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  • Mer 31 Jan - 17:05


    Adossé au mur, une main dans son dos et l’autre sur la pipe qu’il maintient contre sa bouche, Zelevas observe la panoplie de visages mal à l’aise qui s’étale devant eux. Des petites gens, des domestiques qui ne cherchent pour la plupart pas à servir de quelconque loyauté envers qui que ce soit mais simplement à gagner un salaire et à joindre les deux bouts pour vivre leur vie, peut-être élever une progéniture, entretenir une compagne. Peut-être une amante. Des existences anecdotiques qui ne figurent même pas sur un pieds de page dans l’encyclopédie républicaine. Paradoxalement pour le vieillard, c’est justement ces individus en apparence insignifiants qui sont les plus importants pour lui, ces gens, ce peuple, représente et incarne au travers de leur train de vie chaque valeur de ce qu’est la République aujourd’hui. Si Jean-Jacques est capable d’aller acheter un exemplaire de l’Hebdo-Républicain le dimanche matin pour lire les nouvelles de la semaine à sa femme et à son gosse, c’est parce que la nation est capable de produire un tel contenu à l’aide de mages d’encre qui expédient la scribe des tirages en quelques heures la veille, c’est parce qu’ils vivent dans une économie prospère où la classe prolétaire possède un confort suffisamment aisé pour se permettre de dépenser quelques piécettes sur un journal plusieurs fois par mois, c’est parce qu’ils possèdent une logistique d’exportation établie pour acheminer les journaux dans toutes les grandes villes du pays, et tout ça est rendu possible par l’expertise magique, économique, culturelle, sociale, philosophique et politique de la République. Tant que ce petit peuple continuera de vivre, alors Zelevas aura une raison de se battre. Il aura une raison de continuer la croisade contre la corruption et l’oligarchie. Il aura une raison d’abattre comme des chiens tout les Artorne qui seront autant d’obstacles vers la prospérité de la nation.

    Si ce peuple n’est déjà pas tout à fait serein à leur entrée dans la salle puis quand le vieux Sénateur leur a présenté son neveu, l’ambiance se dégrade encore plus dès lors que les questions se mettent à fuser vers l’assemblée. Fort de sa propre expérience en tant que Limier, Zelevas est tout aussi apte à mener l’enquête que ne le serait un Officier Républicain fraîchement sorti de l’académie, pourtant le vieillard continue d’envoyer de temps à autre Séraphin accomplir de basses besognes pour son compte, la raison en est simple. Le jeune homme n’a pas seulement un temps que le Directeur et Sénateur n’a pas, il excède également de loin les compétences du vieillard lorsqu’il était à son apogée dans sa jeunesse. Rien ne peut tout bonnement dépasser les vingt années d’expérience au service du bagne infernal, que ce soit pour son esprit de traque, pour la détermination avec laquelle il effectue inlassablement son office ou pour la précision avec laquelle le gamin est capable de relever les soubresauts des visages et les trésaillements des muscles faciaux, Zelevas n’a qu’un mot pour qualifier le faux neveu: inestimable. Alors qu’un silence pesant s’installe dans la cuisine entre le personnel et les Limiers, le vieillard ne prend pas la peine de regarder les réactions des domestiques, il n’y décèlera rien d’intéressant, c’est en revanche dans le comportement de l’inquisiteur qu’il s’égare, et qu’il arbore ensuite un délicat sourire en le voyant se braquer soudainement. Le loup a senti quelque chose.



    Il y a quelque chose de clairement malsain mais il ne saurait vraiment pas dire quoi. Ça pue, ça émane de ce type comme le nez au milieu de la figure, et pourtant Niskin ne parvient pas à placer exactement son doigt sur l’origine de cette impression dérangeante, c’est juste palpable, c’est tout. Il faut dire que c’est la première fois de sa vie qu’il croise un Limier et avec toutes les histoires et les rumeurs qui circulent à leur sujet il est difficile de savoir distinguer le vrai du faux. Y’en a qui disent que la Forteresse les manipule, qu’ils sont juste des pantins sans émotions ni conscience contrôlés par la prison, certains racontent que les spectres qui infestent l’île prennent possession des Limiers et les habite, que c’est pour ça qu’ils se battent avec la force de dix hommes, Niskin Malraux n’y croyait pas, et pourtant maintenant qu’il en a un en face de lui il a une sensation étrange qu’il peut sentir couler le long de sa colonne vertébrale, une sueur froide et sèche qui le glace sur place. Il a juste une envie c’est de partir, de retourner essuyer les couteaux d’argenterie au vinaigre et qu’on le laisse tranquille. Putain Niskin calme-toi bordel! Il s’est jamais senti aussi nerveux.

    Les gens répondent à droite à gauche aux question du type, ça répond à peu près la même chose que ce qu’ils ont dit aux espion de la Famille la dernière fois, que personne n’avait rien remarqué d’étrange dans le comportement d’Artorne, ni relevé de visiteur anormal ou même suspect. Le jeune brun gringalet se garde bien de répondre, il fait comme les autres et se contente de juste regarder le Limier, il laisse la prise de parole aux langues bien pendues qui veulent se rendre intéressants ou à l’Intendante, l’essentiel c’est juste de se faire un peu discret non? Non, parce que Niskin sait que ce qui lui est arrivé l’autre jour ça peut pas être un hasard, mais il a la frousse d’en parler parce que si ça se trouve, on va l’accuser de la disparition du Maître alors qu’il n’a vraiment rien à voir avec. Par contre y’a une question qui déstabilise un petit peu plus Niskin. Des changements notables dans les petites routines, dans les rendez-vous… Il se revoit, un peu plus d’une semaine plus tôt, ouvrir la porte de la basse-cour, marcher jusqu’au portique de service, ouvrir la barrière et descendre les quelques marches pour arriver jusqu’à la porte arrière pour ouvrir au coursier. Sur le coup il avait un peu flippé en voyant la tronche du mec qui se tenait derrière, il avait cru qu’il était tombé sur un voyou mais quand le gars lui avait refilé le sac de pain en lui disant qu’il était là pour remplacer le cousin du boulanger Niskin s’était un peu calmé. Ils avaient un peu discuté en parlant du temps de chien, comme quoi il faisait trop froid pour un mois de Mars, ils avaient dit qu’il pleuvait trop aussi. Et puis ils avaient parlé de chaussure, parce que le gars lui avait dit un peu en rigolant qu’il aimerait bien en avoir d’aussi propre que les siennes. Et… et… et puis là c’était le trou noir, il ne se souvenait plus du tout de ce qu’il avait fait pendant l’heure qui avait suivie, il avait recouvré ses esprits dans son pieux en chemise de nuit. C’était bizarre, et le lendemain quand il s’est levé plus tôt que d’habitude à cause du ramdam de la disparition du Maître ça l’avait sacrément remué lui aussi. Après il avait rien à voir avec tout ça. N’est-ce pas? Les gouttes de sueur qui dévalent dans son dos ont pas l’air d’être d’accord avec sa raison en tout cas…
    Légende du Razkaal
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    Seraphin du Razkaal
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  • Mer 14 Fév - 9:55
     
    Journal du Limier
    Villa Mont-Valque, Justice
    Dans la cuisine de la villa Mont-Valque, l'atmosphère est empreinte d'une tension palpable, alors que le Limier se prépare à entamer un ballet d'interrogations avec les domestiques assemblés. Les murs, drapés d'histoire et de secrets, semblent retenir leur souffle, témoins silencieux de la scène qui s'apprête à se dérouler.

    "Je vous prie d'accorder toute votre attention," déclare Seraphin, sa voix emplie d'une autorité douce, ses yeux balayant l'assemblée. Il se place au centre, une figure solitaire mais déterminée, prête à dénouer les fils d'un mystère tissé dans l'ombre.

    Il entame son interrogatoire avec une question apparemment simple, "Quelle était l'attitude de Sir Artorne les jours précédant sa disparition ?" Mais la simplicité est un masque; chaque mot est choisi pour sonder les profondeurs, pour ébranler les fondations de la routine et révéler les fissures de l'inhabituel.

    Un vieux majordome s'avance, son visage marqué par les années de service. "Il était... pensif, plus renfermé," murmure-t-il. Le Prévot acquiesce, encourageant d'autres à partager leurs observations.

    Peu à peu, un tableau se dessine, fait de nuances subtiles et de changements à peine perceptibles. "Il se retirait souvent, évitait les repas communs," ajoute une voix féminine depuis l'arrière de la pièce.

    "Et ses visiteurs ?" poursuit le Cerbère, son esprit analytique cherchant à reconstituer le puzzle d'une existence. "Y a-t-il eu des rencontres qui sortaient de l'ordinaire ?"

    Les réponses sont hésitantes, les servants échangeant des regards nerveux. "Non, rien qui n'ait marqué," finit par dire un jeune page, évitant le regard du Limier.

    Le Traqueur, cependant, ne se laisse pas décourager. Il sait que la vérité se cache souvent dans ce qui n'est pas dit, dans les silences entre les mots. Il observe, évalue, sa présence même devenant un instrument de pression psychologique. Il mentionne, de manière détournée, des anecdotes connues de la demeure, testant les réactions, cherchant à provoquer un éclair de reconnaissance ou un frémissement de peur.

    Mais malgré son acuité, les réponses restent évasives, les servants fidèles à un code non écrit de discrétion. Même Niskin, dont la nervosité était palpable, se mure dans un silence obstiné.

    Seraphin acquiesce, son esprit analysant les réponses, les comportements, la dynamique du groupe. Il est attentif aux hésitations, aux regards qui se croisent, à la tension qui se lit sur certains visages lorsque le sujet des visiteurs est abordé.

    "Ses habitudes, ont-elles changé de quelque manière ? Ses sorties, ses requêtes à votre égard ?" poursuit-il, chaque question peinte d'une nuance légèrement différente, cherchant à éclairer un angle nouveau.

    Une domestique plus jeune intervient, visiblement nerveuse. "Il... il passait beaucoup de temps seul, oui. Et il nous demandait parfois de ne pas être dérangé."

    "Je vois", le Possédé marque une pause, laissant ses mots et le silence qui suit faire leur effet, observant attentivement les réactions, prêt à saisir le moindre signe de malaise ou de dissimulation.

    C'est alors que son regard s'arrête sur Niskin, dont la nervosité semble s'être accrue. "Et vous, Niskin, avez-vous remarqué quelque chose d'inhabituel ces derniers temps ?"

    Le jeune homme avale difficilement sa salive, ses yeux fixant le sol. "Non, monsieur, rien... rien d'inhabituel."

    "Rien d'inhabituel ?" répète Seraphin, son ton neutre masquant à peine le scepticisme. "Pourtant, chaque détail compte. Même les plus insignifiants peuvent se révéler cruciaux"

    Le silence retombe, lourd, presque palpable. Les servants se regardent, incertains, tandis que Seraphin, armé de patience et d'une compréhension aiguë des comportements humains, attend que le filet de vérité qu'il a tissé recueille ses fruits. Mais malgré sa perspicacité et ses techniques d'interrogatoire raffinées, les secrets de la villa Mont-Valque restent, pour l'instant, bien gardés. Les heures s'égrènent, et l'interrogatoire, malgré l'arsenal de techniques employées par l'interrogateur – questionnement direct, pression psychologique douce, empathie feinte pour gagner la confiance – se heurte à un mur d'omerta.

    Finalement, comprenant qu'il n'extirperait rien de plus dans cet exercice de patience et de perspicacité, le Fraternitas conclut l'interrogatoire. "Je vous remercie pour votre temps," dit-il, sa voix empreinte d'une déception voilée, "n'hésitez pas à venir me trouver si vous vous souvenez de quelque chose."

    Les domestiques, libérés de la tension, se dispersent lentement, laissant le Puiné du Razkaal seul avec ses pensées. Il se tourne alors vers son oncle, seule lumière à ses yeux parmi ces ténèbres, cherchant dans le regard de celui-ci un indice, une direction à suivre, tandis que son poing s'écrase contre le plan de travail qui passe par là.

    "Oncle, je-... je-... je crains que nous soyons au point mort...", avoue-t-il, la frustration teintant ses mots d'une amertume rare chez le Limier. "Les ombres de Mont-Valque sont bien gardées, et nos lanternes ne semblent pas assez lumineuses pour les percer."

    Son regard, d'ordinaire si vif, porte en lui le poids de l'incertitude. Dans le silence qui suit, c'est toute la complexité de l'âme du neveu qui se dévoile – un homme tiraillé entre la quête de vérité et le désespoir de l'obscurité indéchiffrable.


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  • Mer 21 Fév - 18:52


    Il y a quelque chose de contradictoire dans l’absence de progression de son neveu sur la disparition d’Artorne: d’un côté Zelevas se sent rassuré que l’enquête concernant sa mort n’aboutisse que sur des angles morts et des impasses inextricables, de l’autre il se sent flatté d’être l’auteur d’une telle pirouette, quand bien même ce sont les talents du Courtier qui ont permi cette volatilisation dans la nature, et enfin il y a une légère part de déception à voir son neveu bloqué. C’est lui, Zelevas, qui a assuré son éducation, alors le voir échouer est une atteinte directe à sa propre réussite. Feignant d’être consterné devant l'infructueux interrogatoire que le Limier a mené pendant plusieurs heures sur les différents domestiques de la Villa Mont-Valque, l’homme politique écoute le prévôt conclure l’interrogatoire sans issue et jeter l’éponge pour le moment. Le personnel des lieux se dispersent avec bien plus d’entrain qu’ils ne s’étaient attroupés dans la cuisine, et bientôt ils se retrouvent seuls tout les deux dans la pièce. Même les chefs et les commis se sont éclipsés, bien content de fuire la présence quelques peu lugubre et intimidante des deux d’Élusie.

    Le poing de Séraphin fait se lever Zelevas, qui avance lentement vers le lycanthrope pour poser une main gantée sur son épaule. Même ces gestes réconfortant sont symboliquement distant à cause de l’épaisseur du tissus qui les sépare, tout comme il ne s’autorisera pas à plus qu’une accolade comme tantôt, avec modération. Il a déjà usé de sa ruse sur le jeune homme tout au long de cette journée qui a dû être interminable pour le Puiné du Razkaal, et le Sénateur n’a pas intérêt à baisser sa garde maintenant, il doit conclure cette enquête mort-née aussi habilement qu’il avait lancé le jeune homme sur cette piste futile. Tact, et doigté. Abaissant légèrement ses sourcils pour les faire tomber sur ses yeux et plisser ses pattes d’oies d’une compassion factice, il parle à voix basse ce qui la rend d’autant plus difficile à lire:

    ”Les ombres Séraphin…” Il ne doit pas rapporter son discours à lui-même, c’est en cet instant de désarroi profond dû à son impuissance que Zelevas sait Séraphin le plus vulnérable, à ce stade, le jeune homme ne doit certainement attendre qu’un bouc-émissaire à ses malheur et le vieil oncle doit tout faire pour que ce soit pas lui. ”... n’étouffent que ce qui ne veut pas refaire surface. Tu es né dans le Razkaal fiston, mais tu ne t’es pas laissé abattre et c’est ce qui t’as amené là où tu en es. Aujourd’hui c’est une nouvelle épreuve que tu affrontes, terrible. Tient bon, et comme toujours, tu pourras continuer à avancer, et à apporter ta lumière sur ces ténèbres.” Il rompt le contact et va se poster dans le cadre de la porte, à quelques mètres de son neveu, Zelevas tapote de son index la broche à son col, celle qui porte les armoiries de la Famille d’Élusie. ”Persévérance fiston. Que ce soit pour la République, ou pour toi-même.” Il invita enfin le Limier à le suivre en dehors de la pièce.

    Il était tard, il allait falloir rentrer. Le reste pourrait bien attendre n’est-ce pas? Sur le chemin qui les ramenaient à la diligence, tandis que son neveu ruminait la perte d’un père qu’il n’avait jamais eu et qu’il n’aura jamais, Zelevas réfléchissait déjà aux prochains coups sur l’échiquier. Avec la disparition subite d’Artorne, dès que son décès deviendra un fait avéré il sera important que l’oncle puisse convaincre son neveu de se saisir de ses parts d’action de Fraternité Sans Frontière. Artorne possédait vingt pour cent de la société en bourse et avait cédé son droit de vote à Wendell Junior, permettant à celui-ci de mener, avec Vigent, une majorité absolue au sein du conseil des actionnaires. Wendell avait revendu une partie de ses parts en comptant sur celles de son frère pour demeurer au dessus de la barre des cinquante et un pourcents, mais si Séraphin réclame les parts qui lui reviennent de droit auprès d’un notaire, ce fragile équilibre serait amené à changer et la pérennité financière de la Famille Fraternitas serait ébranlé, et à terme, le PFR et le Courant Humaniste dans son ensemble. Pour l’instant, rien ne servait de presser sa monture, Zelevas pouvait bien accorder au puiné un temps de deuil.
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