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  • Mer 6 Sep - 23:26
    Rire ou maudire ?
    Feat. Jean Bressac ▬ An 4


    L’endroit était somptueux. L’hôtel particulier des Dellacorne avait fleuri à l’extrême ouest de Courage comme une tulipe au cœur d’un buisson de chiendent. Il n’y pouvait rien : il sautait au regard sitôt que l’on s’aventurait à la lisière de la ville côtière, trônant dans ses atours de tuiles rouges avec l’audace d’une construction bonifiée par le temps. Bien sûr, les bons soins prodigués par ses propriétaires au fil des générations n’étaient pas anodins. L’hôtel proposait des services luxueux aux riches visiteurs de passage à Courage et accueillait ponctuellement des fêtes estivales mémorables : Rim soupçonnait fortement que la proximité de chambres intimes et discrètes aidait les invités à se rapprocher. Il était certain qu’on ne parlait pas qu’affaires entre ces murs, puisqu’on y buvait et dansait également. Ses chers confrères de la noblesse laissaient alors leur pudeur de hauts dignitaires derrière eux pour adopter la cuisse leste et le déshabillage protocolaire… Malheureusement, l’un d’entre eux ne paraissait pas avoir reçu le mémo.

    « Je vous assure, il y a tout à faire pour ces pauvres hères ! Il vous suffirait de parler aux Sénateurs, il est impossible qu’ils ne comprennent pas l’urgence de supprimer les taxes pour les Shoumeiens. »

    « Hmm, parvint à répondre Rim à court d’alternatives. »

    En soi, la problématique de l’immigration Shoumeiene était passionnante et soulevait de nombreuses interrogations sur l’avenir de la politique républicaine. Elle n’avait néanmoins pas particulièrement prévu d’étudier le sujet près de quarante minutes durant en plein bal masqué. Peut-être avait-elle péché par ignorance de prime abord, naïve diplomate qui avait eu l’heur de prêter une once d’attention au dénommé Ricky Safro, excentrique de son état à mi-chemin entre l’amuse-gueule que l’on aimait jeter en pâture à ses invités et un épuisant personnage. Un effroyable mélange qui n’avait eu de cesse par la suite que de la suivre au travers de la totalité de la salle de bal, ignorant sciemment ou non même les signes les plus indélicats d’agacement. N’avait-il point compris qu’elle ne s’appelait pas Mirelda Goldheart ?

    « Je n’édicte pas les lois, lui répliqua-t-elle pour la vingtième fois tandis qu’il se lançait dans un énième monologue. »

    Lorsqu’il fut clair qu’il viendrait danser avec elle pour poursuivre son exposé, elle prétexta la morsure de ses escarpins pour prendre une pause à l’abri des regards. Oh infortune ! Elle n’avait eu que le temps de s’engager dans un couloir qu’il la rattrapait déjà, haussant la voix pour lui permettre de ne pas perdre une seule miette de son passionnant récit. Elle avait néanmoins d’ores et déjà ôté ses talons, feignant une quelconque douleur à la cheville, assise sur un banc de velours vert et le regard incrédule. Voilà qu’elle n’avait plus pour porte de sortie qu’une pirouette par la salle d’eau.

    « Vous n’imaginez pas tout ce que vous pourriez faire en vous adressant aux bonnes personnes. Si vous hésitez sur la conduite à suivre, je pourrais vous rédiger un discours et vous n’auriez plus qu’à suivre mes directives pour les transmettre à l’un de vos amis sénateurs ! »

    « Quelle fantastique idée, je m’étonne de ne pas y avoir pensé. »

    Elle haussa un sourcil ironique, tout à fait invisible derrière l’ombrelle de dentelles de son masque, fort pratique pour dissimuler le large panel d’émotions négatives qui sourdait de ses traits. Puisqu’il échouait à saisir son manège, elle décroisa ses fines jambes fuselées et se redressa tout de go :

    « Je dois m’absenter quelques secondes pour me rafraichir Monsieur Safro. Vous laisseriez bien une dame conserver une once d’instant privilégié avec elle-même n’est-ce pas ? se fendit-elle d’un sourire flamboyant. »

    « Bien sûr, n’hésitez pas, il est vrai que la température est assez éprouvante ce soir, confirma son interlocuteur en tirant d’un doigt sur son col étroit. Nous n’aurons qu’à continuer à échanger à travers la porte. »

    « Puisque échanger nécessite un rapport d’équivalence et que j’accapare de toute évidence l’ensemble de notre conversation depuis mon arrivée à cette soirée, pourriez-vous plutôt surveiller pour moi mes escarpins juste là ? Merci, vous êtes un amour. »

    Et le claquement de la porte dressa entre elle et son geôlier une façade infranchissable tout à fait appréciable. Elle balaya du regard la fastueuse salle d’eau, ignorant les faïences et les mosaïques pour mieux sonder l’obscurité nocturne discernable au-delà des fenêtres. Perdu pour perdu… Une nuance d’or pailleta le cuivre de ses prunelles, une électricité statique tangible serpentant l’espace d’un battement de cœur sur sa silhouette : un instant plus tard elle foulait du pied l’herbe tendre du jardin, la magie rémanente de sa téléportation se dispersant dans l’air en longues langues de fumées diaphanes. La fraicheur de la nuit était douce sur sa peau nue, le fourreau de sa robe épousant ses courbes en échancrures crénelées de perles diaprées. Elle n’était pas spécifiquement conçue pour l’hiver, seyant davantage aux soirées d’été, ses teintes céruléennes relevées d’argent tranchant agréablement avec la chevelure flamme de sa propriétaire.

    Elle jura tandis qu’elle se faufilait à pas de chat entre les allées soigneusement entretenues, regrettant la protection de ses semelles contre la rugosité du gravier. L’herbe soyeuse des bas-côtés était en ce sens plus agréable et plus esthétique de surcroit. L’hôtel donnait en effet sur le vaste océan, enchâssé dans l’écrin d’une plage à moitié sauvage sur laquelle venait mourir l’écume des vagues. L’iode laissait sur ses lèvres une saveur salée volée à quelques lointaines contrées, et la rumeur de l’eau mouvante recouvrait la brise d’un chant familier faussement docile. Elle n’avait aucune peine à imaginer les ravages d’un océan démonté sur une telle bâtisse.

    Bien, très bien. Il lui fallait désormais réfléchir à l’après. Être parvenue à contourner son chevalier servant était une chose, elle devait à présent retrouver la chaleur musicale de la soirée. Elle leva les yeux vers l’ombre d’un balcon et un fin sourire espiègle s’étendit sur ses traits. Par-fait. A cette heure encore jeune de la soirée, personne ne devait compter fleurette contre cette maudite balustrade : les invités devaient probablement se remercier mutuellement de leur venue et se féliciter pour la présence d’alcool. Elle ramassa son jupon fendu jusqu’à mi-cuisse en un nœud inextricable, ramassa ses appuis et attrapa d’un bond le rebord du garde-corps ajouré. Elle s’y hissa d’une souple torsade et se réceptionna adroitement de l’autre côté des balustres, lissant machinalement le tissu malmené de sa robe du plat de la main.

    C’est alors seulement qu’elle perçut la carrure masculine à quelques pas de distance de son arrivée impromptue. A contre-jour des lumières éclatantes du grand salon, il lui était impossible de l’identifier ou de deviner son expression. Ses longs cheveux flamme tombant en ample cascade jusqu’à ses reins, parfaitement pieds nus dans les affres d’une soirée mondaine, Rim porta deux doigts à son masque et mima une fausse révérence princière. La nuque courbée, un sourire charmant affleurant sur ses lèvres d’un joli rouge carmin, elle releva derechef les prunelles sur son indésirable témoin :

    « Rim Casris pour vous servir. J’ai pressenti que vous aviez besoin de mon intervention immédiate pour veiller à votre sécurité sur ce balcon, lui lança-t-elle gaiement. Je n’avais guère le temps de m’appesantir avec des détails. »

    Comme des chaussures, traduisit pour elle l’étincelle mutine de son regard.



    Tenue :
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    Invité
    Anonymous
  • Ven 8 Sep - 21:50
    Un chantage ne s’arrête jamais. C’était la leçon que lui enseignait, jour après jour, ses déboires avec la pègre. En échange de ses dettes, Bressac avait dû accepter d’accomplir une sinistre besogne pour un homme dont le ventre gargantuesque était une faible aberration en comparaison de la terreur qu’il lui inspirait. Pour satisfaire à ses exigences toujours plus déraisonnables, il avait été contraint de réaliser les exploits les plus cyniques et les plus suicidaires que l’on puisse concevoir. Le premier avait bien entendu été d’infiltrer une soirée mondaine à Courage – car quoi de plus simple ? – pour y dérober, aux yeux d’invités de marques, et dont faisait notamment partie le puissant sénateur Goldheart, un objet particulièrement sensible des mains d’une députée de l’opposition. Ce soir, il lui fallait s’inviter dans un bal masqué donné en présence des plus prestigieuses personnalités de la République pour y jouer les espions. Et comme Bressac n’éprouvait pas en soi une irrépressible envie de mourir, son employeur avait dû trouver un stratagème pour lui inspirer quelque courage et le convaincre du bienfondé de ses arguments. Un couteau courtoisement placé sous la gorge avait bien des vertus, notamment celle d’insuffler la témérité à ceux qui n’en débordent pas.

    Mais pour dire la vérité, le contexte de ce travail lui était bien plus agréable que le précédent. De la porte de sa voiture, dont les roues de bois tremblaient sur la rue pavée en faisant vibrer tout l’habitacle, il apercevait déjà l’hôtel particulier des Dellacorne, immense bâtisse en pierre de taille blanche qui dressait ses toits, ses poivrières et ses tours d’apparat bien au-dessus de ses voisins.
    A mesure que la voiture s’approchait, fortement bercé par le clapotement du sabot de ses chevaux qui résonnaient sur les pavés, Bressac découvrait ses hauts toits et ses piliers, ses fenêtres hautes comme un homme et ses innombrables cheminées, qui faisaient sur le spectateur une prodigieuse impression.

    Son cocher, sbire de son employeur à la grise mine cachée sous un masque d’argent, retint les brides tandis que la voiture s’enfonçait dans l’allée principale. Des hommes et des femmes, qu’on ne voyait entièrement qu’à la faveur des torches qui bordaient l’allée, marchaient vers l’entrée, tandis que quelques-uns s’éclipsaient discrètement dans les jardins.

    Bressac posa enfin pied à terre, heureux d’échapper aux interminables cahots de sa voiture, et inspira une franche bouffée d’air. Son objectif était clair, se répétait-il intérieurement, il lui suffisait de rester calme et ne pas se laisser divertir. Son malheur était toutefois qu’il était précisément homme à se laisser distraire facilement par certaines situations auxquelles le contexte de cette soirée l’exposait par nature. Il décida donc de passer en revue mentalement, pour la dixième fois, ses objectifs.

    Une personnalité d’Etat, soupçonnait-on en haut lieu au sein de la pègre, avait cessé d’accomplir de bonne foi les services pour lesquels elle touchait de généreux pots-de-vin et opérait désormais comme informateur pour le compte du gouvernement. Cette personne, soupçonnait-on toujours, s’apprêtait à transmettre des informations préoccupantes, par voie manuscrite, lors du bal qui était donné ce soir dans l’hôtel particulier des Dellacorne. Parmi les invités, deux personnalités en particulier étaient suspectées d’être cet interlocuteur privilégié, et l’on confia généreusement à Bressac le soin de le confondre, à défaut de quoi il se retrouverait au petit matin soulagé du fardeau d’avoir à penser.

    Pour accomplir cette tâche, les mêmes moyens que la fois précédente lui furent confiés. Des personnes averties l’aidèrent à construire le personnage qu’il devait incarner le temps de cette soirée et l’on ne regarda pas à la dépense pour obtenir les résultats escomptés. Ce à quoi l’on attacha le plus d’attention, étant donné la nature du milieu que Bressac devait infiltrer, était ce qui lui permettait d’éviter de dévoiler sa véritable identité. Un barbier adroit dans son art et un couturier peu scrupuleux mais fort talentueux furent entre autres grassement payés afin de réaliser le costume qui siérait le mieux à l’accomplissement de son objectif.
    Le costume de Bressac devait accomplir le double objectif d’être à la fois suffisamment élégant pour se fondre parmi les invités, tout en restant pratique et fonctionnel.
    Par exemple, contrairement à la plupart des chaussures masculines en vogue au sein de la noblesse depuis quelques années et dont les talons étaient démesurément hauts, ses chaussures avaient un talon si bas qu’elles semblaient presque plates, dans le but de lui permettre de courir pour rattraper un suspect ou échapper à des gardes. Là où les costumes des invités étaient richement décorés et brillaient de mille feux sous les lustres des grands salons, le sien était sobre, composé d’une simple chemise blanche recouverte d’une jaquette taillée dans un tissus sombre. L’excentricité de son costume se bornait aux simples dorures que le couturier avait réalisé sur le rebord des revers de sa jaquette. Ce choix avait été fait pour lui permettre de se fondre plus facilement dans la nuit ou l’ombre d’un recoin pour s’éclipser furtivement ou écouter quelque conversation.
    A son côté pendait une épée dont le pommeau richement décoré débordait d’un fourreau de cuir. Bien que ressemblant à s’y méprendre à une arme de parade, il s’agissait en réalité d’un accessoire de théâtre qui fut dérobé dans la loge d’un acteur après la représentation d’une tragédie particulièrement en vogue. Sa lame, émoussée, était notamment conçue pour se briser au moindre choc afin d’éviter que les acteurs ne se blessent.
    Son masque, quant à lui, avait également été réduit à sa première nécessité afin qu’il ne gêne pas sa capacité d’observation ou d’écoute. Ce dernier, léger et doré à la feuille d’or, lui permettait en effet de dissimuler son identité tant qu’on ne le regardait pas de trop près et avec trop d’insistance, ou s’il ne faisait pas face à un grand lustre ou à la flamme d’une torche. Ces précautions avaient été jugées suffisantes dans la mesure où Bressac n’était censé interagir avec les membres de la soirée que de façon très sporadique. On suggéra également que dans l’éventualité d’une traque ou d’une poursuite dans la foule, les gardes commenceraient par arrêter ceux dont les masques recouvraient totalement le visage, et non-pas celui, fort innocent, d’un homme qui se cache à peine.

    Fort de ces pensées, Bressac s’avança donc vers l’entrée principale où des laquais s’inclinaient et débarrassaient les hôtes de leurs cannes et manteaux.

    A l’intérieur du grand salon et des salles attenantes, l’or et le marbre entouraient les tenues les plus luxueuses et les bijoux les plus décadents qu’il lui eût été donné de voir jusqu’à présent. Les colliers d’or et de pierres, les boucles en diamant et les bagues de saphir brillaient à ses yeux comme une insoutenable tentation.
    Le cours de ses pensées fut bientôt interrompu par un convive qui le bouscula en pourchassant une dame masquée qui s’échappait en riant. « Ben voyons », songea-t-il en observant leur chute un peu plus loin dans une grande chambre, la robe de la courtisane révélant ses bas de soie jusqu’aux cuisses et leur jeu s’achevant en honnête batifolage. Il n’avait désormais plus aucun doute ; il était en enfer. Solitaire Tantale que le devoir enchaîne au milieu des promesses susurrées par le luxe et la décadence, le voilà désormais condamné à ne les effleurer que du bout des doigts et à ne les goûter qu’avec les yeux, sous peine d’avoir le cou raccourci par une hache. Pour éviter de perdre la tête, il lui fallait donc perdre l’esprit, ce qui n’était guère un destin plus doux.

    Bientôt, il repéra son premier suspect qui quittait le grand salon où il se trouvait pour profiter de la fraîcheur du jardin. Marchant prestement vers le balcon, Bressac le vit réapparaître en contre-bas sous le grand porche, échangeant des plaisanteries avec un autre homme qu’il ne reconnaissait pas. Jugeant opportun d’éviter de rester ostensiblement dans la lumière des torches qui éclairaient le centre du balcon, il fit quelques pas de côté, son masque d’or se tamisant peu à peu dans la demi-pénombre.
    Tandis qu’il observait silencieusement son suspect de ce côté du balcon, une fine silhouette jaillit d’on ne sait où et atterrit gracieusement devant lui, lissant sa robe qui était remontée le long de ses cuisses et découvrait des jambes interminables ainsi que des pieds étonnamment nus. Ses longs cheveux, qui cascadaient par-dessus ses épaules en tutoyant une vertigineuse chute de reins, étaient d’un roux si éclatant qu’ils en avaient la couleur du feu. Ses yeux ensorcelants, qui luisaient d’un éclat félin à travers son masque de dentelle, du même bleu profond que sa robe aussi luxueuse et, il lui fallait en convenir, affriolante, suscitaient en lui les divagations les plus furieuses. La mystérieuse inconnue, qui le gratifia par jeu d’une gracieuse et taquine révérence, lui parut à la lumière des torches simplement féérique et irréelle.

    - Vous m’obligez, Madame, répondit-il d’un ton exagérément dramatique, car votre secours est inespéré. Une minute de plus en compagnie de ces bonnes gens et je succombais à l’ennui le plus mortel.

    Et tandis qu’il se perdait dans ses yeux, Bressac se souvenait déjà à peine ce qu’il était venu faire ici. Il se ressaisit mentalement. L’individu qu’il suivait s’était déjà fondu la foule en contre-bas et venait d’entrer dans le bâtiment principal. Il lui fallait donc trouver rapidement un moyen de le retrouver à l’intérieur. Et cette Vénus importune n’était finalement peut-être pas si mal tombée, car elle lui offrait un prétexte inespéré pour se déplacer de salle en salon sans attirer l’attention. Il lui suffisait en effet de danser, bien que la beauté ravissante de son interlocutrice n’en fît pas la partenaire la plus discrète. Mais contre mauvaise fortune bon cœur, il se prit au jeu et, se tenant exagérément droit, offrit une main ouverte à la belle inconnue.

    - Ma sauveuse daignera-t-elle m’accorder cette danse afin de lui témoigner de ma reconnaissance ? demanda-t-il en désignant le grand salon qui se trouvait à côté d'eux, et dont la musique entraînante traversait joyeusement les porte-fenêtres grande ouvertes.


    Costume de Jean:
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  • Mar 19 Sep - 11:48

    Les hauts arcs vitrés du premier étage découpaient dans la nuit un insondable clair-obscur, une frontière de lumière éblouissante dont les reflets venaient éclabousser son acuité visuelle d’ordinaire aiguisée. Elle peinait à le percevoir dans l’ombre latente du lierre et le bruissement des fleurs suspendues. Elle percevait de lui la fraicheur ténue de la pierre contre laquelle il s’était appuyé, une saveur minérale mêlé du parfum capiteux des bruyères enlacées aux balustrades : il sentait le cuir et l’étrangeté fascinante d’une présence exotique soudainement extraite des ténèbres dans lesquelles elle s’était tapie. Hormis que loin de s’épouvanter de son approche cavalière, voilà que cette apparition lui faisait la faveur de jouer le jeu sans l’once d’une hésitation. Elle eut un rire de gorge, appréciant la théâtralité de sa réplique avec l’espièglerie d’une connaisseuse.

    « Si je daigne ? s’écria-t-elle faussement outrée, portant une main à son cœur telle la vive incarnation de l’honneur bafoué. Mais Monsieur je ne prendrais jamais le risque de vous abandonner à mi-parcours de votre sauvetage. Qu’en diraient les voisins ? »

    Le cuivre de son regard longea avec lenteur la silhouette de son interlocuteur tandis qu’elle penchait subtilement la tête de côté, ses prunelles embusquées derrière le rideau de ses longs cils sombres à la manière d’un chat devant une friandise inattendue.

    « Allons, votre costume n’est pas encore assez froissé pour que je vous laisse à vos affaires, ronronna-t-elle d’une voix suave, remarque chafouine à l’ambiguïté tout à fait assumée. »

    Elle s’était rapprochée d’un pas glissé ce faisant, définitivement embrasée par la lumière incandescente des éclairages. Elle posa avec délicatesse sa main sur la sienne, réchauffant le satin de ses gants contre leurs peaux réunies. Alors, parée d’étincelles dans la luminescence des lanternes, Charon à la couronne de chevelure flamme dont le devoir était de guider les âmes vers la civilisation, elle attira à elle cet homme enchevêtré de silences et d’ombres. Elle pivota cependant à la lisière de la salle, ni tout à fait immergée dans cet océan d’harmonies mélodieuses et de jacasseries festives, ni tout à fait arrachée à la pâle rumeur de la nuit. C’est qu’elle le détaillait à présent, attentive conscience féminine qu’un rien venait d’aiguillonner.

    Il avait… Quelque chose de familier, soudain. Une dissonance, la sensation que ses doigts fins connaissaient ce visage, la tessiture de sa voix grave entrecoupée de désir rauque. Elle pouvait presque dessiner le tracé de sa mâchoire sous la pulpe de son pouce… Et puis ce fut tout. La sensation se dissipa, étreignant sa poitrine d’une légère pointe de frustration déplaisante, une émotion qui avait dessiné un pli soucieux à l’aune de ses sourcils. Elle fouilla son masque impénétrable du regard, détailla la facture luxueuse mais non moins sobre de sa tenue, ne percevant que l’élégance des fils d’or qui soulignaient son raffinement. Elle entrouvrit les lèvres sur une consonance absente, chercha à mettre un verbe sur ce qu’elle effleurait de l’esprit et ne parvenait pourtant pas à saisir entre ses griffes alertes.

    « Ah Rim vous êtes là ! Je cherchais à saisir un court moment de votre temps dès que vous n’auriez plus l’autre empaffé dans les pattes. »

    Elle happa une goulée d’air, extirpée du piège de ses pensées aqueuses et projetée à nouveau dans la réalité déroutante de la soirée des Dellacorne. Elle se tourna vers l’intervention intempestive, retrouvant la mémoire de cette voix avant que ses yeux ne se posent sur le nouvel arrivant.

    « Nilefled ! l’accueillit-elle avec joie. Quel plaisir de vous revoir ! Excusez-moi un très court instant, ajouta-t-elle cette fois à l’intention de son mystérieux partenaire de danse, agrémentant son propos d’une grimace que lui seul pouvait voir. Je dois juste récupérer quelque chose et ce Monsieur est une véritable anguille. »

    La scène, au demeurant plutôt ordinaire, était pourtant percluse de pièges pour nos protagonistes. Rim ignorait en effet que Monsieur Nilefled Jenwald n’était autre que la cible auparavant surveillée par son cher inconnu. Revenu du calme des jardins, celui-ci avait ainsi remonté les escaliers pour interpeller la Rouge. Dans la mesure où son partenaire n’avait pas encore refait son entrée dans la salle de bal, masqué par les rideaux de soie de la porte-fenêtre, Nilefled s’était persuadé qu’il découvrait l’ambassadrice esseulée et hors de portée de toute oreille indiscrète.

    « Je ne vous dérange pas longtemps. Voici ce que vous m’aviez demandé. »

    Ses intonations s’étaient muées en un murmure complice, diminuées de quelques octaves afin de maintenir la relative intimité de leur échange au cœur d’une pièce minée de nobles affamés.

    « Je vous remercie, j’en ferai bon usage. »

    Elle s’inclina d’une courte révérence et Nilefled tourna les talons pour reprendre ses activités personnelles. La silhouette de Rim fut soudain visible de profil tandis qu’elle revenait amarrer son attention sur sa trouvaille masculine du soir, un fin papier plié nettement devinable dans sa senestre.

    « Un service qu’il me devait, résuma-t-elle, profondément énigmatique, un sourire sibyllin longeant la commissure de ses lèvres. »

    Alors, parfaitement consciente qu’il l’observait et ne perdait pas une miette de sa gestuelle -ignorant cependant que ce papier avait une tout autre valeur pour lui que pour elle-, elle glissa la feuille litigieuse dans son bustier, la dentelle qui zébrait sa peau laissant entrevoir juste assez du velours de sa poitrine à l’aune de ses courbes. Elle n’avait ce faisant pas détaché ses prunelles de son regard, démone provocatrice et lascive qui aimait par trop tourmenter ses partenaires de jeu.

    « Veuillez m’excuser pour ce contre-temps. Une danse nous disions ? »

    Les Dellacorne avaient renommé leur salle de bal avec justesse et considération : La Volière bruissait des pépiements de ses invités et les jupons de ces dames virevoltaient en une multitude de couleurs diaprées au rythme de leurs partenaires et des violonistes passionnés. Cette fois, Rim posa sa dextre sur le bras de son Inconnu, longeant celui-ci d’une caresse légère jusqu’à sa main, désormais pleinement face à lui sur les immenses dalles de marbre de la pièce. Même ici l’éclairage au mana renvoyait des lueurs tamisées dont quelques échos mourants se réverbéraient sur le masque en feuille d’or de son cavalier.

    « J’espère que vous n’êtes pas homme à vous offusquer d’une partenaire sans soulier. »

    Était-il bon danseur ? D’où venait-il ? L’avait-elle déjà croisé à une précédente soirée mondaine ? Ses pieds nus effleurant le sol froid, absolument indifférente à l’opinion générale et aux potentiels racontars, Rim sentait sourdre les feux de sa curiosité maladive.

    « Je ne crois pas avoir eu l’heur d’entendre votre prénom. J’espérais pourtant que mon immense sacrifice pour vous sauver me permettrait de monter les échelons de la GAR, soupira-t-elle, taquine. Pourquoi pas un poste de Général, si vous témoignez en ma faveur auprès de notre Présidente de la République ? »
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  • Jeu 21 Sep - 9:08
    Bressac rit de bon cœur au théâtralisme de sa nouvelle partenaire dont le sens de l’humour n’était pas pour lui déplaire. Cette dernière détailla bientôt son costume, le visage légèrement incliné, observant qu’elle ne pouvait le laisser à ses affaires avant qu’il ne soit suffisamment froissé. De l’humour donc, et de l’audace.

    - Votre sollicitude vous honore, Madame, observa-t-il sur le ton de la confidence, car j’en aurais été fort chiffonné. Mais je vois que je suis entre de bonnes mains et me voilà rassuré.

    Proche du seuil de La Volière, la lumière des lanternes révéla pleinement la beauté éblouissante de ses boucles d’oreille montées de pierres à la pureté du saphir, dont les surfaces parfaitement taillées miroitaient comme un millier de scintillements envoûtants. Ô cruelle et insoutenable tentation aux yeux d’un kleptomane. Elle prit sa main dans la sienne délicatement et, tel Charon le guidant vers sa damnation, l’attira à elle pour le détailler. A travers son masque, ses yeux de braise inspirèrent à Bressac un sentiment de déjà-vu qui s’évanouit presque aussitôt et le laissa songeur. Quel nom avait-elle donné, déjà ? « Casris » ? « Rim Casris ? ». Pourquoi ne parvenait-il pas à mettre le doigt dessus ?

    Rompant le fil de ses pensées, quelqu’un interpella sa partenaire non-loin de là, sur le seuil du grand salon. Nilefled Jenwald, son suspect numéro un, se tenait à quelques pas de lui, juste à côté des rideaux de la porte-fenêtre. Ne laissant rien paraître de sa stupéfaction, Bressac s’écarta d’un pas afin de laisser le champ libre à la jeune femme qui s’excusa, non sans malice, du dérangement. Tout en la suivant du regard, il cherchait à faire sens de cette interruption. Pourquoi son suspect était-il venu à lui, ou plutôt à sa partenaire ? A quelle demande faisait-il référence ? Il avait peine à accorder crédit au doute qui s’immisçait dans son esprit et qui revêtait pourtant le caractère d’une évidence difficile à méconnaître : sa mystérieuse sauveuse était de connivence dans cette affaire de pots-de-vin et d’agents doubles.

    Apercevant en contrebas son complice et cocher – mais également geôlier le surveillant pour le compte de leur employeur mutuel – qui avait manifestement fait garer la voiture, Bressac lui fit un signe de tête. Ce dernier l’aperçut et s’engouffra aussitôt dans les escaliers là où avait disparu Nilefled quelques minutes auparavant. Il reporta donc son attention sur sa partenaire, juste à temps pour la surprendre à recevoir un pli des mains de l’agent-double, confirmant ses craintes. C’était donc elle, ce fameux contact qu’il lui fallait débusquer. Mais qui était-elle ? Pour être tout à fait honnête, il s’était attendu à espionner un homme haut placé, et il était surpris de découvrir que son homme fût une femme, et pas n’importe quelle femme. Cette soirée ne cessait décidément de prendre des tournures imprévisibles et de le mener de surprise en surprise.

    De retour sur le balcon, la belle rousse le gratifia d’une justification qu’il oublia presque aussitôt lorsqu’elle glissa sensuellement l’enveloppe dans son bustier sans le quitter des yeux. Bressac frémit, troublé tant par le fond que la forme du geste. Il observa, mentalement horrifié, le pli tant convoité disparaître sous la dentelle, toujours visible près de la naissance des voluptueux objets de désir qu’il devinait sans peine sous sa robe, ne sachant plus lequel de ces talismans son cœur désirait le plus.

    - Mon pardon vous est tout acquis, Madame…, répondit-il en soutenant ses yeux de braise, les siens brillant d’un émoi qu’il ne cherchait plus à dissimuler.

    Décidément, si cette femme avait un don, c’était bien celui de lui faire perdre le fil de ses pensées. Il lui fallait trouver un moyen de récupérer cette lettre, et le temps jouait contre lui. Tant s’était déroulé sous ses yeux en si peu de temps que les pensées et les questions se bousculaient dans son esprit. La priorité était donc d’élaborer un plan car, pour l’instant, il n’avait rien. Il pourrait certes essayer de dérober la lettre frontalement, mais c’était une approche de peu de panache et fortement risquée de surcroît, car il réalisait qu’il n’avait pas à faire à la première venue. La frivolité apparente et le goût du jeu de sa partenaire recélait, sous le satin et les corsets, une femme d’intrigue et de pouvoir. Et une telle femme ne pourrait pas être dupée aussi aisément, il en avait bien conscience.

    Pour commencer, Bressac avait besoin de gagner du temps pour réfléchir. L’invitation à danser revêtait désormais une dimension nouvelle, puisqu’elle lui permettrait de garder sa cible directement sous les yeux, d’en apprendre plus sur elle, et de créer une opportunité.

    Jean avait beaucoup dansé depuis son enfance, pour le plaisir ou pour l’argent, et il avait toujours éprouvé de l’aisance à se mouvoir et à maîtriser son corps. Il avait d’ailleurs, bien qu’il ne l’avouerait pas publiquement, appris à danser bien avant d’apprendre à lire. Malheureusement, il n’avait jamais pratiqué les danses des gens du beau monde autrement que parodiquement. Dans les milieux populaires dont il était issu, les gens dansaient sur les rythmes endiablés d’un violon ou d’une vièle de façon beaucoup plus instinctive. Les corps bougeaient de façon joviale, rustre et impulsive. Les danses dans ce salon au contraire étaient codifiées, élégantes, mettant à l’honneur la maîtrise du geste, la fluidité du mouvement, et les échanges d’équilibre entre soi et sa partenaire. Autrement dit, il s’agissait d’un exercice très différent de ce qu’il avait connu jusqu’à présent. Il avait certes bénéficié du mentorat d’un chorégraphe retraité dans le cadre des préparations à cette soirée, qui lui avait appris à danser à la manière d’un homme du monde, mais ces maigres leçons de danse avaient été si brèves qu’il doutait qu’elles suffissent à faire illusion. En définitive, tout reposerait sur sa capacité d’adaptation et d’improvisation.

    Dans la salle de bal, la musique s’était arrêtée et les musiciens feuilletaient leur partition à la recherche du morceau suivant. Quelques rires et murmures trahirent le silence tandis des couples quittaient la piste de danse et d’autres la rejoignaient. Les deux protagonistes, qui s’étaient mêlés à ce petit monde, se faisaient face et se regardaient dans les yeux. Posant une main dans la sienne, l’autre sur son bras, la jeune femme lui rappela, avec l’espièglerie qu’il commençait désormais à lui connaître, qu’il ne s’était pas présenté et qu’elle espérait obtenir un poste de général en retour de son sauvetage inespéré. Adoptant la position qu’il avait apprise, Bressac referma ses doigts sur ceux de sa partenaire, et laissa sa main droite descendre le long de son échine jusqu’au milieu de son dos. Toujours pince-sans-rire, il adopta l’air contrit et révérencieux d’un homme qui lui devait tout, y compris la vie.

    - Mais c’est bien là la moindre des choses, Madame, et j’entends honorer ma dette auprès de vous. Je saurais aisément vous faire valoir pour ce titre car j’ai grand crédit auprès de Madame la Présidente. Apprenez que cette dame m’a en si grande horreur qu’il me suffirait de lui demander de vous refuser cette fonction pour qu’elle vous l’attribue immédiatement. Avec les honneurs, je le précise. Et si j’insistais un peu, croyez bien qu’elle vous ferait décorer dans la foulée.

    Quelques notes s’élevèrent du petit orchestre tandis que les couples qui les entouraient échangeaient sourires et plaisanteries, se préparant à la nouvelle danse. Jean, quant à lui, ne voyait rien d’autre que les yeux de braise de sa partenaire qui luisaient à travers son masque de nuit, lui-même scintillant sous le feu des éclairages de la salle de bal.

    - Henri Poinfaché, Madame, mathématicien et physicien. Ne prêtez pas attention à mon costume, je ne suis guère plus officier que vous. J’ai occupé une chaire à l’université de Courage et je coordonne aujourd’hui les départements scientifiques de notre infaillible système d’éducation. Vous comprenez sans doute mieux ma position délicate vis-à-vis de Madame la Présidente…

    La musique se fit plus entraînante, quoiqu’encore relativement douce. « Trois, quatre… » comptait-il mentalement en guidant sa partenaire, découvrant qu’il prenait ses marques plus aisément qu’il ne l’avait cru et qu’elle suivait ses mouvements avec grâce et légèreté.

    - Croiriez-vous qu’elle m’ait demandé, dans le cadre des coupes budgétaires de l’enseignement supérieur, de réduire dans le département de géométrie le nombre de degrés des triangles de cent-quatre-vingts à quatre-vingt-dix ? Il m’a fallu consacrer le reste de la journée à démontrer que nous considérons déjà cette figure comme acquise dans notre cursus, puisque cela s’appelle un trait. Et ne croyez pas que je fais là de l’esprit car je vous assure que je vous rapporte notre conversation verbatim. Mais ne me laissez pas vous ennuyer avec mon sinistre travail et permettez-moi d’être direct : j’ai parié intérieurement en vous voyant que vous étiez ou bien sénatrice, ou bien justicière masquée combattant l’ennui dans les bals des Dellacorne. Suis-je très éloigné de la réalité ?



    La musique s’était faite plus entraînante sous la fougue des musiciens, tandis que Rim et Henri s’étaient retrouvés à quelques pas de danse du centre de La Volière. Les deux protagonistes se chassaient, se fuyaient, et se tournaient autour à pas rapides, alternant mouvements agiles et glissants avec des gestes plus lents, suaves, et tentateurs. La belle Rim Casris parvenait à le suivre aisément, pour ne pas dire divinement, malgré la perte de ses escarpins. Une main sur la cambrure de ses reins, Bressac avança à pas rythmés, puis leurs corps se séparèrent tandis qu’ils s’éloignaient promptement l’un de l’autre, retenus seulement du bout des doigts, avant de se rejoindre d’un même élan. Sous la longue plainte d’une contrebasse, dont la corde vibrait dans le sol jusque sous leurs pieds, Jean se trouva bientôt penché sur sa partenaire qui s’était cambrée en arrière, retenue par une main ferme dans son dos, son visage frôlant son cou délicat, humant son parfum énivrant. Confirmant son intuition, cette fragrance évoqua en lui une curieuse familiarité. Quelque chose lui échappait, mais il n’avait plus aucun doute : il lui fallait découvrir qui était cette femme et ce que tout cela signifiait.

    - Pardonneriez-vous mon audace, Madame, si je vous défiais ce soir dans un jeu d’une grande frivolité ? murmura-t-il au creux de son oreille, profitant du dernier râle d’agonie de la contrebasse. En voici l’enjeu : je propose que le perdant ôte son masque, ou que nous l’ôtions tous deux si nous ne parvenons pas à nous départager avant minuit.

    La danse les sépara de nouveau sous l’impulsion des violons, dont les cordes furent de nouveau battues par les archets des musiciens exaltés. Ode au mystère et à l’intrigue, sensuel prélude à la confrontation qui était sur le point de se dérouler aux yeux de tous, cette salle de bal serait-elle le théâtre d’un esclandre qu’ils laisseraient éclater au grand jour ? Qui avait le plus à perdre des deux ? La prestigieuse Rim Casris, invincible succube auréolée de son pouvoir éclatant et constamment scrutée par ses pairs, ou l’anonyme Damoclès aux mille masques, évoluant dans la haute société avec l’épée de la pègre constamment pendue au-dessus de la tête ?

    Au gré de la musique qui les portait de pas en pas, cette soirée promettait de sceller le destin de ces deux protagonistes, lancés sur la piste à travers l’œil scrutateur et grandiose du beau monde qui les entourait, dans la gloire ou dans l’opprobre.
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  • Mar 3 Oct - 23:42

    Un froid matin de décembre, Monsieur Nilefled Jenwald s’était parjuré. Marié depuis vingt-cinq ans avec un brin de femme nommée Adélaïd, ils avaient deux beaux enfants dont un fils aîné en passe de lui succéder à la tête des affaires familiales. Beaucoup ignoraient en revanche l’enfance désargentée des Jenwald père et mère, et les conséquences désastreuses que cela avait eu pour leur unique progéniture, Nilefled. De ces années difficiles il avait cultivé une appétence dangereuse pour le pouvoir et l’argent. Une ambition que grand nombre de gens sous-estimaient sous ses airs affables et son apparente diplomatie, jamais avare de bonnes paroles et d’actes en partie dictée par une déroutante générosité. Il fallait bien au moins cela pour dissimuler ses véritables activités, un doigt qu’il avait de longue date coincé dans la roue crantée du temps, jetée à vive allure dans une pente à la finalité mortelle… Il n’avait pas su dire non. Pas su s’arrêter. Pas su refuser une énième opportunité d’accroitre sa fortune au prétexte fallacieux de tant aimer sa dame qu’il se devait de lui offrir le meilleur. Il n’était qu’un agent administratif parmi d’autres au cœur du ministère Informatif, position ni tout à fait anonyme, ni tout à fait dirigeante selon le spectre des classes sociales utilisé. Pour la pègre, c’était bien assez. Pour ses confrères de la noblesse, ces récentes rentrées d’argent faramineuses n’étaient dues qu’à l’économie florissante des marchandises que les Jenwald faisaient achalander par le biais de la SSG depuis plusieurs générations déjà. Aucune famille richement dotée ne se bornait à placer ses œufs dans un seul panier… Nilefled avait pour sa part choisi de placer le fruit de son dur labeur dans le terrier d’un carcajou affamé.

    Comme toute décision par trop hâtive il s’en était repenti sitôt que l’animal lui avait mordu la main, une plaie suppurante qu’il ne parvenait plus à endiguer seul à peine seize mois plus tard. La corruption omniprésente qui rôdait dans les entrailles de la République avait commencé à le dissoudre et il craignait à présent d’être entièrement digéré avant d’être parvenu à s’en extraire définitivement. Il avait toqué à la porte de Rim par une nuit ordinaire, l’œil hagard et les gestes tellement fébriles que l’ambassadrice en avait oublié son irritation d’être dérangée en peignoir et surtout, en excellente compagnie. Son coup du soir ramené sur le perron sans cérémonie, elle avait conduit Nilefled auprès des craquellements apaisants du feu qui s’éteignait dans la cheminée, une tasse de thé fourrée entre les mains, et elle l’avait enjoint à se confier, lui qui n’avait jamais laissé paraitre la moindre fissure. Leurs liens de confiance avaient œuvré en faveur de cette confidence. Collègues depuis quatre ans dans le cadre des activités du ministère Informatif qui recoupait les activités diplomatiques de ses pairs, Rim et Nilefled s’appréciaient pour ce qu’ils étaient : des amis passagers sans incidence, ni trop proches ni trop distants. Peut-être cette distance était-elle nécessaire lorsque l’on s’apprêtait à remettre les clés de notre misère humaine à une tiers personne… L’homme lui révéla néanmoins être aux prises avec un animal furieux et que celui-ci exigeait désormais de sa part une rétribution de plus en plus lourde à payer.

    Il se pensait surveillé. Il n’était pas parvenu à cacher ses doutes à la pègre, songeant qu’il serait vraisemblablement agressé incessamment sous peu. Presque en désespoir de cause, il avait récupéré kyrielle d’informations compromettantes sur ses principaux interlocuteurs du monde adverse, et souhaitait à présent négocier sa reddition en République en échange de ces bons services. Sans doute qu’avec toute sa puissance exécutive et ses charmants officiers, sa nation le protégerait d’un malheureux coup du sort… Il ne pouvait cependant agir par lui-même.

    Et c’est pour lui, uniquement pour lui, que toute cette mascarade avait été entérinée. Bien sûr, les invités ignoraient leur peine. Ils ignoraient qu’une telle débauche de mœurs formait une distraction prodigieuse pour prétexter les retrouvailles distantes de deux inconnus parmi une foule de puissants. Qui se soucierait de Nilefled et de Rim, si visibles pourtant, si inconstants… ? Impossible qu’ils soient en mesure de cacher quoi que ce soit dans cet univers de musique fleurie et de jupons retroussés… Quoi de mieux qu’un scandale pour en dérober un autre ? Oh innocentes âmes qui s’adonnaient à leurs jeux, ignorant que la Volière n’en était plus vraiment une… Que plusieurs prédateurs rôdaient ici-bas dans cette arène transformée en immense toile aux multiples facettes. Et dans cet air vicié que personne ne percevait dans son ensemble, des gardes déguisés en invités lambdas sondaient les lieux à la recherche de toute potentielle menace.

    Ils avaient malheureusement échoué jusqu’à présent. Et, araignée parmi les araignées, Rim était probablement la plus aveugle d’entre eux tous, ignorant que l’ennemi qu’elle désirait tant déchirer de ses crocs n’était autre que l’homme qui l’étreignait présentement avec la fougue d’un danseur chevronné. Une personnalité aux cent déguisements et d’infinis talents qu’aucun témoin n’avait su démasquée.

    La chemise d’Henri glissa sous sa paume, l’agréable sensation du tissu soyeux ne parvenant pas tout à fait à distraire ses pensées tandis qu’elle s’éloignait d’une bref pas dansé. Elle sentait la chaleur de ses mains sur sa peau, le contact frotté de ses doigts à travers la fine dentelle de son bustier, un entrecroisement après l’autre. Elle valsait sur la pointe des pieds, sibylline créature que son partenaire magnifiait : il la guidait avec l’assurance tranquille d’une ancre au creux d’un océan tempétueux, modelant ses courbes avec la patience d’un maitre orfèvre métamorphosant l’art en spectacle. Elle se faisait ondine pour lui, coulant sa souplesse aquatique dans le carcan de sa stature masculine, un entrelac d’estocades parfaitement synchronisées qu’ils se découvraient avec le naturel de deux proches étonnement intimes. Son souffle chavirait. Elle se sentait embrasée, flamme qui ne désirait rien tant que de brûler jusqu’aux cendres ce chêne éblouissant qui lui faisait l’affront d’exister.

    Son rôle auprès de la GAR n’était-il pas achevé ? Les derniers renseignements illicites de Nilefled se trouvaient en sécurité derrière le rempart de ses vêtements… Et l’objectif principal restait d’attirer les belligérants dans un traquenard. A dire vrai, les officiers pensaient de toute façon qu’une attaque serait plus probable sur le voyage du retour plutôt qu’en plein cœur d’une orgie grandiloquente. Elle n’était pas gardienne de prison et péchait par trop pour son attrait pour la chair…

    Pourquoi lui faisait-il autant d’effet ? Était-ce cette inexplicable nostalgie qui lorgnait par-deçà sa conscience, un souvenir effacé qui refusait de se laisser dompter ? Louve rageuse qu’elle était, incapable de ne pas mordre lorsque sa curiosité était malmenée… Qu’importait après tout. Elle n’avait cure de se détruire en bonne compagnie.

    « Je vous pardonne tout, répondit-elle dans un rire sur une semblable tonalité diffuse, un frisson électrisant sa peau au souvenir de son souffle sur son cou. Tant que vous ne me proposez pas de résoudre des équations… Je crains autrement de vous faire bien pire que Mirelda. »

    La musique s’était momentanément tue. Rétablie sur ses deux pieds par la grâce de son partenaire, Rim n’attendit point de le voir s’éloigner. Elle entremêla ses doigts aux siens, s’accaparant sa senestre avec douceur, liant leurs deux paumes sans la moindre hésitation ni simagrées.

    « Non pas que je veuille dénigrer cette honorable matière, poursuivit-elle en caressant sa main du pouce, une caresse presque pensive. Je suis certaine que les mathématiques vous apportent beaucoup de bonheur et d’épanouissement si vous en avez fait votre profession. En revanche, cette discipline ne m’apprécie guère en retour… Nous sommes irrémédiablement fâchées, elle et moi. »

    Elle l’entraina à sa suite ce faisant, sans explication ou mot dire, comme s’il se fut agi de la plus naturelle des choses en cet instant. Guère préoccupés par un couple de plus ou de moins, les badauds s’écartèrent dans un froufrou de robes et d’écumes, et la foule ne fut bientôt qu’un murmure persistant en contre-fond de leur conversation.

    « Mon cher Monsieur Poinfaché, Henri, reprit-elle avec langueur, vous avez vu juste. Je ne suis pas uniquement une justicière masquée, mais également une redoutable adversaire au jeu. Voyez-vous, j’ai fait de la diplomatie mon métier et j’ai dû braver un nombre considérable de salons pour apaiser les bonnes personnes. J’espère ne pas vous décevoir, je ne suis malheureusement pas aussi puissante que la Sénatrice que vous espériez. »

    Ses lèvres s’étirèrent en un semi sourire charmant, démenti par le pétillement taquin qui illuminait le cuivre de ses prunelles.

    « Garçon ! interpella-t-elle un jeune homme tout juste sorti d’adolescence, tristement assigné au service en cette soirée de folle débauche. Nous prendrons le service du chef, le Rectangle des damnations. »

    Elle pivota vers Henri, son sourire agrandi d’une conspiration tout à fait personnelle.

    « Que diriez-vous d’une manche en trois points ? Je me charge du premier jeu. Faites-moi confiance, le Rectangle est une spécialité des Dellacorne. »

    Sous leurs yeux attentifs, accompagnés à une alcôve semi ouverte donnant sur la salle de spectacle, trois verres leur furent présentés. Recouverts d’un fin mouchoir brodé, soigneusement placés dans un écrin de velours, ils contenaient chacun la même quantité d’un liquide translucide non identifiable. Les domestiques s’inclinèrent puis disparurent derrière le voile des rideaux qui demeuraient pour l’heure attachés aux colonnes de leur alcôve. Ils avaient une vision parfaite sur les danseurs dont les pas empressés battaient toujours le pavé, mais l’inverse n’était pas vrai : un subtil jeu de lumière les masquait aux regards extérieurs indésirables, l’obscurité latente de ce renfoncement aménagé selon la mode la plus exquise n’étant à peine éclairé qu’à la lumière de bougies tremblotantes. En somme, Rim pouvait désormais conserver un œil sur toute agitation impromptue dans la salle de bal – et donc, par extension, tout déboire criminel en périphérie de Nilefled.

    « Aimez-vous le rhum blanc, Henri ? Je vous propose ceci en première manche. Deux de ces verres contiennent du rhum, un seul de l’eau. Parmi les deux verres de rhum, l’un d’entre eux a été agrémenté d’un piquant supplémentaire… Une épice venue du sud-ouest. Nous devons parier tour à tour sur le verre que nous supposons contenir l’eau, puis boire notre sélection. Interdit de s’approcher pour sentir. Le mouchoir plié contient la solution si d’aventure notre palais hésite. »

    Elle s’était assise à ses côtés plutôt que face à lui, croisant ses jambes effilées tandis qu’elle savourait par avance le clou de ce petit jeu. Les Dellacorne avaient eu de tout temps un goût prononcé pour le divertissement… Ils proposaient quantité de cartes et pions de toutes sortes à leurs invités.

    « Si vous tombez sur l’eau, vous remportez un point… Si vous tombez sur le rhum, vous êtes chanceux, mais le jeu ne vous rapportera rien. Si vous tombez sur le verre épicé… »

    Ah sournoise couleuvre, elle s’était insidieusement penchée contre lui, consciente que sa poitrine touchait désormais son bras en un décolleté plaisant. Sa dextre longea son dos d’une caresse lascive, promesse de griffures d’un tout autre genre, sa lippe déposant sur son lobe d’oreille la légère morsure satinée d’une cajolerie :

    « … Vous enlevez un vêtement, reprit-elle dans un souffle chaud sitôt son méfait accompli. Vous n’iriez pas à l’encontre d’une honorable tradition n’est-ce pas, Monsieur Poinfaché ? »

    Elle revint se positionner droitement contre le velours confortable de leur banquette, l’air de n’avoir absolument rien fait, et elle adressa cette fois-ci un regard farouche aux trois verres qui les défiaient toujours.

    « Je parie sur le troisième verre. J'ose espérer que vous vous êtes psychologiquement préparé à me dévoiler votre visage. Tout statisticien que vous êtes, j'ai quelques astuces à mon actif. A moins que vous n'ayez une ou deux anecdotes de votre cru à nous narrer pour tenter de briser ma concentration inébranlable ? »



    HRP : J'ai tiré au dé le choix de Rim, connaissant d'avance les réponses ! Je te laisse décider si tu veux aussi laisser le hasard faire ou si tu préfères orienter le RP grâce aux réponses - quel verre correspond à quoi - sous spoiler ci-dessous. =P
    Solution :
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  • Mer 11 Oct - 7:16
    Pas après pas, Jean avait oublié à peu près tout ce qu’il était venu faire ici. Nilefled, la pègre, la lettre, le couteau qui l’attendait sitôt sorti d’ici ; tout s’était envolé par magie, celle des charmes de sa partenaire qui l’envoûtait par sa grâce et la légèreté de ses pas de danse. Et s’il avait été inquiet de se montrer maladroit dans l’exercice périlleux des danses de salon avec sa belle partenaire, force lui était de constater qu’il s’était complètement oublié dans ses beaux yeux et qu’il passait un moment exquis.

    Qu’adviendrait-il de ceux qui étaient impliqués dans cet esclandre ? C’était ce que Bressac préférait ignorer. Moins il en savait sur ces gens-là et leurs secrets, mieux il se portait. C’était du moins l’approche qu’il avait adoptée jusqu’ici, croyant pouvoir se protéger des complications du chantage dont il bénéficiait généreusement en échange de sa dette, mais force lui était de reconnaître que l’ignorance ne lui avait été qu’une piètre alliée jusqu’ici, car il se trouvait constamment poussé dans des situations toujours plus périlleuses et stupides. Il aurait sans doute pu tenter de négocier quelque chose pour celui que ses employeurs appelaient « la taupe », mais il avait toujours éprouvé des difficultés à articuler lorsqu’on lui pressait un couteau sous la gorge.

    Le voilà qui était donc projeté, malchanceux dandy de la pègre désargenté, au beau milieu de cette soirée mondaine qui était à la fois son paradis et son enfer. Sa partenaire de danse, elle, était son purgatoire, si elle n’était pas simplement l’enjôleuse déesse de la damnation qui le séduisait par ses déhanchés et sa beauté magnifiée par la grâce de ses mouvements. Elle savait lui donner l’impression d’être un roi, et en cet instant elle était sa reine. Toute sa méfiance et sa prudence avaient disparu, et Jean ne songeait plus qu’à une chose : ôter son masque de dentelle et goûter à ses lèvres pulpeuses. Mais chaque fois que la musique les collait l’un à l’autre, elle semblait les séparer juste avant qu’il ne parvienne à ses fins. Oh ! comme il la convoitait à cet instant. Et si seulement il savait le traquenard dans lequel il se trouvait. Bressac avait bien remarqué un ou deux gardes au cours de la soirée, vêtus avec l’élégance requise pour se fondre dans le thème de la soirée. Leur costume, de pourpre et d’or, les rendait suffisamment visibles pour être aisément identifiés par les convives. L’illusion de la sécurité pour cette élite en quête de débauche ? Certain d’avoir repéré les quelques rares éléments de la sécurité, Bressac n’avait absolument pas imaginé qu’une partie des convives pouvait en réalité être constituée d’agents déguisés qui formaient le véritable contingent de cette soirée. Parfaitement inconscient qu’un espion de la pègre était attendu par le dispositif de sécurité et des moyens qui avaient été déployés pour l’attraper, il n’avait donc aucune raison inhabituelle de se tenir sur ses gardes.

    Son geôlier, que Bressac avait au demeurant parfaitement oublié, était arrivé dans La Volière et, cherchant son complice des yeux, ne se sut pas de surprise en le voyant danser avec une ravissante créature. Il tentait discrètement d’attirer son attention plus loin dans la salle, mais il aurait plus aisément distrait un taureau tout entier perdu dans sa charge. Dire que la suite des évènements était mal engagée pour Bressac était un doux euphémisme. Et si sa tête ne tenait plus sur ses épaules que sous réserve du succès de cette opération, il fallait bien admettre qu’il l’avait d’ores et déjà perdue au profit de sa belle partenaire de danse qui captait désormais toute son attention et suscitait en lui les désirs les plus inavouables.

    La musique s’estompa bientôt, séparant quelques couples tandis que d’autres se formaient. Certains profitèrent de ce cours entracte pour changer de partenaire, d’autres s’éclipsèrent discrètement dans un endroit plus calme. Prenant sa main dans la sienne, la jeune femme se tenait encore toute proche de lui, le regardant dans les yeux. Presque magnétiquement, Jean se sentait happé par ses lèvres. Qu’est-ce qui le retint ? Une absurde timidité sans doute, ou la terreur de voir sa cible s’enfuir hors de sa vigilance encore en possession de la lettre qu’il était censé récupérer. Caressant pensivement sa main avec son pouce, elle lui confia son désamour des mathématiques, ce qui n’était pas pour déplaire à Bressac qui n’y entendait lui-même pas grand-chose, bien qu’il la soupçonnât d’exagérer grandement son incompétence en la matière pour les besoins de la modestie.

    - Les mathématiques sont une froide amante, Madame, si l’on cherche en elles quelque chose de plus profond qu’un simple jeu d’esprit. Nombreux sont ceux de mes collègues qui y ont perdu le leur au cours de leur carrière, car comme toute amante, elles suscitent la passion. Et je ne sais rien de plus funeste à un chercheur que la passion. Dans leur forme la plus pure, cependant, les mathématiques ne sont qu’un admirable jeu qui procure beaucoup de satisfaction à qui ne les prend pas trop au sérieux. Je crois qu’une femme d’esprit telle que vous saurait les apprécier à leur juste valeur dans le contexte approprié. Mais il y a tant d’autres façons de passer un agréable moment que je puis aisément vous promettre de ne jamais vous parler d’équations ni de ces autres outils barbares conçus pour tourmenter les étudiants.

    Se penchant vers elle il ajouta, amusé, sur le ton de la fausse confidence :

    - De vous à moi je dois vous confesser que j’ai passé tant de temps dans mes fonctions de nounou des directeurs d’université, que je serais bien en peine d’en reconnaître une, en aurais-je une sous les yeux. Vous me feriez donc une faveur en m’épargnant ce sujet, car je préfère mille fois parler de vous que de ces ennuyeuses suites de chiffres et de lettres.

    Bressac espérait que son interlocutrice ne gratte pas plus loin sous la surface, car derrière son personnage méticuleux et réfléchi, il devait bien admettre qu’il était à peu près l’exact opposé. Ses compétences en mathématiques étaient en réalité aussi impressionnantes que sa maîtrise de soi, c’est-à-dire à peu près inexistantes. Son incompétence en la matière avait d’ailleurs ceci d’admirable qu’il lui arrivait encore de compter sur ses doigts pour garder les retenues dans les soustractions. Quant aux divisions il était absolument inutile de lui en parler, car il n’entendait rien à ces arcanes occultes.

    Sans s’appesantir sur le sujet, sa partenaire l’avait pris par la main et l’entraînait à travers la foule qui s’écarta pour les laisser passer, trop occupés qu’ils étaient par leurs propres manigances. Bressac n’avait aucune idée de l’endroit où elle l’emmenait, mais il devait bien avouer qu’il n’en avait cure et qu’il l’aurait probablement suivie ainsi à peu près n’importe où. C’était là indifféremment ce que pensaient l’espion et l’homme, l’un s’étant miraculeusement évanoui au profit de l’autre.

    Manœuvrant entre les épaules et les robes, la jeune femme lui apprit donc sa véritable profession. Une diplomate. Cela expliquait donc son aisance dans les salons mondains pour lesquels elle semblait être née, ainsi que la richesse de son costume et de ses bijoux. Et cela faisait d’elle, comme elle l’affirmait, une adversaire redoutable, puisque la diplomatie était une science imparfaite par excellente, mettant à l’honneur l’adresse à manier le langage, à créer des connexions avec les gens, à dissimuler sa pensée, à jouer un double jeu… n’était-elle donc pas le partenaire de jeu rêvé et redouté à la fois ? Et s’il en jugeait par la nonchalance avec laquelle elle avait mentionné la présidente de la république par son prénom… il devenait évident que son problème de taupe avait des ramifications bien plus haut, et des belligérants bien plus puissants qu’il ne l’avait imaginé. Plus il en apprenait, plus il réalisait l’ampleur du bourbier où il avait mis les pieds. Bressac ne put réprimer un frisson de malaise à cette pensée.

    Comme si de rien n’était, la diplomate appela un garçon qui assurait le service des boissons dans le salon, et commanda un jeu aussi inconnu que mystérieux, mais dont le nom curieusement évocateur se prêtait parfaitement à sa situation. Une manche en trois points… intéressant et, il fallait l’avouer, particulièrement excitant pour un homme dont l'une des principales addictions était la passion du jeu.
    On les guida donc à une petite alcôve privée, dont les hauts rideaux de velours grand ouverts dévoilaient une confortable banquette aux coussins brodés de soie. De là, Bressac eut le loisir d’observer la salle comme il n’avait pu le faire auparavant. D’innombrables couples dansaient sous les immenses lustres de La Volière, baignant de leur lumière les luxueux costumes et les bijoux des convives qui scintillaient de mille feux. En arrière-plan de ce tableau, un homme ne manqua pas d’attirer son attention, car il semblait contourner hâtivement les danseurs, une paire d’escarpins à la main, et se tordait le cou en cherchant ostensiblement quelqu’un dans l’assemblée. D’un coup d’œil aux pieds nus de la jeune femme qui partageait avec lui la banquette de l’alcôve, Bressac ne put s’empêcher de se demander s’il y avait un lien. La coïncidence aurait été trop parfaite pour ne pas apprécier l’humour de la situation.

    Mais rompant le fil de ses pensées, des domestiques apportèrent sur un plateau d’argent trois verres présentés dans un écrin de velours, remplis en quantités égales d’un liquide transparent. Et tandis que la jeune femme lui expliquait les règles du jeu, elle le regardait de cet air mutin empreint d’espièglerie qui exerçaient sur lui le pouvoir d’attraction qu’ont les flammes sur une phalène. Cette étincelle dans son regard qui lui donnait envie d’y voler éperdument et de s’y brûler les ailes. Ce quelque chose dans son attitude qui faisait ressortir les plus sauvages aspects de sa personnalité. Où avait-il déjà ressenti ça ? D’où lui venait cette curieuse impression de déjà-vu, déjà vécu ?
    A la lumière tamisée des bougies, dans ce petit espace d’intimité et de velours, elle s’était presque lovée contre lui pour lui apprendre la signification du rhum épicé. Et jean l’écoutait, subjugué, incapable d’ignorer la sensation de sa poitrine qui se pressait sur son bras, sa main dans son dos et son souffle dans son oreille. Il avait toutes les peines du monde à réfléchir, ses pensées fuyant son esprit et son sang bouillonnant dans son corps qui réagissait malgré lui aux caresses et aux murmures de sa partenaire de jeu. Cette céleste nymphe cherchait-elle donc à le troubler à dessein ? Oh ! comme elle y parvenait. Et tandis qu’elle se redressait sur la banquette, innocente créature subitement concentrée sur les verres, une image s’imposa subitement dans son esprit. Leurs chairs moites entrelacées, sa peau qu’il caressait de ses mains fiévreuses, son souffle chaud saccadé dans son cou… Etait-ce son imagination qui chavirait sous les promesses de volupté qu’elle lui faisait, ou bien une réminiscence d’un passé qui peinait à revenir à la surface ?

    Cette insigne séductrice devait en outre avoir suscité en lui un singulier état d’esprit, car l’entendre l’appeler par son prénom, qui n’était au demeurant pas le sien, n’était pas sans lui évoquer un curieux sentiment d’intimité. Lui qui s’épanouissait d’ordinaire dans ses personnages sans jamais confondre la réalité et la fiction, devait admettre une curieuse porosité du masque dans la peau d’Henri Poinfaché. La question de savoir s’il honorerait une vieille tradition, posée évidemment par jeu, relevait involontairement d’une plaisante ironie, lui qui ne suivait jamais que ses propres principes et qui n’avait généralement cure des us et coutumes établis par d’autres avant lui. Mais qui était-il pour refuser de se prêter à une règle si délicieusement conçue ?

    - Vous ne trouverez nulle part homme plus respectueux des traditions et des institutions que moi, Madame, … Rim, souffla-t-il, dans un sourire parfaitement amusé.

    Son regard avait suivi celui de la diplomate qui considérait les verres d’un air farouche. Après un temps de réflexion si court qu’il semblait impulsif, la jeune femme jeta son dévolu sur le troisième. A ce choix énigmatique s’ajouta une espiègle provocation, qui ne fut pas sans désarçonner Bressac. Elle espérait qu’il était prêt à dévoiler son visage ! Décidément plus taquine qu’il ne l’avait imaginé, elle lui offrit même de lui conter une anecdote pour tenter de briser sa concentration. Si cela n’était pas du toupet, il ne savait pas ce que c’était.

    - J’ai de nombreuses anecdotes pour égayer notre soirée, Rim, mais je suis bien maladroit pour les conter. Je veux toujours les rendre si carrées que je ne sais jamais par quel côté les prendre. Je pourrais les prendre par la racine, mais je trouve que cela leur ôte toute dimension.

    Voilà un jeu de mots qui aurait trouvé bon public parmi un groupe de ses collègues timides et fictifs qui passaient leurs journées penchés sur leur règle à calculs, mais avait-il une chance d’arracher un sourire à une belle diplomate fâchée avec les mathématiques ? Voilà ce qui arrivait quand on tentait de faire de l’esprit en n’étant pas en pleine possession de ses moyens, mais il fallait admettre que cela donnait du corps à son personnage.

    Se secouant mentalement pour retrouver l’empire de ses sens et de son esprit, Bressac observa chacun des verres qui étaient disposés devant eux, constatant qu’il lui était impossible de distinguer les uns des autres. Leur contenu semblait parfaitement identique, et il aurait été bien en peine de discriminer l’eau du rhum blanc pur ou du rhum blanc épicé. Il fallait donc faire un choix, mais lequel ? Son adversaire avait choisi le troisième, mais s’il s’agissait d’un jeu de hasard le numéro retenu n’avait pas d’importance, car il avait toujours une chance sur trois de trouver le bon du premier coup. Sauf si la jeune femme, qui semblait rusée et fort ingénieuse, avait découvert un moyen de les discerner à l’œil nu. Elle prétendait, en effet, avoir plus d’un tour dans son sac. Dans ce cas, il valait mieux choisir le troisième verre pour provoquer une égalité. Mais il restait toutefois le risque, dans cette hypothèse, qu’elle ait sciemment choisi le rhum épicé pour le pousser à imiter son choix et écoper du gage d’ôter un vêtement. Les règles ne précisaient en effet à aucun moment qu’elle-même devrait en ôter un si elle tombait dessus. Cela aurait d’ailleurs été parfaitement téméraire, bien qu’il ne n’y aurait vu aucun inconvénient, étant donné qu’elle ne portait qu’une robe.

    Jean n’aimait rien de plus que les jeux de hasard, si ce n’était peut-être gagner un jeu de hasard par la réflexion. Et ce que la diplomate venait de lui offrir n’était rien d’autre qu’un jeu de réflexion déguisé en jeu de hasard. La solution était en réalité incluse dans les règles, il suffisait d’y prêter l’oreille : le but n’était pas d’identifier le contenu de chaque verre, mais simplement de trouver celui qui contenait de l’eau. Et cela changeait tout. Car en raisonnant ainsi, les chances de trouver le bon verre du premier coup n’étaient plus d’une sur trois, mais de cent pour cent. Evidemment, les statistiques et les mathématiques n’avaient rien à voir là-dedans, mais plutôt la longue habitude qu’avait Bressac des boissons alcoolisées.

    Il posa donc une main sur la table et, se redressant sur la banquette, observa une dernière fois la disposition des récipients. Les verres se trouvaient à une distance suffisante pour qu’il ne fut possible ni de les toucher, ni de les sentir, et sa main se trouvait à peu près à équidistance des trois.

    - Pardonnez-moi, je vais faire du bruit, annonça-t-il sans se départir de sa concentration.

    Il donna aussitôt un grand coup du plat de la main sur la table. Le mouvement s’imprima aussitôt aux liquides qui valsèrent à l’intérieur des verres, eux-mêmes immobiles dans leur écrin de velours. Bressac observa leur mouvement attentivement puis, une fois les liquides au repos, regarda sa compagne de jeu d’un air victorieux.

    - J’espère que vous aimez la défaite autant que le rhum, Rim, car mon dévolu se porte sur celui du milieu.

    Sur trois verres contenant deux liquides de viscosité différente, il suffisait en effet d’observer celui dont le liquide se comportait différemment des deux autres. Contrairement à son personnage, Monsieur Poinfaché, Bressac n’avait pas assez de connaissances en physique pour savoir lequel s’arrêterait de valser en premier. Mais le rhum en double exemplaire était venu à la rescousse : le verre du milieu s’était comporté différemment, et c’était là tout ce dont il avait besoin pour prendre sa décision. Pour Jean qui aimait les affaires rondement menées, cette solution ne lui semblait pas dénuée d’élégance. Bien sûr, il était à la fois juge et partie sur ce point, mais cela n’enlevait rien à sa jubilation. Victorieusement installé contre le dossier de la banquette, il savourait son triomphe et leva, gentiment provocateur, son verre d’eau en l’honneur de son adversaire.

    La lettre ! Bressac réalisa subitement qu’il avait oublié jusqu’à la raison pour laquelle il était ici, tout absorbé qu’il était par les yeux de la diplomate et la séduction de ses jeux dans lesquels il s’était laissé entraîner corps et âme. Voilà pourquoi cette mission était à ce jour la plus difficile qui lui eut été donné de réaliser ! Comment voulait-on rester concentré sur un objectif lorsque l’on s’appelait Jean Bressac et que son adversaire n’était autre que l’effroyable Rim Casris ? Autant donner du champagne à un ivrogne et lui demander de ne pas y toucher. Non, il fallait qu’il se ressaisisse, et immédiatement. La lettre n’attendait que sa main experte ; il était donc temps qu’elle se décide à expertiser. Dans sa situation, et n’ayant toujours conçu aucun plan, tout occupé qu’il était à d’autres pensées, le mieux restait encore de créer une distraction.

    Bressac reposa donc son verre dans l’écrin de velours et se tourna vers la diplomate, un brin provocateur.

    - Puisque vous avez choisi le premier jeu, vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je choisisse le second ? Voici mon défi : dans les quinze prochaines minutes, je prétends parvenir à vous faire mentir. Si j’y parviens, je gagnerai le point ; autrement, c’est vous qui l’emportez. Et comme je suis certain qu’une diplomate de votre calibre n’aura aucun mal à briller dans ce jeu, je vous propose de l’épicer de la manière suivante : indépendamment du résultat, si vous parvenez à me faire mentir avant les quinze minutes, vous pourrez me donner le gage que votre cœur désire. Evidemment, le gage ne peut imposer d’ôter nos masques, puisqu’il s’agit de l’enjeu de notre honorable duel. Qu’en pensez-vous ?

    Se redressant sur la banquette, Bressac appela l’homme aux escarpins par un grand signe de main répété. Ce dernier l’aperçut bientôt, regarda benoîtement autour de lui, et lorsqu’il se fut assuré que c’était bien lui qu’on appelait, se dirigea vers la petite alcôve qui s’apprêtait à devenir, à son insu, le théâtre de la deuxième manche.

    Il ne s’agissait là que d’un coup de théâtre, puisque Jean n’avait pour l’heure aucune certitude que les escarpins en question appartiennent bien à sa partenaire ; dans un salon de danse, ils pouvaient tout aussi bien appartenir à quelque une des femmes qui s’était assise sur un divan pour reposer ses pieds meurtris ou l’une de celles qui s’était éclipsée un peu trop hâtivement avec son cavalier dans un endroit isolé. Mais il fallait bien admettre que les probabilités jouaient en sa faveur, considérant que les escarpins que l’individu tenait à la main étaient du même bleu nuit que le costume de la diplomate. Dans l’éventualité où s’il se trompait, Bressac se croyait malgré tout capable de tirer son épingle du jeu, puisque ce dont il avait besoin n’était en définitive que d’un moment de distraction. Et quoi de plus distrayant qu’un intense moment de gêne sociale ?

    Parvenu devant les rideaux de l’alcôve privé, l’inconnu aux escarpins se fendit d’un grand sourire en reconnaissant Rim Casris. Jean, lui, souriait également, car ce sourire venait confirmer les derniers doutes qui subsistaient dans son esprit.

    - Ah ! Je vois que vous avez retrouvé les escarpins de son excellence, s’exclama-t-il, sincèrement enchanté de cette découverte. Croyez-vous qu’elle vous ait cherché partout ?

    En parfaite improvisation, Bressac passait sommairement en revue les hypothèses les plus probables qui pussent expliquer la présence des escarpins de la diplomate dans les mains de cet homme afin de trouver rapidement l’estocade adéquate. Ce qu’il cherchait à produire était une question ou une situation dont sa partenaire ne pourrait s’extraire sans mentir. L’individu pouvait tenir ses escarpins car il faisait partie de son cercle familial ; Bressac jugeait cette éventualité improbable, car il n’imaginait pas qu’un mari sourisse en découvrant sa femme en compagnie d’un autre dans une alcôve privée, et ils n’avaient pas la ressemblance physique qu’on était en droit d’attendre d’un frère et d’une sœur. Le plus probable, en un temps de réflexion si bref, restait donc qu’il s’agissait d’un collègue, d’un soupirant, ou d’un importun quelconque dont elle avait tenté de se débarrasser au sacrifice de ses escarpins. Cette hypothèse semblait en outre corroborée par la fugace expression d’horreur qu’avait réprimé Rim en voyant l’individu paraître devant l’alcôve. Avait-il deviné juste ? Etant donné la singulière beauté de sa partenaire, Jean pariait sur le soupirant. Il lui restait donc maintenant à appuyer sur les bons boutons et à apprécier la scène.

    - Pour tout vous dire, Monsieur, je n’ai fait qu’entendre des éloges à votre sujet toute la soirée, lança-t-il en se levant pour lui serrer la main. J’ai d’ailleurs appris la mésaventure qui a empêché Madame de récupérer ses escarpins, alors que vous l’attendiez si patiemment. Racontez-lui donc cette drôle d’histoire, Rim, je crois que cela le fera rire autant que moi.

    Tandis que l’individu observait la diplomate d’un air interrogateur et naturellement insistant, Bressac se rassit, attrapant cette fois un verre de rhum qu’il fit distraitement tourner dans sa main.

    - Sur un autre registre, ne me disiez-vous pas tout à l’heure, Madame, que vous déploriez l’hésitation de ce Monsieur qui ne s’est toujours pas résolu à vous inviter à danser ?

    S’appuyant confortablement contre le dossier de la banquette, Bressac adressa un sourire innocent à sa compagne de jeu et lui leva son verre pour lui souhaiter « bonne chance ».
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  • Sam 28 Oct - 22:27

    Rim avait reculé d’un demi quart, les doigts entrecroisés sur un genou, la tête délicatement penchée de côté pour mieux observer le manège du mathématicien. Sitôt qu’il avait décelé l’eau parmi ses alter ego, son expression s’était embrasée d’un farouche sentiment de victoire, une fierté lumineuse qui transparaissait dans son regard tandis qu’il la cherchait des yeux. Voilà, ils y étaient, cette fraction de seconde à la frontière d’une compréhension mutuelle, ce frémissement d’anticipation qui se saisissait de lui à l’aune de sa victoire incontestée… Agrémenté de cette bonne humeur fracassante qui ne manquait jamais de conquérir un homme doué au jeu. Rim étouffa un rire, un doux son de grelot amusé.

    « Vous avez vu juste, renchérit-elle. J’aime la défaite autant que le rhum. Les deux sont terriblement enrichissants. »

    Un sourire affleura sur ses lèvres. Le temps et l’expérience lui avaient enseigné une précieuse leçon à propos des individus. Être acceptée par eux, entrer dans leur cœur et revêtir le rôle de confidente nécessitait de sabrer ses propres ailes. Les hommes ne se dévoilaient pleinement qu’au travers d’émotions extrêmes, ces brefs moments d’épiphanie qui s’emparaient d’eux ne souffrant la présence d’une autre âme trop étrangère à la leur. Les misérables obtenaient des grimaces de dégoût ou de l’indifférence, et les têtes couronnées récupéraient une déférence trompeuse, hypocrite et distancée… Non, la véritable confiance devait pousser dans le terreau d’une complexe égalité. Celle qui ne pouvait s’épanouir qu’à partir d’une joie primaire et la sensation de pouvoir rendre coup pour coup admiration et jeux mutuels à son adversaire. Ce vaste principe d’équivalence reposait sur le tacite contrat de ne céder aucune victoire facile. Ainsi, tout ceci se devait d’être un combat on ne pouvait plus vrai, dont la finalité n’avait d’autre but pour Rim que de s’attacher les émois de son comparse : épaisseur après épaisseur, ce méticuleux travail d’archéologie humaine faisait remonter à la surface la personnalité originelle de son porteur. Et tout chez lui était fascinant. Elle trouva sa manière de se réjouir adorable, et la méthode qu’il avait choisie pour gagner brillante. Il lui complexifiait la tâche toutefois… Elle avait péché par orgueil et faute de se soucier suffisamment de la victoire, son choix s’était porté trop vite sur le troisième verre. Il risquait à présent de se vexer d’une deuxième réussite aussi aisée au prétexte qu’elle ne le prenait pas suffisamment au sérieux, et c’était précisément là que ce long travail de construction relationnelle risquait de s’effondrer.

    « A votre premier point, leva-t-elle son verre, et à votre chance d’avoir en face de vous une aussi bonne perdante. Je n’ai que brièvement envisagé d’empoisonner votre eau. »

    Elle le taquinait, bien sûr, le cuivre de ses prunelles pétillant d’espièglerie. Au moins l’alcool était-il délicieux, d’une saveur très ronde aux discrets éclats vanillés. Elle pouvait en sentir la brûlure contre ses lèvres, promesse de bien d’autres maux par trop souvent recherchés par l’humanité. Elle n’était en revanche pas exactement humaine et ses gênes drakyn la prémunissaient la grande majorité du temps des sévices de l’enivrement. Peut-être la contrepartie de cet air animal qui corrompait parfois sa gestuelle et ses mimiques en quelque chose de plus sauvage.

    « Qu’est-ce que vous… s’interrogea-t-elle lorsqu’il entreprit de se démener sur son siège après l’annonce de leur prochain jeu. »

    Son regard appréhenda la silhouette de Ricky Safro et une brève horreur traversa son visage.

    « Ça y est. Je regrette tout à fait de ne pas avoir empoisonné votre boisson, lâcha-t-elle dans un seul souffle empressé, avant que l’ouïe de leur indésirable visiteur ne puisse s’immiscer dans leurs échanges. Vous aurez la mort d’une humble ambassadrice sur la conscience, vile flatteur. »

    Elle lui jeta un regard qui se voulait assassin, et qui ne fut en réalité qu’un faux courroux malicieux. Sa lippe boudeuse se mua néanmoins en un fragment de sourire avenant avec la vivacité présomptueuse d’une éclaircie sur les premières neiges de l’hiver aussitôt que Ricky pénétra dans leur alcôve.

    « Ah ! Ma camériste sera ravie du retour de ces précieux escarpins, elle n’aime rien tant que de m’empêcher d’acquérir de nouvelles affaires. Merci Monsieur Safro. Vous avez la persévérance de ces chiens renifleurs que nos pairs affectionnent tant. »

    Son verbe à l’ambivalence mordante fut désamorcé dans l’instant par le désarçonnant sourire candide qui embellit son visage. Allons. Qu’est-ce que le mensonge si ce n’était l'énoncé délibéré, oral, d'un fait à la véracité trompeuse ? Ce qui ne roulait pas sur sa langue et ne se transmettait pas sur le ton guilleret de sa voix toute de miel vêtue ne pouvait décemment être un mensonge éhonté. Le parler n’était ainsi qu’un pourcentage dérisoire de la communication, le langage non verbal détenant la palme du nombre d’informations que l’on pouvait transmettre à autrui. Sa langue était peut-être mutine et ambiguë, sa gestuelle affirmait pour autant la chaleur d’une amitié cordiale avec l’aplomb d’une âme n’ayant jamais douté de son innocence.

    « Plutôt qu’une drôle d’histoire, permettez qu’une dame se laisse aller à quelques élans romantiques ? J’ai un poème tout désigné à vous citer, écrit par une bien meilleure main que la mienne, susceptible d’éclairer l’ensemble de vos incompréhensions sur ma précédente défilade… »

    Elle coula un prompt regard en direction d’Henri, un éclat vif traversant ses prunelles comme le reflet d’une iris féline. L’art ne pouvait être mensonge. Il transportait invariablement autant de nuances que de vérités crues sans cesse différentes selon la subjectivité de son public. La littérature était en cela une œuvre savamment créée aux interprétations infinies dont les propos ne pouvaient ni être pleinement attribués à leur auteur, ni à l’acteur qui les déclamait sur la scène de son théâtre. De surcroit, l’exercice des lettres appartenait à tous et ces joyaux intellectuels se devaient d’être transmis et protégés au fil des générations… Un atout utilement transmis par son éducation de riche héritière noble. Elle posa sa main contre sa poitrine pour ajouter à l’effet de sa tirade, les yeux mi-clos et la voix claire dans l’air léger de cette soirée. Il y avait dans ses manières l’écho d’une conscience tiraillée et la grâce sépulcrale d’un être céleste revêtu du rôle de messager pour ce défunt poète :

    « Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon âme,
    Lasse de son boulet et de son pain amer,
    Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
    Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
    Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
    Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue
    La lettre sociale écrite avec le fer ;

    Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
    Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
    Du haut de nos pensers vois les cités serviles
    Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
    * »

    Elle se tut, rouvrant les yeux sur le visage de Ricky en proie à l’incertitude, ses sourcils froncés sur une remarquable prudence.

    « Alfred de Vignolon ? s’enquit-il pour confirmer son hésitation. »

    « Sa poésie est pertinente en ces temps troublés, acquiesça Rim. Monsieur de Vignolon a vécu la Guerre des Plumes et lui plus que quiconque fut capable de retransmettre l’épuisement inhérent aux liens sociétaux qui nous enchainent ainsi qu’à la difficulté d’y déroger. Hier comme aujourd’hui, la République n’est toujours pas exempte de corruption. »

    Elle prit un air navré.

    « Monsieur Safro, ne m’attendez pas pour prendre en main les rênes de votre destin. »

    « … Vous parlez de mon projet d’exemption de taxes pour les Shoumeiens ? répondit-il, confus. »

    Elle laissa planer un silence, le temps pour son interlocuteur d’extraire de ces quelques phrases sibyllines l’interprétation positive qu’il voudrait bien en faire. Il ne l’avait de toute façon jamais écoutée, esquivant l’ensemble de ses tentatives de diversion avec l’adresse d’un rindo lancé à plein galop. Il n’était en revanche pas question de le laisser naviguer seul dans des eaux trop troubles, et Rim jugea qu’il était nécessaire de reprendre à nouveau le contrôle de cette vaste farce.

    « Oh mais pardonnez mon impolitesse, j’en oublie de vous présenter à ce Monsieur ici présent. Ricky Safro, je vous présente Monsieur Henri Poinfaché qui possède un poste éminent dans notre précieux système d’éducation. »

    Elle pivota vers celui qu’elle présentait à la façon d’une hôtesse d’établissement réputé, le désignant d’un élégant mouvement du poignet. Quelque chose dans l’expression de Ricky s’éclaira et une moue chafouine de mauvais augure pour Henri ourla les lèvres de l’ambassadrice.

    « Enchanté Monsieur Poinfaché, quel plaisir de vous rencontrer ce soir ! J’ignorais que vous veniez d’une telle sphère d’influence… ? Que pensez-vous des Shoumeiens et de leur immigration ? »

    « … Ce qui m’amène à dire mon cher Henri que vous vous êtes sans doute trompé dans cette affaire de danse. Voyez-vous, j’entretiens des relations parfaitement professionnelles avec Monsieur Safro. En cela que ses partenaires intimes sont généralement… Davantage à votre image, Henri. »

    Alors, un impeccable sourire s’empara de ses lèvres, dévoilant l’once d’une dent blanche. Faute de disparaitre entre deux coussins, Ricky eut pour sa part l’élégance de devenir rouge pivoine, tirant bon gré mal gré le nœud de son col bien trop fermé pour de telles déclarations grandiloquentes.

    « Grand dieu, n’annoncez pas cela ainsi tout de go… »

    « Vous ne choquerez personne par une telle soirée de débauches, Monsieur Safro. Si d’aventure il reste des convives qui n’en aient pas déjà connaissance, souligna-t-elle, affairée à replacer ses escarpins. Mais peut-être qu’Henri pourrait vous raconter tous les éloges qu’il n’a eu de cesse d’entendre sur votre sujet ce soir - selon ses dires - afin de vous remonter le moral ? »

    Elle papillonna des yeux, agrémentant le cuivre charmant de ses prunelles du voile de ses longs cils sombres. C’était un coup de poker, elle en avait conscience. Elle ignorait tout de ses conversations avant que leurs chemins ne se croisent. Son instinct lui soufflait néanmoins que son précédent isolement demeurait encore récent et qu’il avait improvisé cette affirmation. Par ailleurs, elle voyait difficilement qui pouvait bien avoir réuni tant de compliments sur un personnage aussi décrié pour ses idées politiques extrêmes que ce pauvre Safro… En somme, Henri pouvait avouer avoir menti sur ce point, ou se voir contraint d’inventer une tirade salvatrice. Dans le pire des cas un mensonge avait filtré malgré elle de son petit jeu de dupe, et cela restait un deux contre zéro potentiellement rattrapable… Elle espérait qu’il lui reconnaitrait du moins la férocité d’une bonne partenaire de divertissement.


    * La Maison du berger, Recueil : Les Destinées, Alfred de Vigny
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