d'une franche honnêteté, en reprenant une gorgée de ce sympathique nectar écarlate. Puis, ses yeux se baissèrent, son sourire s'effaça peu à peu, exposant à la garde une facette que la dirigeante des FMR n'affichait que rarement. Elle joua distraitement avec le pied de son verre, hésitant un instant avant de se confier davantage. Y'a quelque chose que je ne dis pas souvent… Tensai et moi… Ça fait un certain moment que nous essayons d’avoir un autre enfant. Une moue triste au visage. Nous avons du mal à réussir... Le stress quotidien, la guerre contre les titans, ces intrigues politiques qui n'en finissent jamais... Soupira-t-elle. Tout cela ne laisse pas beaucoup de place à… À nous. Un court silence plana, jusqu'à ce que la belle ingurgite encore plus de vin afin de chasser ce sombre constat de ses pensées. Dites-moi, mon amie. Si vous n'étiez pas à ma garde et que vous pouviez choisir de vivre n'importe quelle autre vie, ou iriez-vous ? Que feriez-vous ?

De son côté, la vosdraak songea brièvement à ce qu’elle aurait répondu à cette question. Inévitablement, la liberté avait cette foutue tendance à la séduire. Se promener en toute quiétude sans une escorte d’une douzaine de soldats la suivant au cul... Demeurer au sein d'une modeste maison à flanc de colline, une vue imprenable sur des eaux calmes, entourée de sa famille et de ses proches... La sainte paix.

Mais au fond, Ayshara savait qu’elle ne serait jamais autre chose que l'incarnation d'une figure quasi divine. Le Reike, c'est elle. Cette nation profondément aimée, possédant ses complexités, ses défis et ses beautés, chérissant ce qu’elle représentait et tout ce qu’elle apporterait de bénéfique. La Lune de son peuple.

Chaque petit succès débouchait sur un nouveau défi. Les rebelles, les Titans, les vipères de la cour, cette République bancale et ces elfes de Melorn... Le répit se voulait une denrée rarissime. Même quand Ayshara s'autorisait enfin une pause, sa tête refusait de lâcher prise. Et si quelque chose de grave advenait tandis qu'elle détournait le regard ? Cette peur, aussi toxique que familière, demeurait sa fidèle compagne, fardeau et ancre dans la réalité. Elle était une reine. La fatigue faisait partie du métier, comme un poison lent qu’il fallait apprendre à absorber.

Tout compte fait, la guerrière aux cheveux lilas possédait ce don précieux de percer ce masque impérial, ne se cantonnant point de la façade indestructible que le Sekai exigeait de sa protégée. Chose exceptionnelle au sein de la garde royale, Nagisa discernait la femme derrière la cheffe d'État. Et cela plaisait beaucoup à cette dernière. Oui, ça faisait du bien, de juste discuter tranquillement en charmante compagnie d'une amie !  Parce que merde, c'était crevant de tenir la baraque ! On lui rappelait rarement ainsi l'effort colossal qu'elle fournissait pour tout bonnement continuer à avancer. Le reikois moyen la voyait telle une genre de déesse, mais se doutait-il du prix à payer ? Du vrai coût, celui qui la dévorait de l'intérieur pendant qu'elle souriait à la galerie ?

Par moments, il lui arrivait de se questionner à propos de sa résilience. Était-elle vraiment forte ? Ou seulement accoutumée à ne pas fléchir ?

Peut-être un peu des deux...

- Merci. Vos mots valent plus que vous ne le croyez. Parfois, on a besoin de se faire dire qu’on est encore capable de sourire malgré tout. Même si, entre vous et moi, je soupçonne que le vin aide pas mal. Dit-elle en terminant sur un trait d'humour.

Elle posa doucement son verre, laissant le liquide pourrir dans la coupe, puis soupira en silence en repensant à ses difficultés à concevoir un second enfant. Toute sa vie, on lui avait appris que ses désirs personnels devaient être subordonnés à ceux du royaume. Le Reike passait avant le reste. Et depuis que la mère-dragon portait la couronne, ce phénomène s'était bien évidemment accentué. Vouloir plus. Cela lui paraissait si simple d'apparence, si légitime, et pourtant… Ça ne fonctionnait pas comme elle l'aurait souhaité initialement. Nagisa avait raison. Cette flamme, Ayshara la chérissait autant que l’avenir de sa bien-aimée nation. Car si son devoir la définissait, son humanité la faisait exister. Elle releva alors la tête, cherchant dans les prunelles de son amie la confirmation qu’elle avait le droit d’espérer. De désirer. D’attendre. Et de se battre pour ce rêve, sans l’imposer, mais en le nourrissant jour après jour.

- Vouloir quelque chose pour moi… Ça parait presque égoïste lorsqu'on porte sur ses épaules le poids d’un empire. Cependant... Peut-être que ce n’est pas mauvais... Peut-être que c’est justement ce dont j’ai besoin pour continuer à avancer. Un sourire résigné ourla ses lèvres. Mais par les Astres ! J’aimerais que la nature se décide à m’écouter pour une fois. Je suis prête à faire la guerre à des titans et à calmer les crises les plus absurdes… mais ça ? Il s'agit d'une bataille je ne peux pas diriger. Ça m’énerve !

Ensuite, l'elfe répondit à la fameuse question de l'impératrice. En l'écoutant, elle sentit un étrange pincement au cœur en imaginant sa compatriote errer seule parmi le Sekai. Ou n'être qu'une paysanne mariée à un homme vivant près d'un lac. C'était d’une tristesse écrasante. Néanmoins, elle comprenait. La garde royale aurait pu mener une vie fort différente, se libérer de ses responsabilités. Mais elle avait choisi de rester aux côtés de sa reine. Par loyauté. Par amitié. Par un besoin d’un but qui transcendait l’individu. Elles étaient toutes les deux prisonnières, à leur façon.

- Si je pouvais fuir... Murmura-t-elle, songeuse. Quand j’étais adolescente, j’ai longtemps espéré à une vie de liberté, loin de la cour et de tous ces protocoles. Je m’étais d'ailleurs inventé une fausse identité, Rosa. Un gloussement discret échappa à la belle, un brin moqueur à l’égard de sa propre ingénuité. À l’époque, j’avais trouvé cela très malin. J’enfilais des guenilles, je fuyais le palais dès que je le pouvais… Puis j’allais me promener la nuit, incognito. Pendant un temps, je me suis liée d’amitié avec un drakyn à la peau bleue. Un jeune homme adorable. On parlait des heures sous la lueur de la lune. Il me racontait ses histoires. Je me souviens encore de la sensation grisante que j’éprouvais, cette impression d’être moi-même, simplement Ayshara – pas la princesse, pas l'héritière du trône… Hélas, mon père l’apprit, et le rêve s’est éteint aussi vite qu’il était né. Je n’ai pas pu dire un vrai au revoir. Un voile de tristesse passa dans ses améthystes, avant qu’elle ne relève la tête avec un sursaut d’optimisme. Toutefois, je me dis que rien n’arrive pour rien. Sans ce revirement, je ne serais sûrement jamais devenue souveraine, je n’aurais pas connu Tensai… ni donné la vie à Draknys. Elle soutint le regard de son accompagnatrice. Si je décidais de partir aujourd’hui, je n’irais nulle part sans eux. Mon mari, mon fils, toute ma famille et mes amis… Je les traînerais près moi. Mais à la vérité, je sais que je ne pourrais pas... Je suis un Dragon. Je ne serai jamais… Banale. Je ne peux aller ailleurs, Nagisa, car mon cœur est né ici et qu’il mourra avec le Reike. Cette terre fait partie de moi, tout comme je fais partie d’elle.

Son regard tomba sur ses mains, ces mains qui en avaient vu de toutes les couleurs. Pas très épaisses mais bon sang qu'elles étaient solides, marquées par ces années de turbulence géopolitiques. Des mains qui avaient pansé des plaies, protégé les faibles, montré la route – jamais foutu en l'air ce qu'elles touchaient. Qu'est-ce qu'elles en avaient encaissé ! Tous ces sacrifices pour que le peuple puisse jouir d'une vie meilleure... Y'avait des nuits où la vosdraak se demandait si elle n'allait pas céder. Et pourtant, elle tiendrait. Pas par devoir, pas par obligation. Non – parce qu'elle l'avait désiré. Parce que c'était sa voie, son combat.