La vie, c'est dur, quand tout le monde est mort.

Chais même pas combien de temps ça fait qu'on dérive, avec Rim. Longtemps qu'Elnael est parti, longtemps qu'on a perdu de vue tout le monde, longtemps qu'on est plus que toutes les deux envers l'univers. L'univers, et les zombies. Déjà que le Sekai était pas hyper hyper accueillant de prime abord, là c'est vraiment le pompom sur la cerise du gâteau. J'espère que ça se mange. Mon estomac gargouille, rien que d'y penser, d'ailleurs.

Rim m'envoie une pomme à moitié pourrie et un morceau de pain rassis. C'est mécanique, entre nous, on a même plus besoin de se parler, tellement ça fait longtemps qu'on voyage ensemble. Un regard, et on a tout compris. C'est plutôt pratique, en temps d'apocalypse. Pourtant, c'était pas gagné au départ. On venait pas du même endroit, on s'est retrouvées par hasard. Moi je cherchais Elnael, évidemment, parce que je sais faire que ça dans cette vie, et puis elle, elle survivait. J'ai vite appris qu'il valait mieux survivre que chercher des gens. J'étais en mer, quand c'est arrivé. Du côté de Courage. J'ai dérivé longtemps, sur une chaloupe retournée, sans eau ni nourriture, pendant des semaines et des semaines. La mer a fini par me ramener au rivage, pas trop loin de Liberty. Evidemment, il y avait un seau abandonné sur la plage, avec un peu d'eau de pluie dedans. Juste ce qu'il fallait pour me remettre en état. Je suis une petite joueuse, j'ai entendu parler d'un gars qui est parti à peu près du même endroit que moi, sur sa chaloupe, et qui s'est laissé dérivé jusqu'au Berceau. Un vrai guerrier taciturne, il parait qu'il se balade avec une arbalète, qu'il ne fait que grogner tout le temps quand on lui adresse la parole, et qu'il tue les zombies à mains nues. Mon héros, ce Waryl. J'adorerais le rencontrer, j'espère qu'il signerait un autographe pour moi. Ou qu'il me laisserait toucher ses cheveux gras. Parait que ça porte chance.

Je recrache dans ma main le bout de pomme avec un ver à l'intérieur, puis je me ravise. Hé, on dit pas non aux protéines gratuites, dans ce monde. En plus, je crois qu'il en manquait déjà la moitié, autant le déguster en entier. De toutes façons, vu la crasse qu'on se trimballe sur la gueule, on n'a plus peur des maladies. On a vite compris les nouvelles règles, sans magie, dans la dévastation, avec les zombies. Primo : les gens intelligents meurent toujours en premier. Deuxio : les jolies filles meurent toujours en premier, aussi. C'est pas logique, mais c'est la vie qui nous l'a prouvé. Et tous ces magnifiques elfes de Melorn, bien éduqués et maniérés, rusés au possible, qu'on a rencontré sur notre route et qui sont toujours mort beaucoup trop vite. Alors on applique des règles simples, avec Rim. Pas de longues discussions philosophiques. Pas de stratagèmes grandioses. Pas de curiosité mal placée. Pas de vanité. Et surtout, ne jamais se séparer. Ça devrait être la base, mais ça, les gens ne l'ont toujours pas compris, bizarrement. Et pour lutter contre le phénomène "jolie fille qui va mourir", on se tartine le visage avec de la boue, on a arrêté de se laver depuis longtemps, et on a coupé nos cheveux pour que, de un, ils ne nous dérangent pas, de deux, ils ne nous embellissent pas.

La vie continue, en suivant ces quelques principes. Plus rien n'a de logique, alors on s'en fait là où on peut. Là, le problème, dans l'immédiat, c'est que nos rations arrivent à leur fin, en atteste la pomme véreuse que je finis d'avaler. Les ressources sont rares, la chasse quasiment impossible tellement le gibier a été décimé, la cueillette très aléatoire. Il va falloir qu'on troque bientôt avec d'autres survivants. Mais les survivants, ils sont pires que les zombies. Les rares à s'être regroupés forment des espèces de communautés tous plus malsaines et toxiques les unes que les autres - suffit de nous voir, toutes les deux - et on les évite autant que possible. Mais là, pas le choix, va falloir les trouver. Sous armées, sans matériel, vivres ni monnaie à échanger. Ça va encore être une partie de plaisir, j'en suis sûre...

En un sens, perdre sa magie fut une bénédiction. Maintenant elle pouvait être le pire des chiens galeux sans la moindre excuse hypocrite. C’est que ces magnifiques elfes de Melorn ne furent franchement pas faciles à trouver, aussi rares qu’un bout de propreté sur le cul d’un survivant. Mais heh, il fallait bien ce qu’il fallait pour survivre, et rien ne mourrait aussi bien qu’eux. Surtout lorsqu’il s’agissait de périr à leur place… C’était bien pour cela que Rim avait rivalisé d’ingéniosité pour dégotter un nouveau pointu chaque fois que cela s’était avéré nécessaire, afin de leur servir de chair à canon. Besoin de traverser un territoire dangereux ? Un elfe de Melorn. Besoin de franchir une ville douteuse ? Hop, un elfe de Melorn. A être trop beau et intelligent par les temps qui courraient, on attirait inévitablement l’attention. Et ce qui faisait le malheur des uns, faisait le bonheur d’Ayna et Rim.

A bien y réfléchir, elle ne se souvenait plus exactement du bouquin qui préconisait ces vieilles tactiques. Soit moche et bêta. Il y avait un ordre ancestral de survie à respecter, en cela que certains archétypes mourraient systématiquement les premiers. Rim avait ainsi de prime abord enfourché des lunettes sur son nez : de splendide jeune femme elle était donc tombée dans la case des laiderons - en réalité beautés insoupçonnées comme la littérature républicaine le répétait souvent aux petites filles à l’époque, jusqu’à ce que le sensuel héro ne débarque et ne consente à aider l’héroïne en perdition. Une femme ne pouvait être belle et élégante avec des lunettes sur le nez. C’était connu. Malheureusement, un zombie avait failli l’emporter ce jour-là, et Rim n’avait dû sa survie qu’à la vivacité d’esprit d’Ayna : voilà que les lunettes la rendaient trop intelligente et qu’elle attirait par conséquent les morts-vivants aussi bien qu’une top modèle à une soirée bar des officiers de la GAR.

Non, la solution résidait bien davantage dans un changement drastique de garde-robe. Les cheveux coupés courts en vrac, leurs yeux cernés de suie noire mêlée d’une boue non identifiable, Rim croqua dans son pain rassis avec l’appétit d’un gastronome visitant un restaurant quatre étoiles.


Ouais. Elle ne lâchait jamais son affaire.


Elle lécha son pouce, du précieux jus de pomme rance traçant un sillon sur sa peau encrassée. Luxe de tous les luxes, elle mit de côté le dernier quartier de son précieux fruit, attachant celui-ci à sa ceinture élimée. Les robes avaient de toute façon laissé place aux semelles crantées et à des plastrons de cuir bouilli, et son joli teint s’était fendu d’une imposante cicatrice qui traversait son flanc gauche jusqu’à sa clavicule en une déroutante boursouflure. Mauvaise chute. Elle avait tenté de mordre un zombie.

Elle échangea un court regard silencieux avec Ayna, son double, son ombre, sa dernière famille, acquiesçant d’un signe non prononcé à ce qu’elles savaient désormais toutes deux. Il y avait du bruit plus loin. Et pas du bruit positif, du genre, oh un moineau qui se débat au sol prêt à se laisser cuir pour un festin du mois.

Rim grogna.

Putain de zombies.

Maintenant, le plan c’était bien sûr de les laisser bouloter les survivants qui s’égayaient dans les buissons là-bas. Comme « les précédents types qu’on a croisés ». Pas sa faute si elle attirait toujours les morts-vivants vers les personnes qui avaient l’heur de la contrarier… Ils gagneraient tous du temps s’ils acceptaient directement et sans préambule de leur filer leurs rations. C’était pénible, de devoir se pencher pour les ramasser sur leurs cadavres. Une vraie source d’irritation.

Le monde était en train de s’écrouler, ville après ville, âme après âme, laissant sur le parvis de l’Histoire un océan de désolation. Et une marée de bris d’humanoïdes. Pas tout à fait vivants, mais bien trop nerveux pour être tout à fait morts. Un temps, Camille avait pensé qu’il s’agissait là d’une évolution délibérée des driv'zafra, mais force était de constater que soit l’expérience avait sérieusement dérapé, soit le Sekai faisait face à un nouveau fléau. Dans le contexte apocalyptique présent, le professeur optait pour la seconde option.

Après avoir un temps prêté ses forces à ce qu’il restait de l’administration du campus où il enseignait sur la période où tout avait décidé de franchement partir à vau-l’eau, Camille avait finalement pris ses jambes à son cou pour le couvert de la nature avoisinante. La fin du monde payait assez chichement, et s’il avait eût à cœur de former la jeunesse du Reike, il prenait assez mal que celle-ci cherchât maintenant à le remercier de déchirants baisers. Non, il n’avait pas vécu plus d’un millénaire pour finir sous la dent d’étudiants mal élevés. D’autant plus qu’ils avaient développé une haleine de terrarus.

Il avait bien essayé, au début, d’administrer à ces pauvres hères soins et remèdes, mais le fléau actuel résistait aux connaissances présentes, et la dissipation de la magie n’avait rien fait pour arranger ses affaires. Collègues et élèves avaient disparu dans le chaos de la déchéance urbaine, leur destin piétiné par un mur fragilisé ou la virulence du mal sévissant. Les FMR, impuissantes face au joug du parpaing et de la calamité. Au sein d’elles, lorsqu’elles étaient encore organisées, avait circulé la rumeur que si l’on avait été doté de suffisamment de cache-nez, la situation aurait pu être contenue. Mais la politique d’alors semblait avoir eu d’autres préoccupations que les conseils vestimentaires de quelques voix scientifiques.

Le souffle court, Camille s’accorda une halte dans sa course comme dans ses réminiscences. Il lui semblait avoir semé le dernier étudiant un peu trop collant qui l’avait poursuivi jusque dans la forêt, et si ses muscles ne lui exprimaient pas encore de fatigue prononcée, son estomac déclarait sans équivoque l’urgence de ses besoins. Ce qui tombait bien, car un entêtant parfum de citrouille diffusait à travers les fourrés, chassant le souvenir prégnant de l’incurie de ses narines, et accaparant son attention. D’un pas prudent, il se mit en quête de la source de ces promettants relents.

Au milieu des bois se dressaient une auberge et une masure, deux augustes refuges au cœur de la tourmente s’il en était. La première, La Dernière Lueur, était légèrement plus coquette et semblait être la source des émois intestinaux de Camille. La seconde, L'Auberge du Dernier Espoir, indiquait néanmoins qu’elle valait mieux que sa concurrente. Indécis, le médecin s’avança distraitement entre les deux établissements. Et puis, il la remarqua. Peut-être avaient-ils émergé simultanément du couvert de la forêt, peut-être l’avait-il surprise, peut-être s’était-elle finalement laissée apparaitre à ses yeux. Dans tous les cas, il venait tout juste de percevoir sa présence.

- J’ai déjà vu des gravures de toi, nota-t-il à haute voix, appréhendant la silhouette féminine.

Ses longs cheveux nacrés cascadaient contre ses formes accortes, et émanait d’elle sans ambages le parfum de l’éminence. Ses yeux d'améthyste reflétaient à la fois la détermination calme, et l’intelligence vive. Soudainement, ce n’était pas elle, dans son élégance altière, qui semblait déplacée dans l’humilité du décor, mais les bois tout entiers qui paraissaient incongrus en sa présence. Machinalement, depuis le perron de la bâtisse dont il s’était jusque-là rapproché, Camille chercha de la main de quoi se défendre. Une telle créature lui apparaissait quelque peu suspecte en ces temps troublés.

- Peut-être dans les casiers des élèves ? réfléchit-il encore, ses souvenirs effectuant un aller-retour vers Drakstrang, et l’intimité friponne des tiroirs de certains de ses étudiants.

Non, vraiment, ce visage éveillait quelques lueurs dans sa mémoire. Néanmoins, il y avait plus important :

- Laquelle est la meilleure ? demanda-t-il à la femme, car elle avait l’air d’être de bon conseil gastronomique. J’ai faim.

Les premiers jours ont été faciles. J'ai quitté la taverne et j'ai séduit un noble pour qu'il m'accorde sa protection. Je me suis retrouvée coincée dans son palais d'argent pendant quelque temps, avec sa femme qui arrêtait pas de me jeter des regards noirs et qui tentait par tous les moyens de me jeter un de ces cadavres ambulants sur la tronche - ils cachaient des membres morts-vivants de leur famille dans la grange, qui fait ça ?! Puis la magie a cessé de crépiter dans l'air, les menstruations se sont arrêtées et je me suis retrouvée avec un bide gonflé. Putain, c'était bien ma veine. J'ai réussi à le cacher les premiers temps mais ça a fini par se savoir. Tout se sait toujours, à la fin. Avant que j'aie le temps de réfléchir à où m'enfuir, sa femme est venue me chercher des noises - comme si elle-même se tapait déjà pas le meilleur ami avant qu'il se décompose -, on s'est battues dans la boue et elle s'est transformée alors que je lui faisais ma meilleure prise de combat. Pétasse. Mais j'ai gagné. Dans ma jeunesse, j'ai lu quelques bouquins horrifiques sur des morts qui revenaient à la vie et, dans l'un d'eux, une nana se transformait seulement une fois qu'elle avait accouché. C'est aussi pour ça que j'ai pas essayé de prendre une décoction de plantes pour dégager le morveux de là. J'crois que ça me donne un genre d'immunité - ou c'est juste une ficelle scénaristique désastreusement prévisible sur sa conclusion. Si je peux grappiller quelques mois supplémentaires, hein. P't'être que d'ici là, l'apocalypse sera terminée et on aura trouvé un remède. Je peux toujours espérer, ça fait vivre il paraît.

Donc, maintenant, je suis coincée dans cette forêt. On n'y voit rien. Je sais pas ce que je suis venue foutre ici. J'ai probablement dû me perdre. Parfois je croise la route de quelques survivants, mais il se passe toujours un truc et je suis souvent à deux doigts de me retrouver avec un couteau sur la carotide pendant la nuit. Alors j'ai appris à ne plus dormir, pas évident quand on est enceinte et qu'on dégobille ses tripes tous les matins. Y'a un groupe avec qui ça marchait plutôt bien. On est restés super longtemps ensemble, au moins trois jours. Ils se sont fait bouffer et j'ai été la seule survivante. Je suis l'héroïne de ma propre histoire ET j'ai un putain de truc dans le bide, j'ai bien le droit d'être récompensée. Je retourne un caillou et je vois un insecte qui essaie de s'échapper. Ni une ni deux, je l'attrape et je le bouffe. J'estime que je suis à environ quatre mois, mais qu'est-ce que j'ai faim. Déjà qu'en temps normal, je bouffe pour trois mais alors là...

Plus tard, je croise mon reflet dans une flaque d'eau dans laquelle j'essaie de me désaltérer. J'ai une sale gueule. Les cheveux longs, c'est terminé. J'ai tout coupé au couteau parce que moi aussi je voulais avoir les cheveux courts. Ça m'a rajeuni d'au moins dix ans. Je vois pas pourquoi les femmes de l'ancien monde se préoccupaient tant de mettre des soins sur leur visage pour garder la jeunesse éternelle, quand il suffisait juste de raccourcir sa tignasse pour retrouver son apparence d'adolescente. J'ai aussi une apparence plus « badass », du style « Venez essayer d'me botter l'cul les zombies, vous y arriverez pas » ; et là j'sors un truc qui lance du feu et... Ah bah non, je peux pas. J'ai plus de magie.

Seule depuis quelques heures, je fais profil bas. Inutile de se mettre en danger ou de tenter quoi que ce soit de débile. On va juste se contenter d'exister, même si j'ai entendu des voix familières et d'autres moins familières. Je me dis que l'histoire suivra son cours, je les rencontrerai le moment venu. Ouais, j'sens que c'est pas encore ce qu'il faut faire. J'ai l'impression que le destin me dit qu'on va d'abord réaliser une première action avant d'en faire d'autres, faut pas se précipiter. Ceux qui meurent sont souvent ceux qui sont trop impatients. Prudente, je continue d'avancer et je crois repérer un truc sur le sol. Je m'approche pour le ramasser, en regardant partout autour de moi. Je me rassure en me disant que ça va pas m'péter à la figure. Ça marche pas très bien... J'ai la main qui tremble.