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  • Sam 13 Avr 2024 - 23:03
    Le corps de Rupert pesait lourd sur le dos d’Anvers. Les poids morts, il n’y avait rien de pire, ce n’était pas nouveau. A la faveur de la nuit, il traînait avec difficulté son ancien associé d’ombre en ombre pendant que Jackie s’efforçait d’empêcher le raisiné s’écoulant du macchabée de tracer un sillage remontant jusqu’au lieu d’origine du meurtre, puisque ce dernier s’avérait être leur planque. Silencieux comme des Shoumeïens un jour d’impôt, les deux rescapés de la colère de leur employeur tentaient de présenter autant de respect que possible à celui qui avait pris pour eux, et ce malgré le fait qu’ils allaient devoir abandonner son corps salement égorgé à l’appétit des rats et des traînes savates.
    “-Chienne de vie.” Répétait de temps à autres Anvers, lorsqu’un bras exsangue s’extirpait du drap dans lequel ils avaient maladroitement enveloppé leur ami. Jackie grinçait des dents, remettait le bras à sa place et jurait sans ouvrir la bouche, puis ils se remettaient invariablement en marche.
    Les règles étaient simples, lorsqu’un gars mourait, on déplaçait son corps loin et on le jetait dans un des coins sordides parsemant la capitale, de préférence pas trop loin d’un lieu de beuverie puant plus la chaude-pisse que la mauvaise bière. Pas une mauvaise règle, ni particulièrement inédite.  C’était le patron qui avait instauré cette règle. Le plus surprenant là-dedans, restait le fait que ledit patron soit également à l’origine de sa concrétisation.
    La goutte au front malgré la fraîcheur de la soirée, l’homme de main porteur d’un autre s’arrêta quelques instants, derrière un tas d’ordures empilées. Le bras de Rupert en profita pour s’extirper une fois de plus de son cercueil en paillasse.
    “-Chienne de vie.”
    Jackie fronça les sourcils et jura en faisant son office.
    “-T’veux pas le redire encore une fois, j’suis pas sûr d’avoir entendu?” Grogna-t-il en tapotant le drap après avoir remballé le paquet.
    “-Tu penses que le patron va réussir à rattraper le coup?”
    Les yeux du porteur se plissèrent alors qu’il remarquait que ceux de son camarade d’infortune étaient écarquillés par la crainte. Evidemment, question stupide. Lui-même se pissait dessus de trouille à l’idée qu’aucune solution ne soit trouvée, vu ce que ce taré avait fait à Rupert, dès lors qu’il avait appris.
    “-Il a l’air d’savoir c’qu’y fait.” Quand Jackie parlait, il le faisait tout le temps entre ses dents, comme si ses mâchoires refusaient de se desserrer. Y avait un flot de postillons qui s’extirpaient d’entre ses chicots jaunis par les saloperies qu’il mâchait. Le spectacle était si abominable qu’il arrivait presqu’à faire oublier à Anvers la mort de leur copain.”Y’a plus qu’à prier.”
    L’intéressé hocha la tête, gravement. Et puis, du menton, son camarade encore désigna le sol inondé de l’allée à moitié dévastée dans laquelle ils venaient d’atterrir, pour cracher :
    “-Ici ça s’ra pas pire qu’ailleurs. J’en ai plein l’dos de le porter.
    -Ouai.” Acquiesça l’autre.
    Ils firent quelques pas de plus, histoire de balancer le macchabée bien au milieu de ce trou à rat et déballèrent le colis, dont le contenu roula sur le sol pavé pour atterrir pile entre deux flaques. Son bras rebelle s’écrasa dans la flotte dans un grand “splash” qui fit sursauter les deux survivants.
    Jackie se gratta la barbe, qu’il avait courte et blonde, attribua ensuite au défunt un regard respectueux…Avant de se pencher au-dessus de lui pour palper ses poches.
    “-Qu’est-ce que tu fous bordel?” S’exclama Anvers, aussi fort que son statut actuel de chuchoteur le permettait.
    “-Qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire, les premiers qui vont le trouver?” Déclara froidement le pillard.
    Face au pragmatisme de son comparse, le porteur épuisé s’empourpra d’indignation. Jackie lui jeta une amulette arrachée au cou lacéré du plus malchanceux de leur trio, et l’argent taché de sang apaisa sa tension.
    Les deux malfrats s’évanouirent dans la nuit quelques instants plus tard, honteusement, mais sans un bruit.

    A quelques milliers de pas de la macabre scène, le propriétaire d'une silhouette voutée, affalé sur un banc public, lorgnait une dernière fois la liste qu’un “contact” lui avait récemment confié. Elle listait tous les officiers ayant déjà coopéré avec le syndicat du crime et, surtout, qui avaient compris qu’il ne fallait pas s’en vanter après ça. Les noms des corrompus, des lâches et des petits malins se bousculaient dans un relevé couvert de ratures récentes, et pour cause : Un désastre inattendu -ayant bien sûr pour origine une énième manifestation de l’assemblée- avait causé la mort d’une dizaine de ces agents de l’ombre pourtant si utiles. Il en restait, bien sûr, mais avoir l’embarras du choix restait un atout majeur, quand on s’apprêtait à faire une proposition risquée.
    L’avachi se redressa en fourrant sa liste dans la poche intérieure du manteau sombre et miteux reposant sur ses épaules, puis lorgna du côté du pâté de maisons à la banalité affligeante qu’il souhaitait approcher. Le poison de ses yeux se posa sur la dernière des six baraques, celle dont la lumière filtrant de la fenêtre du premier étage venait de disparaître.
    Un vieillard au dos honteusement courbé passa devant son champ de vision puis alla s’asseoir à droite de la place récemment abandonnée.
    Et alors que le jeune se retournait dans le but de récupérer son chapeau, pendu au dossier du banc, le vieux, le regard perdu dans le vide, se manifesta dans une exclamation déchirante :
    “-Willy, c’est toi?!”
    L’intéressé haussa un sourcil et coiffa son couvre-chef.
    “-J’ai bien peur que non monsieur.” Répondit-il néanmoins, aussi aimablement que possible.
    “-Oh.
    -Pourrais-je néanmoins vous demander si vous n’avez pas un mouchoir en trop?
    L’ancêtre le détailla des pieds à la tête, l’air soudainement peu serein au fur et à mesure que ses yeux fatigués remarquaient la pâleur excessive de cet inconnu aux cheveux ébouriffés qui le fixait avec son regard malade.
    “-Vous n’êtes pas contagieux au moins?”
    Le rire qui s’extirpa de la bouche de son vis-à-vis sonna aussi désagréable que nasillard.
    “-Non. Ce n’est qu’une affection chronique.
    Il lui confia du bout des doigts l’un de ces innombrables chiffons que la populace - depuis les inondations - trimballait par paquet de douze, et accompagna son don d’un mouvement de menton.
    “-Bon courage jeune homme.”
    Ledit jeune homme le remercia d’une discrète révérence, puis s’éloigna de son ancien poste de guet pour rejoindre son objectif, à une centaine de pas de là : La dernière baraque sur la gauche, celle avec la lumière de la fenêtre du premier étage qui venait de s’éteindre.
    Alors, une fois certain d’être assez loin pour que les yeux bouffés par la cataracte du vieux ne puissent plus discerner ses gestes, Carl passa le tissu du chiffon récemment acquis sur le tranchant souillé de sang de la dague qu’il avait utilisé pour égorger un abruti, quelques heures plus tôt.

    Son poing ganté frappa contre la porte une fois, deux fois puis deux fois et demi alors que le Serpent s’arrêtait en plein milieu du geste pour coller son oreille contre le bois terni de l’entrée. Parfois, même dans ce métier, la courtoisie était de mise. Plus les propositions pouvaient s’avérer…Problématique, plus il fallait savoir brosser les gens dans le sens du poil. A cela, bien sûr, s'ajoutait le statut de la personne ciblée. Si ce type avait fait partie de l’élite, Carl se serait présenté à lui, de jour, le sourire aux lèvres et des cadeaux plein les poches.
    Mais ce n’était pas le cas.
    Alors un réveil -certes courtois- en pleine nuit, à sa propre adresse, accompagné d’une bourse pleine de pièces d’or allaient devoir suffire.
    Un sourire de mauvais augure naquit sur ses lèvres tandis que ses sens aiguisés par l'urgence percevaient enfin le son caractéristique d’une marche hasardeuse sur fond de plancher grinçant. Le Serpent recula d’un pas, retira son chapeau et fourra dans le creux de ce dernier ce qui ferait office d'entrée en matière. Les pièces d’or cliquetèrent en atterrissant au fond du couvre-chef, qu’il tendit devant lui sitôt la porte ouverte :
    “-Bonjour, Monsieur Dosian.” Carl s’avança aussi humblement que possible, pour ne pas mettre plus que ça sur la défensive son futur hôte. “Puis-je me permettre d’entrer?
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  • Mer 17 Avr 2024 - 22:53

    Le boulot, en ce moment, ça arrête pas.

    Depuis que les autres putes de l’Assemblée ont décidé que la décoration de Liberty leur revenait pas, et qu’elles se sont radinées avec tous leurs potes pour foutre le dawa, pire qu’une soirée de fin d’examens à Magic, la capitale est dans un état lamentable. Le fait que Kaiyo ait décidé de transformer la ville pour en faire son pédiluve a pas amélioré les choses. En plus, tout ça, c’était quand même beaucoup de frime pour pas grand-chose. Le principal fait d’armes de l’Assemblée et du Titan, c’est d’avoir buté deux vieilles, alors qu’il suffisait d’attendre six mois que le temps fasse son oeuvre.

    Heureusement, pour une fois, y’a pas que nous, les Officiers Républicains, qui trimons. Ce coup-ci, la GAR peut pas prétexter qu’ils doivent astiquer leurs épées dans des fortins qui peinent à voir le jour pour surveiller une frontière qui intéresse personne pour l’instant, au vu des nouvelles qui viennent du Reike. Eux aussi, des professionnels de l’astiquage, option avaleurs de sabres. J’le sais, j’y suis allé, je les ai vus.

    Reste que vu la taille de Liberty, même avec les branleurs de Magic, ça en fait, des sacs de sable à trimballer, des décombres à déplacer, et de l’eau dans les chaussettes jusqu’au haut du falzar. Du coup, on est à trimer comme jamais. Y’a la reconstruction, ou plutôt la survie pour l’instant, et, évidemment, le maintien sempiternel de l’ordre. C’était certain que des petits malins allaient essayer de profiter de la situation pour faire leur beurre sur le dos des plus démunis. Quand ils sont dans les grands immeubles en pierre de taille aux entrées de marbre de la SSG, on s’incline poliment en les félicitant de leur vivacité commerciale. Quand ils rôdent dans les ruelles des faubourgs de la ville, on les colle au gnouf pour les plus chanceux, six pieds sous terre pour les autres.

    La justice des Officiers Républicains est pas la seule à écumer Liberty : tous s’embarrassent pas autant que nous, et encore moins les autres malfrats.

    J’suis enfin posé dans la piaule sommaire que j’ai à disposition pour mes fréquents déplacements à la capitale, le genre que j’occupe quelques jours par mois, et ensuite c’est un collègue qui reprend tandis que j’retourne à mes pénates. C’est le programme d’échange des officiers, qui nous permet de voir comment ça marche dans les autres commissariats et nous permettre d’échanger sur nos trucs et astuces, nos techniques, et qu’on s’encroûte pas trop chez nous. Puis là, comme on savait que les méchants allaient se pointer, forcément, ils ont poussé sur les effectifs. J’ai eu du bol, le gars qu’était avant moi était soigneux, j’ai pas retrouvé de la merde sur les rideaux.

    Le pichet de gros rouge sur la table basse, son godet à côté, j’me prépare à poser mes panards en hauteur, quand ça toque à la porte. C’est un p’tit gars avec un gros chapeau, y’a sûrement une blague là-dessous, mais c’est pas le moment. Le ton trop poli et la demande d’entrée me font instantanément balancer un senseur magique, mais y’a rien de suspect à l’horizon. J’plisse les yeux. Heureusement que j’ai pas encore attaqué la picole, pasque j’sens que va falloir faire marcher un peu le contenu du bocal.

    « Ouais, ouais, entrez, entre. »

    Le vouvoiement me gonfle déjà. Pâlot mais poli, petit et aux vêtements patinés, je peine à repérer la moindre caractéristique qui sortirait de l’ordinaire à part des yeux verts et l’impression qu’il vient de chopper une courante foudroyante et qu’il a passé les trois derniers jours à se vider de ses tripes dans un égoût de Liberty. Typiquement le genre de mec que j’bouscule dans la rue quand j’viens de louper une affaire, officielle ou non, juste pour me passer les nerfs. J’suppose que ça peut être une qualité pour peu qu’on veuille pas se faire remarquer et qu’on transporte des messages.

    « Tu veux une liche ? »

    D’un placard, j’sors un autre verre que j’pose à côté du premier. J’ai pas vérifié, mais j’crois qu’il est un peu poussiéreux. Pas de bol, fallait prendre rendez-vous. Sans attendre de réponse, j’nous sers tous les deux, et j’prends celui qu’était propre. Chienne de vie, hé ? En tout cas, il a la mine un peu basse et servile du sous-fifre trop bien élevé qui vient demander un service. Y’avait pas de couille dans le potage à la porte, et y’a pas trop de raison de vouloir entrer pour me planter, mais ça m’empêche pas de me garder quelques assurances, genre des projectiles magiques prêts à partir.

    J’lui fais un grand sourire amical.

    « Du coup, t’as l’avantage sur moi, j’ai pas la chance de t’avoir reconnu. A qui ai-je l’honneur et en quel, justement, honneur, j’te vois là dans ce qui me sert de salon ? »

    J’renifle un coup le gros rouge avant d’y tremper mes lèvres. Rustre, tanique, brut. Parfaitement l’affaire pour se donner un coup de fouet et, si on y revient trop, un coup de trique derrière la tête. C’est pas prévu au programme pour l’instant. Par contre, s’il commence à me parler du shierak, je garantis pas de rester aussi aimable. Cela dit, m’est avis que c’est pas ça qui nous attend.

    C’est que, le boulot, en ce moment, ça arrête pas.
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    Carl Sorince
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  • Sam 20 Avr 2024 - 20:21
    Le serpent, sans pour autant faire preuve d’un empressement visible, se glissa à l’intérieur de la pauvre baraque de son hôte sitôt l’invitation prononcée. Il ne fallait, après tout, jamais laisser aux gens l’occasion de revenir sur leurs décisions, surtout quand ladite décision impliquait de faire entrer chez soi un inconnu au sourire de façade. Deux verres glissèrent sur une table de bois miteuse dans un raclement discret et l’émeraude des yeux plissés du mercenaire alla se promener dans la pièce faiblement éclairée au sein de laquelle il allait devoir défendre son bout de gras.
    A-priori, ils étaient seuls. Ses craintes portaient davantage sur la présence d’une quelconque jouvencelle que sur un refus catégorique à la proposition future. S’assurer du silence d’une catin pouvait coûter cher, surtout lorsque la situation ne permettait pas de lui trancher la gorge avant le début des inévitables négociations. Du reste, la baraque semblait aussi banale à l’intérieur qu’à l’extérieur. Deux bonnes nouvelles, trois si on s’attardait sur le fait que son nouvel ami l’avait laissé entrer sans faire preuve de la moindre animosité. Comble du bonheur : il s’exprimait avec l’aisance -et l’absence de manières- propre aux magouilleurs des ruelles sombres, bien. Très bien même.
    Dans un sourire discret, Carl tira une chaise, accrocha son chapeau au dossier après avoir pris soin d’en retirer la bourse qui l’alourdissait, s’installa aussi confortablement que possible, puis déposa le riche don sur la table, juste à côté du verre poussiéreux. Les pièces d’or et d’argent teintèrent au sein de la petite musette, provoquant dans les secondes qui suivirent un silence contemplatif.
    “-Je suis juste Carl.” Commença l’ainsi nommé en croisant les jambes. “Tu sais, je trouve que c’est un nom original, Pancrace. Le père est-il un adepte du combat à main nue?
    D’un doigt squelettique et ganté, il désigna la somme qui, sans être énorme, s’avérait suffisamment conséquente pour au moins s’assurer de la concentration de son interlocuteur pour la suite :
    “-Voilà déjà de quoi te dédommager pour le dérangement nocturne, en général j’essaie de ne pas réveiller mes collaborateurs."Ce n'était pas vraiment un mensonge, puisque son emploi le plus récurrent portait plutôt sur l'action de causer un sommeil éternel qu'un réveil quelconque."Ensuite…” Dans un concert de craquement osseux, le serpent se pencha légèrement en avant pour poser ses coudes sur le bois usé de la table.”Je t’informe que je déteste la flotte.
    Court silence. Les yeux dorés de son interlocuteur brillaient étrangement dans l’obscurité. De cette couleur si peu naturelle devait découler une quelconque mutation magique qui n’avait rien de rassurant. Sans être superstitieux, le mercenaire avait appris à toujours se méfier de ceux qui luisaient d’une quelconque manière. Alors, dans le doute et pour éviter toute inspection mentale impromptue, Carl avait pris soin d’activer son brouilleur, sitôt dans la baraque. On était jamais trop prudent, après tout.
    “-C’est pour ça que je préfère régler mes affaires ici : Il n’y en a pas, de flotte, en général.” Reprit-il en pouffant. “Peut-être un petit crachin désagréable de temps en temps mais certainement pas des raz-de-marée, quoi…Alors tu imagines ma surprise quand, en plein voyage, je reçois un courrier plus qu’alarmant m’indiquant que ça déborde à Liberty. En fait, ça déborde tant et si bien que tout ce qui m’appartient glougloute désormais correctement dans la rue.
    Il se rappelait de la voix tremblante de cet abruti de Rupert lorsqu’il s’était efforcé de lister les pertes : Douze caisses de vins de Courage et une demi-douzaine contenant du rhum de la défunte Kaizoku. Un stock de quatre cent carreaux d’arbalètes bénis, chipé plus que racheté à ces abrutis du nouvel ordre. Neuf espadons consacrés, en fer blanc. Trois cent kilos de sel. De la vraie poudre de cornes de Kirin et de la fausse poudre de cornes de chimère, qui valait aussi cher. Des tonneaux entiers de bières Reikoises. Des œufs de géomis en pleine gestation. Une putain de cape en écaille de wyverne. Parmi toute la quincaillerie que ses Sanglots et lui-même avaient l’habitude de refourguer, d’innombrables raretés onéreuses s’étaient mises à flotter ou à s’échouer dans les rues et ruelles de la capitale, au milieu du chaos causé par une assemblée aux objectifs pour le moins obscurs et à l’efficacité absente. Avec tout ce décevant remue-ménage, Carl en regrettait presque d’avoir collaboré avec ces dernières, à la joyeuse époque de Kaizoku.
    Constatant que sa mauvaise humeur menaçait de nouveau de poindre, il laissa un soupir détendre ses muscles avant de reprendre :
    “-Je suis une sorte de colporteur, vois-tu? J’apporte une marchandise très spécifique d’un point A à un point B pour des particuliers, et ce en toute discrétion. Mais le drame du moment a légèrement compromis cette discrétion, puisque certains de mes produits sont apparemment tombés pile devant une patrouille des effraies.
    Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, comme à chaque fois qu’il devait mentionner le nom du soi-disant régiment d’élite.
    “-Aussi tarte soient-ils, ils n’ont pas mis longtemps à remonter la piste de marchandise et à trouver puis vider ma planque en cataloguant son contenu de “contrebande”. Un terme excessivement réducteur si tu veux mon avis, mais qui, du coup, a des chances non-négligeable de faire atterrir mon stock dans la cave de l’office républicaine plutôt que dans le coffre-fort des Effraies.” Un énième rictus faussement amusé plus tard, le serpent claquait la langue et accordait enfin un regard au verre poussiéreux, qu’il attrapa pour faire doucement tourner son contenu sans même penser à le boire. Est-ce que c'était une mite, qui flottait à la surface?”Une journée que je suis rentré et j’ai passé mon temps à courir d’un bout à l’autre de la ville, à la recherche de ma camelote. Autant te dire que je n’ai plus trop la patience pour la subtilité alors soit tu acceptes de me filer un coup de main pour retrouver la marchandise en te remplissant les poches avec les jumelles de cette bourse-là, soit on se serre la main, tu gardes le fric que je t’ai filé et t’oublies au passage mon visage. Qu’est-ce que t’en dis?
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  • Jeu 25 Avr 2024 - 22:23

    Là où le sous-fifre classique peut difficilement s’empêcher, soit de faire preuve d’empressement et d’obséquiosité pour montrer qu’il représente pas le moindre danger, soit d’agressivité et de rudesse pour indiquer qu’il faut pas venir s’y frotter au risque d’une mauvaise surprise toute relative, mon interlocuteur surprise rentre tranquillement chez moi, pose son chapeau et, avec un flegme qu’a pas l’air feint, s’pose en face de moi. La bourse et son poids visible d’ici, avec un tintement tout à fait engageant, m’font dire que j’me suis pas planté en laissant entrer le gus.

    En tout cas, c’est une base solide pour entamer une conversation, le genre à laquelle j’suis pas indifférent. Y’a un langage qu’on parle tous, et ceux qui le nient sont ceux qu’ont jamais manqué. Pasque quand tu passes devant un étal du marché, le ventre vide qui gargouille, pendant que le vendeur encaisse et que ceux qui le peuvent ont du jus qui leur coule le long du menton, tu prends vite conscience que t’as pas envie d’être du mauvais côté.

    Maintenant, suffit de transposer ça à quand tu visites les manoirs des riches ou les bâtiments institutionnels de la République quand t’es un simple soldat de la GAR, un petit fonctionnaire ou un banal officier républicain. La conclusion est courue d’avance, et se lit dans les reflets des pièces vaguement éclairées par la lumière de l’âtre et de la bougie qui se consume tranquillement sur une étagère.

    « Juste Carl, donc. Pancrace, c’est la mère qui a trouvé, on sait pas trop d’où ça vient. Elle a toujours dit qu’elle aimait bien la sonorité. Juste, c’est un surnom, ou c’est le prénom ? Tu sais ce qu’on dit sur les gens dont le nom est un prénom, hein. Je vais pas te sortir les statistiques de l’office mais ça fait réfléchir. »

    C’est pas pasqu’on va devoir trimer ou qu’on se connaît pas qu’on peut pas rigoler. Mon sourire narquois laisse clairement comprendre que j’jauge les réactions de mon vis-à-vis, et que, de toute façon, faut pas y attacher d’importance. Puis mon attention revient sur les pièces, si généreusement pointées du doigt. Puis j’ai le droit au contexte, et on entre enfin dans le vif du sujet. Je peux difficilement lui en vouloir d’avoir un grief contre l’eau : j’ai moi-même pas mal d’irritation pour cet élément. Autant, avant, ça allait, autant, l’eau qui croupit dans les rues et les caves de Liberty, ça commence à me les briser sévère, et j’attends avec impatience qu’on me rappelle à Courage pour profiter, comme ici, de l’humidité et des embruns sans la puanteur et le travail.

    Tout cet exposé permet en tout cas à Juste de remettre de l’ordre dans ses pensées, et il crache à demi-mot qu’il est ni plus ni moins qu’un contrebandier et receleur. Moi, ça me dérange pas, j’ai pratiqué plus souvent qu’à mon tour, et on va pas se mentir que quand on saisit une cargaison mal documentée ou volée en tombant d’une charrette, tout finit peut-être pas dans les scellés du commissariat : c’est qu’on manque de moyens, que la paye est pas terrible et, surtout, les chefs prennent leur part. Autant dire que si on vend pas, on se ferait juste saisir sur solde.

    Et personne aime se faire saisir une partie de sa solde.

    Mais cette histoire d’effraies, ça me titille un truc dans la mémoire. J’fouille à travers les brumes de la fatigue, j’reprends un peu de rouge pour me donner du courage, et j’tapote la table du bout des doigts. Ça me revient, et j’les fais claquer avec un rire franc que j’ravale difficilement.

    « Désolé, désolé, je me moque pas de ton malheur, encore qu’il a l’air en bonne voie de faire mon bonheur. Nan, c’est que la version officielle que les Effraies ont servi à la hiérarchie, c’est qu’ils ont été alertés par des informateurs anonymes d’une importante cargaison de contrebande. Au péril de leur vie, en luttant contre un gros réseau criminel, ils sont parvenus à saisir la marchandise. »

    J’me râcle la gorge.

    « Bon, ils ont ramené que deux gus un peu paumés et, faut bien le reconnaître, pas mal de matos. De mon expérience, peu de chances que y’ait tout eu, mais on sait jamais. Tu pourras au pire retrouver des trucs chez la concurrence ou chez un autre revendeur, qui sait, hé ? »

    Mais c’est qu’on arrive enfin à la partie vraiment juteuse de l’affaire, celle où on discute les termes du contrat, les tenants et aboutissants de ma collaboration, ce qui est attendu et pourquoi on est allé jusqu’à déranger un jeune et brillant capitaine de l’Office Républicain. Vu la somme sous mes yeux, qui a le potentiel de doubler ou tripler en prime, j’en viens à sérieusement me demander ce qu’il y avait exactement dans la cargaison. De l’ivoire ? Des pierres précieuses et semi-précieuses, des bibelots rares shoumeïens ? Leur cours a salement baissé vu comme ils ont inondé le marché récemment, mais ça veut pas dire que les chefs-d’oeuvres trouvent pas preneur facilement.

    Après, ça a p’tet une valeur sentimentale.

    Un coup d’oeil aux prunelles mornes de mon interlocuteur me fait éliminer cette hypothèse assez rapidement.

    Forcément, y’a la tentation de juste prendre l’oseille, dire merci pardon bonne soirée, refermer la porte sur un interlocuteur poli mais un peu dérangeant, comme une croûte qui cicatrise, puis aller se pieuter avec la certitude du travail bien fait, c’est-à-dire celui pour lequel on n’a rien eu besoin de faire tout en passant amplement à la caisse. D’un autre côté, la perspective de rencontrer toute sa fratrie de petites soeurs est alléchante, et j’peux pas m’empêcher d’être curieux de ce que cette cargaison peut bien contenir pour que de tels moyens soient mis en oeuvre pour la retrouver.

    Puis si le tout disparaît au nez et à la barbe des Effraies, elles auront l’air bien connes et arrêteront de parader dans les fortins et les casernes de la ville après avoir servi à peau d’zob pendant l’attaque. Et ça, est-ce que ça a un prix ? Bon, oui, certes, comme tout. Mais si y’a moyen de joindre l’utile à l’agréable, je vais pas bouder mon plaisir. Ma main se pose sur la première bourse, que j’fais doucement glisser dans ma direction.

    « Parfait, on se met en route, alors ? Et tu m’en dis plus sur cette histoire de cargaison ? T’as des gars qui nous aideront à la trimballer ? Les rumeurs disent que le stock était considérable, alors même si une Effraie serait pas capable de différencier une vessie d’une lanterne, j’suppose qu’ils ont pas pu gonfler le truc à un tel point. »

    J’attrape ma cape, pasqu’il caille quand même, et que ça me permettra de cacher un peu ma tronche si jamais on doit faire les zouaves. Tous les insignes officiels vont dans une poche intérieure, des fois que ça nous soit utile, et si j’laisse mon épée, j’ramasse quand même trois couteaux pour les accrocher à mon ceinturon, et dans ma manche. On n’a jamais trop de surins. Et ceux qui disent l’inverse, ils passent pas assez de temps dans les ruelles sombres de la capitale.

    J’laisse le feu finir de se consommer, en retirant les bûches qui ont pas commencé à cramer, et j’souffle la bougie avant d’ouvrir la porte pour faire sortir mon invité. Puis j’referme derrière lui, et j’pointe dans la direction de la caserne.

    « J’crois qu’ils rangent les trucs là-bas, de toute façon, on pourra consulter le registre et en savoir un peu plus sur ce qui est entré et sorti. Ça nous fera un bon début, si ça te va. »
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