... et quelque chose observe.

”Trois cent soixante deux ouvrages, la taille de la collection est impressionnante.”
”Exact, ce lieu doit constituer une exception.”
”Commençons”

Dans la petite bourgade de Valèrhault, à quelques dizaines de kilomètres de Melorn dans la toundra inhospitalière des terres du nord, cette journée de Septembre devait normalement être un jour de travail comme les autres. Les habitants du village semi-sédentaire profitaient de la fin de l’été pour se réinstaller en vue de l’hiver et retournent s’installer dans leurs habitations permanentes qui ont passé l’été à être désertées pour pouvoir suivre le troupeau de bisons dans la migration estivale. Parmi les habitants, beaucoup de sang-mêlés humains et elfes à cause de la proximité entre l’Empire et Melorn, mais également quelques nains descendants des montagnes et des gobelins. La petite tribue avait passé plusieurs journées plus tôt dans la semaine à dépoussiérer et remettre sur pieds les chaumières qui avaient pu souffrir pendant la saison chaude. Les enfants aidaient aussi à la tâche en s’occupant d’amener les baquets d’eau et les bûches nécessaires aux réparations, rassembler les copeaux de bois et la sciure pour les sanitaires et faucher l’herbe sous les emplacements de tentes.

Parmi toutes les constructions permanentes du village, une d’entre elles est bien plus singulière et se démarque des autres. Un bâtiment en pierres taillées, solide, bien plus imposant que les petites chaumières qui pâlissent en comparaison, des vitraux simples ornent chaque fenêtre et donnent un aspect quasiment religieux à ce qui n’est en réalité qu’une bibliothèque. Un établissement bien rare dans le patrimoine d’un peuple nomade mais qui est rendu possible par la double protection du conseil de Melorn et des forces de l’Empire à proximité. Aujourd'hui cependant, les portes de leur bibliothèque chérie n'étaient plus calées dans les gonds de l’arche d’entrée mais découpées en petits morceaux, les tranches nettes encore fumantes et le bois de pin rougeoyant, tandis que des marques de brûlure maculent les pierres éventrées sur les côtés du cadre. Alors que leurs femmes avaient déjà fui en emportant leurs enfants à dos de cheval, les hommes de Valèrhault se tenaient dans les décombres enfoncés de leur précieuse bibliothèque, glaives et piques en main, prêts à défendre leur patrimoine et leurs bien le plus précieux contre la créature étrange qui était arrivée chez eux et avait forcé son passage en les terrorisant.

La créature menaçante possède une multitude d’yeux verts et jaune immondes qui gesticulent dans tout les sens en regardant les différents livres, elle semble fascinée par les ouvrages et ne calcule même pas la présence des hommes armés qui hésitent tous à passer à l’attaque. Certains des chasseurs de leur clan pensent que sa venue est indéniablement liée avec l’apparition titanesque d’un monstre de lumière la veille, et vu comment l’entité inconnue a déboité la porte de la bibliothèque à l’aide de puissants faisceaux le rapprochement était bien facile à faire. Ce qu’espérait juste le chef de la tribu, c'était que le monstre se volatilise ou que les renforts arrivent avant qu’ils n'aient à engager le combat, parce qu’il n’est même pas sûr que le cas échéant ils puissent s’opposer à cette aberration.

”...ois tresses dessus et deux croches en dessous…”
”...rrachées et son corps pétrifié, elle pleure pour les nouveaux-nés…”
”...son d’été ‘Le Coton des Prés’ premier couplet...”

Il se tient là, au milieu de leur trésor, à lire plusieurs livres à la fois avec ses grands yeux globuleux et une voix nasillarde. Comme si de rien n’était.

⊰⊱

« Si vous pouviez y jeter un œil, nous vous en serions gré, Nébula. »

Telles avaient été les paroles du patricien que son Excellence Lyra Leezen - à la tête de la maison éponyme à la zibeline d'argent et de gueule, Tovyr impériale, director operatorium Hordum, dirigeant la Horde d'Alba forte de dix-milles lances, dite "la Sénéchale" - avait rencontrée à Melorn. Quant au surnom Nébula dont les elfes avaient tendance à l'affubler, elle avait cru comprendre que dans leur dialecte, cela signifiait de manière évidente "Nébuleuse". Ils l'appelaient peut-être ainsi en référence au noir profond de ses iris, à l'instar de sa toison d'ébène.

La grande officière s'était rendue à Melorn, sur ordre de la Main, suite aux directives édictées par le décret impérial d'aout. La cité indépendante souhaitant acheter des armes au Reike, dans la crainte du retour des Titans, mais également suite à quelques échauffourées essuyées récemment. Lyra Leezen fut chargée d'affermir le protectorat impérial sur Melorn et de consolider les échanges avec la diaspora elfique. Tous les alliés étaient bons à prendre face aux Archontes. Suite à l'entretien qu'elle eut avec la délégation melornaise, un dernier service lui fut présenté par l'un des pontifes de la cité indépendante.

On lui appris que la veille de son arrivée, des miliciens avaient été massacrés dans les rues mêmes de la ville lors d'un duel entre deux entités déjà connues des services de l'Oreille. La créature ayant déployées d'impressionnants pouvoirs télékinésiques et élémentaires était bel et bien fichée bien que le mystère plane toujours autour d'elle. Le second individu, maitrisant les ombres, était d'avantage documentée, mais s'était volatilisée, à l'instar de son adversaire. Toutefois, ce dernier n'avait vraisemblablement pas quitté la région. Son signalement était remonté jusqu'aux melornais qui pressèrent la Tovyr et son imposante escorte de régler l'affaire pour eux.

Lyra avait par chance une mobilité bien supérieure à la moyenne, bénéficiant des mesures du décret visant à doubler les effectifs de l'armée impériale. De facto, les Tovyr actuels n'étaient plus systématiquement rattachés à une unique région, tout comme Crudelis était stationné à Ikusa, Lyra avait de tout temps opérée dans la région de Kyouji. Mais avec la récente nomination de cinq nouveaux grands officiers, les Tovyrs séculaires pouvaient à présent écumer l'Empire au besoin, chargés de missions d'importances accrues. C'était précisément cette réforme qui avait menée Lyra Leezen à Melorn.

Elle accéda tout naturellement à la requête des patriciens de la cité et rallia le village de Valèrhault, au nord de Melorn, accompagnée de la compagnie de cavalerie légère qui l'escortait depuis Kyouji. La voilà libérée de l'impedimenta de sa mission diplomatique, se chargeant enfin d'une affaire de terrain. L'Empire étant une nation belliciste avec une junte militaire influente, il était de coutume que les grands officiers servent de visages à Tensai Ryssen aux confins de ses territoires. Autant dire que la créature désignée par les elfes avait de quoi s'en faire.

⊰⊱

Il fallut bien reconnaitre que si le village de Valèrhault était d'un calme olympien, ce n'était guère dû à son aura paisible, mais à la peur qui y régnait en maitre. Même la milice mélornaise n'avait osée s'approcher à moins d'une demi-lieue de la bourgade. Les closeries avaient été désertées et les quelques villageois les plus hardis qui avaient tentés d'importuner le démon, calfeutré dans la bibliothèque, s'étaient rapidement caletés pour mieux attendre les renforts.

À ce propos, les voilà qui arrivaient en une colonne de cavaliers arborant les émaux améthystes de la Horde d'Alba et, pour les plus fins experts en héraldiques, de la compagnie montée de Frundsberg. Enfin, pour les vétérans en la matière, l'oriflamme de la zibeline d'argent sur fond de gueules signalait la présence de la Tovyr Leezen de Kyouji. Elle était certe bien loin de chez elle, mais la raison qui l'amenait en ces lieux était digne de son attention. Enfin, pour ceux qui y prêtèrent intérêt, l'emblème du Berceau pouvait être deviné sur l'armure de plate de deux chevaliers chevauchants à la suite de la Sénéchale.

Cette dernière fut la première à démonter. Suivie de près par les deux gardiens du Berceau. Quelques wyrmelins ondulaient dans l'air glacé, signalant à tous la présence d'une source de magie considérable en ces lieux. Ils progressèrent, de facto, avec grande précotion, armes à la main. Lorsque la Tovyr passa les débris de l'entrée de la bâtisse, son brocard opalescent claqua sous la bise. Dans son armure de grande officière reflétant les quelques rayons de soleil perçant péniblement la voute grisâtre dominant la région, elle posa son regard ténébreux sur le monticule de chair décharnée. Complexe oxymore que voici.

A son signal, les deux gardiens du berceaux, formés à la capture d'entités, se déployèrent aux points cardinaux de la salle, profitant de la l'apathie apparente de la myriade d'yeux. L'un était armé d'un fléau, l'autre d'une hache d'arme. Lyra, quant à elle, portait fièrement son bâton de mithril dont scintillait le joyau d'adamantine serti en son milieu.

Elle renifla.

⊰⊱

Savoir continue d’éplucher les différents ouvrages de la bibliothèque de Valèrhault avec tout l’intérêt du monde, mystifié par l’amassement de connaissances de créatures aussi éphémères et pourtant perdurant leurs mémoires à travers les âges, chaque livre colporte une histoire toute particulière que le Démon apprécie au plus haut point. Avant même de les ouvrir, la simple qualité de la reliure en dit long sur leurs contenus, leurs histoires et leurs passés. Dans celui-ci, un conte pour enfant, l’unique folio est relié à la couverture en cuir par plusieurs fragiles ficelles de poils tressés dont certaines s’amenuisent déjà à cause du soleil, indiquant un ouvrage tout récent mais beaucoup utilisé parce que très populaire chez les enfants de la tribu comme semblerait l’indiquer le cuir neuf de la première, ou alors qu’il s’agit d’un livre en réalité bien plus vieux mais sorti avec parcimonie puisque son papier jaunit a perdu de sa superbe. Sans doute un livre écrit par un des ancêtres du clan et qui n’a eu d’usage que dans ses descendants directs, avant de tomber en morceau et de nécessiter réparations. En jetant un coup d’un des yeux de Ra dans la colonne du livre il peut voir les anneaux de perçage dans le parchemin qui commencent à rouiller et à attaquer le papier, signe qu’effectivement le livre est bien plus vieux que ce que sa couverture ne suggère. Ce n’est qu’après avoir copieusement inspecté le bouquin qu’il n’en entame la lecture et y découvre l’histoire enfantine qu’il recèle. Tout comme les autres itérations de Ra qui occupent simultanément les yeux de l’Azsharien, celui qui s’attarde sur le conte commence la lecture du livre avec sa voix nasillarde irritante alors qu’il mémorise automatiquement ce qu’il énonce:

”Il était une fois, dans un royaume lointain, un pâturage verdoyant rempli de la plus appétissante des plaines. Le berger Dreyfus Firmament menait son troupeau de mouton à travers vaux et monts, les protégeant des assauts répétés des loups qui cherchaient à croquer une bête ou…”
”...jouter oignons au bout d’une heure de cuiss…”
”...deux. Quand un des moutons nommé Gabriel en eu assez des attaques répétitives et bien que la présence de Dreyfus écartait les loups, le bovidé décida de s’en aller. Ralliant à lui ses amis ruminants, Gabriel forma un petit groupe de moutons et ensemble quittèrent le troupeau discrètement au nez et à la barbe du berger. Les moutons bêlaient en s’en allant, chantant à tu-tête ‘Gabriel est plus malin’, ‘Gabriel est plus intelligent’. Le troupeau…”
”...arque un tournant dans le style architectural melornois avec des arches plus gra…”
”...principal s’aperçu de leur disparition et alertèrent le berger, occupé à repousser les loups. ‘Dreyfus Dreyfus, Gabriel et ses amis sont parti!’ Alors le berger décida de partir à leur rescousse, pressentant le pire qui leur arriverait seuls et éloignés de leur groupe. Tandis qu’ils avançaient de leur côté, Gabriel s’esclaffa de victoire: ‘Regardez regardez! L’herbe est si verte ici, et l’eau de ce ruisseau est si fraîche, j’avais raison mes amis’. Le berger quant à…”
”...embrassa tendrement son front, ses yeux mouillés par la trist…”
”...lui, dévia des sentiers usuels pour partir à la recherche de Gabriel, et en passant sur des chemins bien dangereux qu’il évite normalement avec une peur bleu, il tomba sur les…”

Un bruit a perturbé la lecture assidue du Démon. Si Savoir n’avait rien dit quand le cliquetis agaçant des armures reikoises s’étaient faites entendre à sa gauche et à sa droite, tout les yeux de Ra se taisent complètement quand un reniflement dérange le flot jusqu’alors ininterrompu de ses multiples lectures. Le plus gros globe oculaire déployé pivote lentement sur le filament organique qui le porte et rive son regard multicolore sur la Tovyr de l’Empire qui se tient debout derrière lui. Dans le même mouvement de rotation de son oeil principal, tout les autres organes optiques se refermèrent dans un son de matérialisation des paupières protectrices bleutées. La pupille noire déjà petite de Ra se rétracte encore plus en apercevant le joyau encastré dans le bâton de combat de la militaire, son reflet attise sa curiosité quant à sa nature, se dilatant à nouveau pour reprendre sa taille normale, Ra observe ensuite tour à tour les deux autres soldats qui l’encadrent et dénote leur accoutrement si particulier qui se démarque de celui des guerriers d’arme à l’extérieur, le tout sans que le corps de Savoir n’ait à bouger. Un silence pesant s’est installé depuis plusieurs dizaines de secondes, et le Démon comprend toute la tension subite de la situation bien qu’il ne semble pas y réagir ni même tenter quoi que ce soit pour la désamorcer. L’oeil de Ra se retourne finalement sur le filament et achève la lecture du premier conte du recueil:

”...bandits de la forêt, qui massacrèrent le pauvre berger et tuèrent ses bêtes. Gabriel quant à lui, compris son erreur fatale lorsqu’il vit surgir des bois la meute des loups, et que bien éloigné de son protecteur…” Le Démon referme le bouquin entre ses serres et le range délicatement sur l’étagère d’où il l’a pris. Son oeil unique vient se river dans le regard nuit de l’officière. ”...ils furent tous dévorés jusqu’au dernier.”

Un énième silence pèse de nouveau sur la bibliothèque éventrée alors qu’à l’extérieur les civils sont mis à l’écart par l’armée régulière. L’entité azsharienne observe la Tovyr avec son oeil inexpressif et quand sa voix retentit une fois de plus dans l’espace, un des deux gardiens flanche ostensiblement, les veines sur le côté de ses tempes bougeant nettement alors qu’il resserre sa mâchoire. Sans doute que la poigne de sa main sur son arme avait été prête à partir au quart de tour, mais ce fut un faux-départ car l’apparition démoniaque ne prononça nulle menace:

”Vous n’êtes pas de Melorn. Nous ne connaissons pas ces uniformes. Qui êtes-vous?”

⊰⊱

Les deux gardiens du Berceau avaient l'habitude de ce genre de rencontre, eux qui traquaient ce genre d'anomalie sur le Sekaï entier, ils s'avaient qu'il ne fallait jamais attaquer en premier sans effet de surprise. À partir du moment où ils étaient repérés par leur proie, ils devaient impérativement attendre que cette dernière fasse le premier pas, sans quoi ils pourraient tomber dans un piège pourtant évident. Ne jamais sous-estimer la créature que l'on affrontait, surtout lorsqu'on ne la connaissait pas. De surcroit, ils étaient bien au fait de ce que leur avait rapporté les elfes, sans parler de la figure lumineuse qui avait perturbée la voute céleste trois jours plus tôt.

Ils se contentèrent de se positionner de part et d'autre du démon poly-oculaire tandis que la Tovyr barrait l'entrée. Or, si les gardiens étaient en position défensives, Lyra Leezen ne l'était point. Debout, le dos bien droit, le menton relevé, le regard perçant, son bâton à la verticale, un bout contre le sol. Pourquoi un tel relâchement ? Elle cherchait simplement à jauger l'entité qui ne manifestait pas la moindre hostilité si ce n'était son apparence adventice.

Au lieu de s'éclipser avant leur arrivée ou de lancer l'assaut grâce à ses capacités hors-normes, la chose ne faisait que lire à voix haute, tout en rivant l'un de ses yeux sur la grande officière. Cette dernière plissa ses yeux en demi-lune, comme pour mettre à nu la créature, pour mieux lire en elle comme dans un livre ouvert. D'une voix de fausset, l'anomalie s'adressa vraisemblablement à Lyra, la questionnant ingénument sur son uniforme, comme si le démon n'avait jamais croisé de soldat impérial. Et même s'il fallait reconnaitre que l'uniforme violet n'avait été mis en place que récemment, tout le monde savait reconnaitre l'armée reikoise lorsqu'il y avait affaire.

La Sénéchale renifla de nouveau, sans broncher.

- Quel chaleureux accueil. Fit-elle âprement. Il est de coutume, tout du moins au Reike, de se présenter avant de demander quoi que ce soit. Son regard d'acier s'intensifia.

L'un des gardiens du Berceau, celui armé du fléau, jeta un regard en coin à la Tovyr, surpris qu'elle fasse la discussion à cette engeance méphitique. Lyra, quant à elle, l'ignora copieusement, gardant sa pleine concentration sur l'étrange interlocuteur. Elle se permettait d'ailleurs de le rudoyer quelque peu, sachant que si le démon avait voulu les tuer, il aurait déjà fait quelque chose allant dans ce sens. Or, tout comme le lecteur assidu qu'elle avait face à elle, la Sénéchale aimait apprendre, notamment sur une... chose si atypique que l'anomalie poly-oculaire.

⊰⊱

Avant que l’officière ne prenne la parole elle renifle de nouveau. Ra se demande à juste titre si la femme n’a pas contracté un quelconque rhume à cause du climat ardu qui règne autour de Melorn, surtout quand il sait que le sud du continent sert de lit à un aride désert dont le changement brutal de climat avec la tundra nordique peut causer un affaiblissement certain du système immunitaire. Rien de mieux qu’un verre de lait et une clémentine au petit-déjeuner pour renforcer ses défenses, mais bon, après il faut changer de nom.

Assez-t’il tout étant, le Démon azsharien regarde la jeune femme qui se tient entre lui et la sortie du bâtiment. Son attitude stoïque peut témoigner aussi bien d’une chose que d’une autre: une grande maîtrise qui construit une confiance en soi inébranlable, ou l’inconscience pure. La posture rigide et la prise de sa main droite sur son bâton tend cependant vers la première option. Un élément notable que Ra ne manque pas de relever est la différence de sang-froid qui subsiste entre la femme et les deux autres hommes tandis que l’armée régulière à l’extérieur fait un peu plus pâle figure. Les hommes d’armes ne manquent pas de trahir leur hésitation que ce soit dans l’expression qui orne leurs visage ou dans leur appuis incertains et divisés entre fuite et honneur, les deux spécialistes qui l’encadrent à l’intérieur de la pièce sont attentifs, ils transpirent la prédation à plein nez et semblent habités d’une nervosité incroyable. La femme quant à elle ne transparaît rien de tout cela. Elle est placide.

”Le Reike? Le Reike. Nous connaissons le Reike… De toutes les nations du Sekai, le Reike détient les soldats les plus braves. Levant une gigantesque armée en enrôlant ex-esclaves, ex-shoumeiens et les guerriers des Terres du Nord, l'Empire a su rendre possible l'impossible en terrassant le titan Kazgoth et en capturant la titanide Zeï.”

Un court silence s’ensuit cette présentation surréaliste de la nation du dragon.

”Le Reike a vaincu des Titans… Donc le Reike est bon. Un allié? Est-ce que nous sommes un allié du Reike? Je ne crois pas. Il serait bon de changer cela.” L’oeil hypermnésique vire sur les deux maîtres du Berceau. ”Nous avons des questions. Beaucoup de questions.” Savoir fait un pas en direction du spécialiste armé d’une hache, ignorant le regard noir qu’il obtient en retour et le réhaussement de l’arme qui s’ensuit, ”Le choix de couleur de ces uniformes est-il délibéré? Quelle est la fonction de cette pièce d’armure sur votre aisselle? Quel métal forge vos armes? Celle-ci est-elle enchantée d’une quelconque manière…” Se retournant ensuite vers la Tovyr, le globe oculaire s’avance d’un bon mètre en fléchissant simplement le filament organique qui le supporte. ”Votre arme est bien étrange, quel est votre discipline martiale? Ce joyau serti dedans a-t’il un usage quelconque? De quel matériau est-il fait? Qui l’a fabriqué? Depuis quand le possédez-vous?”

Sa voix déjà irritante se faisait de plus en plus aigu au fur et à mesure qu’il enchaînait les questions, l’oeil qui possède la plus grande emprise sur la Conscience de Savoir ne savait jamais s’arrêter quand sa curiosité était piquée au plus haut point, et fort convenablement pour lui, une source d’informations nouvelles venait tout juste de se présenter à lui sous la forme des militaires fraîchement arrivés.

... et quelque chose observe. Image-asset

⊰⊱

Dehors, les clameurs des officiers s'adressant aux sous-officiers raisonnaient avec ces derniers qui ordonnaient à leurs soldats de se déployer. Les quelques choucas et corneilles qui n'avaient pas encore pris la fuite à la vue d'une telle comitiva croassaient lugubrement sur les pinacles de l'imposante bâtisse abritant la bibliothèque qui accueillait nos protagonistes. Ces derniers, aussi disparates fussent-ils, ne s'étaient pas encore jetés à la gorge l'un de l'autre. Et pourtant, les gardiens du Berceau, habitués à se méfier comme de la peste de ce genre d'entités, n'osaient se lancer à l'assaut de l'amas d'yeux.

Qu'il soit en capacité de parler n'était pas le plus étonnant dans son personnage, mais bien la nature même de ses paroles qui ne trahissaient pas la moindre animosité. Et si n'importe qui aurait pu se montrer dérouté face à une telle anomalie, Lyra Leezen n'était pas de ceux qui s'étonnaient de telles rencontres. Elle avait connue bien des créatures plus repoussantes et menaçantes que celle qui se tenait face à elle, s'étant quelque peu rapprochée durant son prolégomène un brin décousu mais manifestant une curiosité qui avait noyée la réponse qu'attendait Lyra en premier lieu.

Ignorant toujours qui, ou quoi, était cette créature, elle renifla de nouveau, manifestant par là son empressement d'en apprendre plus, elle aussi. En effet, dès lors qu'il était devenu manifeste qu'elle avait affaire à un démon - quelle autre entité était à même de développer une telle apparence ? - l'appât du gain avait sonné dans son esprit tel un clocher aux vêpres. Il ne lui avait pas fallut longtemps pour faire le rapprochement avec Erwin, et plus particulièrement avec Carnage, le parasite qui habitait son cousin.

Le duo suscité avait prouvé à la Tovyr que les démons, malgré leurs sombres desseins, pouvaient se rendre utiles à la nation, leurs buts pernicieux ayant tendance à s'accorder avec les objectifs tout aussi funestes de la Sénéchale. Lyra avait donc, contre toute attente, entamée la conversation avec le plus surprenant des interlocuteurs. La noyant à présent de questions, l'officière ne broncha pas, s'ébrouant dans son armure légère.

- Que de verbosités ! Ses yeux s'agrandirent. Mais si tu veux que je réponde à tes questions, il va falloir que ce soit réciproque si tu veux que cela fonctionne. Voici donc ma première réponse à l'un de tes questionnements : Ceci est un Baculum, un bâton de combat, ou Ethasseyah en bas-parlé. Une arme atypique mais plus efficace qu'un glaive et tout autant qu'une bardiche. Voilà pour ce qui est de cette interrogation, il est temps de renvoyer la pareille, démon. Oui, car cela crève les yeux... tu es un démon. Or tout démon se nourrit de quelque chose, l'un de violence, l'autre d'influence, ou encore de choses bien plus tangibles tel que le sang, toi, de quoi te nourris-tu ? Son regard, aussi noir qu'une éclipse, s'intensifia.

Elle ne s'était pas gardée d'employer un terme de bas-parlé, dans le but de faire tiquer le présumé démon. Or, la légère inflexion de son iris lorsqu'elle avait prononcé le mot lui prouva qu'il avait bien saisi son sens. Ce détail venait confirmer ses soupçons tant qu'à la nature de son interlocuteur. Elle lui tenait tête en se lançant dans ce jeu de question-réponse réciproque, mais elle s'en fichait, elle voulait en apprendre plus sur lui, juste pour entrevoir un quelconque gain à sa cause.

⊰⊱

”...si tu veux que je réponde à tes questions, il va falloir que ce soit réciproque si tu veux que cela fonctionne…”

Quand les elfes de l’empire d’Azshary avaient étudié Savoir dans le cadre du Compendium Daemonum, ils avaient immédiatement remarqué à quel point chaque oeil de l’entité démoniaque possédait un comportement prévisible et centré sur des concepts simples. Ra par exemple, oeil de la curiosité, oeil de la mémoire, était sans doute le moins dangereux de tout les yeux du Démon pour la simple raison qu’il ne cherchait qu’à obtenir le plus d’information possible, et ce quel que soit la pertinence ou l’importance desdites informations. Les chercheurs du Compendium avaient développé l’habitude de leurrer Savoir pour le contrôler en l’attirant avec des livres ou en lui promettant divers échanges de connaissances contre certains services, ils parvenaient même à l’époque à convaincre le premier sujet à passer des test invasifs contre l’apprentissage d’une recette de cuisine ou un nouveau livre ajouté à l’aménagement de sa cellule. Un chien mené à la baguette par des friandises, voilà ce que les elfes avaient découvert. Le petit jeu présenté par la Tovyr avait donc beau être simple, constituant une des bases de la négociation antagonique, il est plus qu’adapté pour le comportement démesurément avide de trivia de l’oeil verdâtre.

”...ton de combat, ou Ethasseyah en b…”

Le Démon s’immobilise presque aussitôt, il se fige dans un stoïcisme si parfait qu’il en devient anormal, comme si le mot l’avait pétrifié sur place. La seule indication que l’entité est encore là et ne s’est pas faite remplacer par une illusion quelconque, c’est la pupille noire déjà minuscule au centre du halo jaune de Ra qui a tant rétrécit qu’elle en devient difficile à discerner au milieu de l’iris colorée. Les deux hommes du Berceau consultent l’officière du regard avec insistance, un d’entre eux prononce son grade avec un ton pressant, demandant l’autorisation de passer à l’action, mais nul ordre ne vient. Les spécialistes savent pourtant que ce moment latent, cet instant d’attente immobile après un rapprochement, c’est celui du chasseur qui contracte tout les muscles de son corps, prêt à bondir sur sa proie. Pourtant ce n’est pas le Démon lui-même qui passe à l’action mais sa voix éraillée:

”Lughat… alalihat… al mukarama… Nous croyions cette langue oubliée.” La pupille de Ra reprend enfin sa taille normale tandis que le corps de Savoir s’extirpe peu à peu de son immobilisme passager, il s’agenouille sur place et observe avec son oeil maintenant à hauteur de regard de la femme, les traits de son visage. ”Les données concernant ton Baculum sont thésaurisées.”
”Elles sont incomplètes!”
”En temps et en heure.”

Les multiples instances de la voix de Ra qui se chevauchent les unes les autres paraissent donner l’impression que l’entité se coupe la parole à elle-même, mais les soldats ne paraissent pas se laisser déstabiliser par son comportement aussi étrange et contre-nature puisse-t’il être.

”Nous aimons ce jeu, nous allons jouer. Nous constatons que vous êtes déjà familiers avec notre espèce, c’est une bonne chose.” La question posée par la dirigeante des militaires ne concernait que la nature de l’essence qui le compose, mais le Démon se permet d’ajouter des informations supplémentaires, il ne se contente pas d’être attiré par les concentrations d’informations ou de savoir-faire spéciaux, mais il se complait également dans le transit et l’apprentissage de ces informations. ”Nous sommes Savoir, Démon de la Connaissance, premier des Sept et Gardien d’Azshary. Ce dont nous nous ‘nourrissons’, c’est de la curiosité des mortels, de leur soif de connaissance, de l’appel de l’inconnu qui les pousse à sortir des sentiers battus.”

Une réponse que le concerné considère comme complète et amplement satisfaisante, pendant qu’il parle, il observe attentivement les réactions éventuelles qui trahiraient les pensées de cette humaine si intéressante. Elle qui connaît la langue de X’O-rath, elle qui se tient face à lui avec autant d’indifférence, qui est-elle? Il y a un moment de silence pendant que Savoir réfléchit lui-même à sa question, prenant un plaisir tout particulier à échanger ainsi dans un pur but de partage de connaissances, il se rappelle de l’époque lointaine du Compendium. Au final, si son interlocutrice a lancé ce petit jeu, c’est qu’elle ne compte sans doute pas l’arrêter au bout de quelques questions n’est-ce pas? L’ordre dans lequel il posera les siennes a donc au final peu d’importance si tant est qu’il puisse toute les poser. Tendant un des appendices acéré de son bras chitineux vers l’officière sans joindre au geste le reste du membre, il la pointe avec un semblant de nonchalance:

”Ton nom complet.”

⊰⊱

Si l'on pourrait croire de prime abord que l'impétueuse guerrière n'était guère patiente, on se détrompait aussitôt qu'on apprenait à la connaitre, réalisant que tout stratège était obligatoirement un Être de patience. Lyra, ayant passée de nombreux mois cloisonnée derrière les barreaux des cachots de Kyouji lors de la rébellion de Tensai, ne pouvait qu'embrasser la patience comme une seconde nature. Et si pour l'humaine qu'elle était le temps était une ressource infiniment plus précieuse qu'elle ne l'était pour le démon séculaire, elle semblait toute disposée à mener cette discussion jusqu'au bout, tant elle était en avance sur le calendarium de ses obligations.

Tenant toujours son bâton de mithril d'une main ferme, elle posa sa main libre sur sa hanche, adoptant une position plus décontractée qui visait à favoriser les échanges verbaux et à mettre le croisement des fers en arrière plan. Toutefois, son regard ténébreux restait acéré, scrutant le moindre fait et geste du démon, tandis que le senseur magique du Berceau, celui à la hache, ne manquerai pas de l'alerter à la moindre menace goétique.

Elle commençait à mieux comprendre le démon grâce à sa réponse qui se révéla particulièrement riche, lui donnant son nom mais également le motif de son existence même. Ceci-dit, si Lyra savait à présent qu'il se nourrissait de connaissances, elle ne savait pas précisément ce qu'elle pourrait faire de lui... ou d'eux. La Sénéchale avait bien remarqué que Savoir parlait de lui au pluriel. Peut-être que la myriade d'yeux fermés représentait chacun une personnalité bien distincte ? Elle avait donc affaire à une seule entité parmi toutes celles que renfermait ce corps atypique. Elle se demanda alors si un autre de ce "nous" pouvait se montrer bien plus dangereux que l'œil ambré qui restait invariablement fixé sur la Tovyr.

En revanche, cette dernière ne comptait pas gaspiller l'une de ses questions simplement pour confirmer ses soupçons. Le prochain de ses questionnements viserait à démêler l'écheveau que constituait Savoir. Pour ce qui était du mot "bâton" en bas-parlé, elle l'avait appris de Carnage, le démon de son cousin, qu'elle avait entendu prononcer.

- Lyra Leezen, cheffe de la maison éponyme à la zibeline d'argent et de gueule, elle désigna l'emblème sur sa spalière, mon nom figure dans l'almanach de Togha, rassemblant tous les grands noms de l'Empire. Et bien que ma lignée est originaire de l'ancien Shoumei, elle est basée à Kyouji depuis quelques siècles déjà. Décidant que nourrir Savoir était la meilleure chose à faire pour préparer sa question à venir, elle continua. Je suis Tovyr, une Grande Officière de l'armée impériale dont tu peux avoir un maigre aperçu là, dehors. Un signe de tête vers l'entrée.

En parfaite stoïcienne, elle ne se laissait point distraire par les silhouettes de deux gardiens et encore moins par l'étrangeté à laquelle elle s'adressait. Elle ne cherchait nullement à comprendre comment un tel amas organique parvenait à tenir debout, décelant une forme de magie derrière son existence même. Lyra n'irait pas non plus jusqu'à qualifier Savoir de monstre, bien consciente qu'entre eux d'eux, c'était plutôt elle le monstre. Et fière de l'être.

Mais trêve d'Homélie. Place à l'interrogation suivante.

- Mais revenons sur un détail qui a éveillé ma curiosité. Tu disais ne pas être un allié du Reike et qu'il était temps de changer cela. Qu'entendais-tu par là ? Elle renifla.

La voilà qui venait au coeur même de ce qui articulait toute leur discussion. Au diable les présentations et la litanie sur les divers aspects de cette rencontre ! L'essence même de ce qu'il adviendra d'eux résidait dans cette question posée par la Tovyr qui affermissait imperceptiblement ses traits harmonieux. Il n'y avait pas de discipline nécessitant plus de stratégie que l'art de la rhétorique, tant chaque discussion pouvait être perçue comme une petite bataille.

Dehors, le silence commençait à se faire, les choucas et corneilles ayant fini par fuir.

⊰⊱

Ra tressaille de contentement en obtenant le nom de son interlocutrice si intriguante, il écoute avidement le reste de ses paroles sans jamais quitter des yeux les demi-lunes noires des prunelles de Lyra, et réceptionne les informations offertes en les notant dans sa mémoire infaillible. Il se tient en place pendant qu’il écoute la question de l’officière et attend sagement qu’elle ait finit, ce sont les règles tacites de leur petit jeu qui attise tant la conscience hypermnésique. Lorsqu’elle demande enfin ce que Savoir signifiait par sa phrase tantôt concernant ses intentions avec le Reike, le Démon dévie son regard du visage de la Tovyr et va se perdre dans le peu de ciel visible à travers l’entrée défoncée de la bibliothèque.

”Lyra, Lee…zen?” prononce-t’il lentement comme s’il allait donner une substance au nom en le pesant ainsi, alors qu’en réalité il grave tout simplement les sons dans sa mémoire éternelle. ”Tovyr… L’almanach! Almanach de Togha.” Se retournant sur le filament organique qui le soutient, Ra reporte son attention sur la foule de livres rangés derrière lui. Son oeil parcours frénétiquement les rayons d’étagères et l’armoire en pin à la recherche de quelque chose de particulier, sans succès. La créature ne transparaît pourtant d’aucune marque de frustration ou de colère, elle rendre avec un ton de simple constatation. ”Un ouvrage absent de ce recueil, nous ne nous souvenons que de l’Almanach d’Ish’ac Azarquiel… j’aimerai lire celui de Togha, les almanachs regorgent d’informations précieuses…” puis après un cours silence pendant lequel les pensées de Savoir semblent partir vers autre chose, le Démon de la Connaissance poursuit. ”Le Reike… Le Reike a tué un Titan. Le Reike est bon. Nous… nous allons aider le Reike, comme nous aidons les Mortels, nous allons éveiller leurs Champions.”

Ressentant les picotements d’autres consciences qui s’éveillent, Ra réalise qu’il outrepasse son domaine de prédilection et qu’il ferait mieux de se cantonner à l’amassement d’informations. S’il est tout à fait capable de réprimer les consciences des autres à moins qu’elles ne soient particulièrement stimulées, il préfère ne pas avoir à cohabiter avec l’une d’entre elle et continuer de faire comme bon lui semble. Il se penche alors une fois de plus vers la fameuse Tovyr, son oeil vert la dévisage religieusement, se perdant dans le fond de ses yeux noirs profonds qui le fascine, le Démon soulève lentement une de ses jambes racinaires et l’avance sur les débris de bois qui jonchent le sol, s’avançant d’un pas vers la militaire. La voix de Ra se fait soudainement moins nasillarde, plus grave et cérémonieuse, et quand Savoir pose enfin une nouvelle question à la reikoise il lui demande avec un sérieux lourd de sens:

”Lyra…” Sa pupille incisive se rétrécit d’avantage, à l’extérieur la faune se mure dans un silence oppressant, la tension monte d’un cran alors que le vent tombe également. On pourrait entendre la transpiration perler des fronts des soldats sur leurs épaulières tant la chappe insonore est épaisse. ”... comment se fait-il, que tu parles la langue des Titans?”

Il est à moitié recroquevillé pour être à la hauteur de la guerrière, les gardiens du Berceau y voient à nouveau un signe ostensible de danger, mais ils n’agiront pas sans que la générale leur en donne l’ordre ou que le combat n’éclate réellement.

⊰⊱

Il fallait reconnaitre que, même vouté, le démon demeurait plus grand que la Tovyr, bien qu'il sembla infiniment plus fragile qu'elle, tant son apparence moribonde laissait penser qu'un coup de vent un peu trop violent pourrait déliter l'amas de chair qui le composait. La Sénéchale leva son regard nébuleux vers l'unique œil ouvert, braqué sur lui, scrutant l'espace à son tour lorsque Savoir embrassa du regard la bibliothèque à la recherche de l'ouvrage énoncé par son interlocutrice. La curiosité sans bornes de la créature poly-oculaire pouvait être un outil pour l'orienter dans le sens des intérêts du Reike, comme elle avait pu l'entrapercevoir. Les propos du démon à propos de l'Empire lui permettait de déceler une telle perspective, elle pourrait éventuellement utiliser l'aversion que portait Savoir à l'encontre des Titans pour accomplir de grandes choses, notamment contre les Archontes. Mais d'abord, elle devait impérativement élucider le motif de cette abhorration, pour mieux l'orienter à son avantage.

Toutefois, cela allait devoir attendre, la question suivante du démon vint, surgissant telle un surin auquel pourtant l'on s'attendait. Lyra avait volontairement tendue la perche en laissant cet indice poindre dans son discours. Elle ne broncha pas, recevant la question dans les règles du "jeu" qu'elle avait sciemment initié. S'y conformer lui permettait de garder la main sur les échanges.

- Il se trouve que je suis en position de côtoyer régulièrement un autre démon, un nevi'im. Il est parvenu à s'introduire brièvement dans mon esprit, tout ce qu'il m'en reste est la connaissance de cette langue. Shissa Thrassy. "Comme par magie" avait-elle dit ironiquement. Il faut dire que je n'ai jamais été encline à accorder ma confiance aux démons, très précisément parce que je les connais assez pour savoir de quoi ils sont capable. En tant que... mortelle, pour reprendre tes dires, je me méfie des stratagèmes de tes pairs. Tout comme des tiens, bien que je ne les décèle toujours pas. Elle renifla. Je sais, cependant, que tu as fait apparaitre une création de lumière dans les cieux de la région, quelques jours plus tôt. Pourquoi ?

Elle mettait assurément le doigt sur un point sensible, elle le savait et croisa les bras sous sa poitrine pour montrer qu'elle en était bien consciente. Si Savoir voulait continuer à en apprendre plus sur son interlocutrice et sur le Reike, il allait devoir dévoiler l'ampleur de tous ses pouvoirs et les expliquer. De la sorte, Lyra pourrait mieux juger de l'objectif sous-jacent à l'existence même de cette créature fort étrange. Et si à ce petit jeu Savoir cherchait à en apprendre davantage sur le Sekaï tout entier, Lyra préférait se concentrer sur quelque chose d'infiniment plus précis : Le démon en lui-même. En se focalisant de la sorte, elle prenait l'avantage, tant elle en aurait fait le tour bien plus rapidement que Savoir qui allait nécessiter bien plus de questionnements.

Et comme si l'échange entre les deux Êtres avaient atteints une primauté toute puissante, les deux Gardiens s'étaient immobilisés, attendant dans un silence monacal. Dehors, les soldats faisaient silence, à l'instar des chevaux qui avaient cessés de renâcler. Même la bise s'était tût, comme si le monde entier était pendu aux lèvres de Lyra et Savoir. Quelque chose était en train de se jouer dans cette bibliothèque meurtrie, peut-être un entrechat mineur, peut-être un changement majeur.

⊰⊱

”Nevi’im?”
”Nevi’im.”
”Elle a dit Nevi’im.”
”Elle connait les Nevi’im.”
”Elle connait les Nevi’im et elle est toujours en vie.”
”Comment ça se fait?”
”Comment ça se faiiiit?”
”Commeeeent…”

Une fois de plus la cacophonie de voix simultanées de Ra qui argumente contre lui-même retentit dans un désordre lugubre qui met à rude épreuve les nerfs des soldats à l’extérieur, mais les Gardiens ont tout les deux accepté l’aspect macabre de l’entité démoniaque et passent outre ses caprices d’apparence. Ils ont suffisamment l’habitude de traquer des monstres ésotériques pour ne pas se laisser influencer plus que de raison par les tours d’un Démon, encore moins quand Feunoyr Draksang le chef de la prison insulaire les a forgé aux mystères de son espèce. En entendant le nom de la fratrie maudite, les différents filaments organiques qui portaient les globes oculaires fermés se sont rétractés d’un seul coup sur eux-même à la façon de ressorts mécaniques, et les paupières protectrices s’ouvrirent d’une légère fente pour laisser apercevoir derrière elles les début d’iris de Ra qui explosaient dans une soliloque dialoguée. Une mélodie disharmonique qui parti dans les aiguë bien plus haut que le ton usuel du Démon agressa les tympans des personnes à proximité, et Savoir s’avança d’un pas de plus vers Lyra Leezen la Tovyr. Son membre décharné composé des diverses cavités chitineuses et embranchements surnaturels vint se soulever à hauteur de son unique organe optique ouvert, et une griffe placée presque sous la pupille de Ra vint achever de lui donner un air songeur, d’après les règles de leur petit jeu l’azsharien allait devoir d’abord répondre à une question avant de pouvoir satisfaire sa curiosité… mais ils sont certaines pulsions que l’oeil hypermnésique le plus avide du Démon ne pouvait réprimer.

”Dis nous. Quel Nevi’im connais-tu? Duquel s’agit-il?”

Le Démon se rapprocha de quelques pas supplémentaires, toujours sous l’observation méticuleuse des Gardiens et de l’officière elle-même. La distance qui les séparait maintenant était dérisoire en comparaison de la situation, trop dangereuse à bien des égards, mais la coopération du Démon jusqu’à présent avait su lui acheter non pas une absence de méfiance, mais plutôt une reconsidération de son niveau de menace. Il était de plus en plus apparent suite aux démonstrations de pouvoir de la créature démoniaque, qu’en pure épreuve de vitesse la Tovyr surentraînée prendrait de cours l’entité malévolente au premier signe d’agression. Le fil porteur de Ra s’abaissa pour approcher l’oeil de Ra quasiment devant les yeux bridés de la jeune femme, lui offrant une vue de choix sur les détails dérangeants de son iris à une dizaine de centimètres de son visage.

”Lequel?”

Son oeil curieux est frustré par l’absence de réponse de la femme qui ne semble pas céder, il n’a pourtant besoin que d’une chose, que d’une seule chose en cet instant très précis et c’est la réponse à sa question. Qu’il puisse facilement l’obtenir en obtempérant aux règles qu’ils avaient si gracieusement établi entre eux au début de leur altercation, Ra paraît l’avoir complètement oublier:

”Lequel?”
”Lequel?”
”Lequel?”
”Lequel?”
”Lequel?”

Ce n’est que lorsque sa main gauche humanoïde se resserre en un poing par frustration que les Gardiens entament eux aussi un mouvement, lentement, tout doucement, craignant que le moindre bruit ne précipite un affrontement dévastateur, chacun des deux hommes du Berceau soulèvent un de leur pied au sol et amorcent un pas pour se rapprocher de la bête chimérique. Ils avancent avec une précaution millimétrée, évitant les débris au sol pour ne pas trahir leur mouvement, surveillant le moindre changement chez Savoir afin de ne pas manquer de signe déclencheur, mais il ne vint jamais. À la place, le Démon desserra son poing, défait par le mutisme implacable et imperturbable de la Tovyr qui avait eu raison de la durée d’attention dont Ra était capable, résigné, le Démon de la Connaissance décolla son oeil du visage de la gradée pour revenir virevolter dans les airs sur son tentacule de chair.

”Mmh, oui, la question. La création de lumière? Nous nous battions.” Une courte pause dans son discours fit croire l’espace d’un instant que sa réponse avare en resterait là, mais il continua rapidement. ”Nous avons croisé un Champion à Melorn, mais elle était étrange… le Jugement a été interrompu, et le combat a pris des proportions que nous n’avions pas prévu.” Son langage cryptique laisse entrevoir un bout de l’histoire. ”Elle n’était plus une Arbitre. C’est étrange. Ils le sont normalement tous, mais pas elle, Éva l’a vu. Ça n’aurait pas dû arriver.” Ra ne recule pas pour autant, il ne semble pas tenir compte du principe d’espace vital ou de distance de confort dans cette discussion lunaire à la tension électrique. ”Nous nous sommes battus. Elle nous a agressé, la liche.”

Alors que l’oeil de Ra se retourne subitement pour galvauder sur son environnement proche, les deux Gardiens qui avaient cessé leur progression quand l’oeil loquace s’était remis à parler sursautent légèrement, ils ne s’attendaient pas à ce que le Démon dévie son attention de son interlocutrice et se retrouvent maintenant pris la main de le sac à s’être avancé vers Savoir, mais ce dernier ne semble même pas avoir remarqué quoi que ce soit, le raclement de ses serres sur le sol alors qu’il se dirige à nouveau vers les étagères de livre, résonne comme les ongles sur un tableau en projetant un frisson dans le dos des deux hommes à cran. Pendant que l’Hypermnésique fouille dans les étagères de la bibliothèque de Valèrhault, il continue:

”Les Démons n’ont pas besoin de votre confiance pour faire leur office, certains parviennent à remplir leur objectif sans, d’autre se nourrissent justement de cet absence de lien entre vous et eux. Mes soeurs sont de nature diverses, mais nous sommes toutes rangées du même côté. Celui de la Mortalité.” Il semble trouver un livre qui le satisfait, et alors qu’il l’ouvre pour le feuilleter il reprend. ”La fratrie Nevi’im sont des Démons très jeunes, des filles des Soeurs Primordiales, ils sont très particuliers, ancrés dans des hôtes avec lesquels ils ont une relation… spéciale.” Stoppant le défilement des pages au milieu de l’ouvrage, les globes oculaires de Savoir s’ouvrent tous simultanément et de chaque incarnation de Ra se projette un fin faisceau de lumière ténu qui finissent leurs courses sur la double page. Un filet de fumée s’extirpe visiblement du livre tandis que le Démon y grave parcimonieusement un dessin. Quand il termine son oeuvre et se retourne, les différents yeux de Ra se referment à nouveau et le corps de Savoir tend de sa main elfique le bouquin, montrant sur la page de droite le croquis calciné d’une silhouette androgyne, parsemée de tatouages. ”Envie, Cabale, Phantasme et…” sur l’autre page figure un masque oni aux motifs bien reconnaissable pour la jeune Tovyr. ”... Carnage.”

Alors qu’il lache le livre et que celui-ci reste sur place en totale apesanteur grâce à la télékinésie du Démon, Savoir fixe Lyra avec attention:

”Lequel des quatre connais-tu? Et quel lien as-tu avec son hôte? Quelle est ta relation avec le Nevi’im? L’hôte est-il un Tovyr du Reike lui aussi?”

Il enfreignait les règles en posant plusieurs questions, mais l’excitation palpable de Ra rendait les autres humains présents nerveux, redoutant le moment où le Démon commettrait un écart.

⊰⊱

Lyra ne broncha pas face à l'immensité de l'iris brun de son interlocuteur, bien que ce dernier avait plus d'un atout pour se épeurer autrui. Or, Lyra commençait à cerner le démon, si seulement cela était possible, à l'aide de ce simple échange d'interrogations. En définitive, il était assez rudimentaire de percer les stratagème d'une telle créature dès l'instant où l'on identifiait ce dont il se nourrissait en ce monde. Il devenait, par extension, possible de l'utiliser à son avantage ou, a minima, de se prémunir du démon en question. Lyra, ne serait-ce qu'au nom même de la créature, avait bien saisi qu'il se nourrissait de connaissances en tout genre, peu importes la nature du savoir acquis. En revanche, la question qui la taraudait à présent était de déterminer si chacun des yeux qu'elle avait succinctement aperçu avait son propre objectif. Si celui à qui elle s'adressait jusqu'à présent ne convoitait que la connaissance, peut-être qu'un autre se nourrissait de tout autre chose, mettons de la désolation, de la peine ou de la haine. Une question à élucider avant de pactiser avec le démon.

Car c'était bien dans l'idée de la Tovyr de rallier Savoir à la cause impériale, le Reike ne crachant sur aucun actif capable de lutter contre les Titans. Et si elle était venue en premier lieu en ces lieux, outre le fait de rendre service à Melorn, c'était dans l'idée d'éliminer cette menace. À présent qu'elle entrapercevait un possible gain à l'Empire, la requête de la milice melornaise passait en second plan, leur vengeance pouvait aller brûler dans le brasier de la géante rouge !

Pour toute réponse aux adjurations pressantes du démon, elle renifla, affichant une mine tout à fait indifférente, ce qui avait surement fini de lasser Savoir qui s'en retourna à la bibliothèque pour mieux... dessiner le masque de Carnage. Lyra avait parlé du Nevi'im sans y accorder de grande importance - ce qui finalement l'était à ses yeux, la Tovyr se contrefichant totalement du démon de son cousin - sans savoir que son interlocuteur voudrait en apprendre plus... même si c'était le démon de la connaissance...

- Carnage. Elle poussa un soupir de lassitude. Il habite le masque que tu as dessiné là. Mais si je dois dire, il ne me parait guère puissant, tout au plus compétent dans ce que son hôte lui demande de faire, mais rien à voir avec ce que... Eva semble capable d'accomplir. Mais tu sembles avide d'en apprendre plus sur l'un de tes pairs, je vais tenter de satisfaire ta curiosité, bien que la désillusion pourrait te saisir. L'hôte de Carnage est mon cousin, même si je commence à me séparer de lui, entrevoyant des alliés d'avantage influents et puissants... Posses esse unus ex illis, in facto. "En fait, tu pourrais en faire partie", avait-elle ajoutée en elfique, pour en dissimuler le sens aux Gardiens du Berceau qu'elle ne voulait pas inclure à ce pacte.

- Je te prierai à présent de répondre à la question suivante avec la même sollicitude. Visne paratus es me sequi ad Reike ? "Serais-tu prêt à me suivre jusqu'au Reike ?", bien qu'elle percevait l'incompréhension des Gardiens, elle ne voulait toujours pas leur révéler qu'elle cherchait à trouver un allié en cette bête adventice. Savoir serait à elle, à l'armée, à la Griffe, à Tensai, mais pas au Berceau. Elle fusilla du regard le Gardien au fléau qui fit mine de s'approcher d'elle. La Tovyr menait la danse.

⊰⊱

La dynamique de la scène devenait étrange, Ra malgré son détachement évident des moeurs mortelles se rend bien compte qu’une dissonance s’installe entre l’officière de l’armée reikoise et les deux autres hommes d’arme qui l’encadrent à ses côtés. Loin d’être pourtant gêné ou mal à l’aise, il est au contraire d’autant plus curieux de savoir ce qui se trame en filigrane de cet échange, même s’il n’a pas idée des intentions de la Tovyr si ce n’est de jouer à un jeu amusant. Lorsque la langue de la femme aux yeux d’amande formule un nouveau dialecte, l’intérêt de l’hypermnésique pour Lyra s’accroit d’un cran supplémentaire, non seulement parce qu’il mesure un peu plus le niveau d’éducation de son interlocutrice, mais surtout parce que cette fois elle semble maîtriser la langue jusqu’à être capable de s’exprimer avec, mais enfin parce qu’il ne s’agit de n’importe quel parlé, mais de l’elfique. La langue même des Fondateurs.

”Tu parles le langage des Fondateurs, celui… de l’Impératrice Azshary.” toujours stoïque en attendant la question de la Tovyr comme un enfant qui attend son tour pour un jouet, le Démon observe Lyra pendant que celle-ci lui pose sa question, et quand celle-ci finit par arriver, son comportement change subrepticement. ”...”

La pupille de Ra se réduit à un point sur son globe oculaire, fixant intensément la jeune femme pendant un temps qui semble beaucoup trop long pour être bon signe, le silence total qui règne en maître sur la bibliothèque se fait lentement remplacer par le hurlement lointain du vent froid et sec de la toundra, qui pousse sa complainte frissonante en s’engouffrant dans les puits de lumière et les défauts de toiture de Valèrhault. Il s’écoule peut-être plus d’une minute ainsi, sans qu’aucun des êtres présents n’osent bouger le petit doigt, certains par pure patience, d’autre par une ésotérique réflexion, les derniers par la peur viscérale de provoquer un point de non-retour par un simple geste. Lorsqu’enfin l’entité cauchemardesque sort de son mutisme, sa voix a sensiblement changé, il s’agit toujours de celle de Ra, reconnaissable, mais le ton est plus grave, plus sérieux, comme si l’oeil memento du Démon d’habitude si léger dans son comportement a subitement pris conscience de la tension de la scène et de son caractère déterminant pour tout les acteurs impliqués:

”Quid te sequor ad Reike?””Pourquoi te suivrions-nous jusqu’au Reike?”

La silhouette de Savoir cesse de s’abaisser au niveau de l’officière et se redresse, les filaments organiques reprennent leur forme initiale en s’élevant à nouveau vers les airs et flottent librement au grès d’une brise absente.

”Arma sumus, mundum erramus. Creationem Titanum invenimus et eas destruimus. Tale, est quod facimus.””Nous sommes une arme, nous parcourons le monde. Nous trouvons les engeances des Titans et nous les détruisons. Tel, est ce que nous faisons.”

Les gardiens du Berceau, mis de côté dans cet échange elfique qui échappe à leur compréhension, ne peuvent que se reposer sur le changement de langage corporel de l’immonde créature, et alors que le Démon finit par dominer la pièce de sa hauteur et semble s’exprimer avec une voix bien plus grave et menaçante, les simples hommes qu’ils sont commencent à sévèrement questionner le contrôl que leur supérieure exerce sur la situation, mais pour les soldats qu’ils sont il est impensable de passer leur doute de pensée à parole. Ce que leur devoir leur incombe cependant, c’est d’alerter la Tovyr quand la mana environnante commence subtilement à s’agiter, les flux et reflux de magie primordiale qui stationnent normalement dans l’atmosphère, dans la fabrique du réel, gravite désormais autour du dénommé Savoir. Il n’y a en l’apparence pas d’effet ostensible que les deux traqueurs de monstre puissent relever, mais il y a une visible préparation. L’information est discrètement signalée à leur supérieure.

”Sed, telum suum gerentem quaerit. Fortissimi viri propugnatores. Fortasse reperiemus eos, in Reike, fortasse.””Cependant, une arme cherche son maître. Les plus puissants champions. Peut-être pourrons nous les trouver dans le Reike, peut-être.”

Et alors que le Démon tend sa main humanoïde vers la Tovyr, sa paume ouverte vers le ciel gris, sa voix reprend:

”Unus eris experiri?””Seras-tu celle qui s’y essaiera?”

⊰⊱

Le démon se permit un écart en répondant à la question de Lyra par une interrogation, ne délivrant pas de réponse claire. La Tovyr ne s'en formalisa pas mais adopta plutôt une position défensive, reculant d'un pas comme pour mieux camper le sol, rapprochant subrepticement une main de la garde de son sabre tandis que l'autre s'affermissait sur le manche de son bâton. Par cet écart, Savoir échappait au contrôle de la Sénéchale qui entrevit une hypothétique dégringolade, tout comme les deux hommes du Berceau.

Celui au fléau, s'étant rapproché de sa supérieure, lui signifia d'un signe convenu que la mana environnante s'activait succinctement. Lyra hocha du nez tout en observant du coin de l'œil quelques wyrmelins se glisser par l'entrebâillement de l'entrée, flottant discrètement entre les gravats, dans un silence macabre qui annonçait la déferlante d'un sort imminent. Une telle canalisation pouvait soit indiquer la préparation d'un puissant sort de haut niveau, soit une téléportation. Dans les deux cas, Lyra était suffisamment habituée aux démons pour savoir que cela n'augurait rien de bon.

S'exprimant toujours en elfique, Savoir revint finalement vers elle et tendit l'un de ses membres décharnés, comme pour l'inviter à l'en saisir. Mais au lieu de procéder à un acte si peu prudent, Lyra dégaina en un éclair son sabre qu'elle pointa en direction du démon, le bout de la lame touchant presque l'un des doigts hâve de la créature. De son autre main, elle tenait le bâton serti d'adamantine bien levé, comme pour anticiper le moindre sort offensif. Revenant à la langue commune, son ton s'était nettement affermi.

- J'ai suffisamment fait confiance aux démons pour ne plus commettre la même erreur. Tu dis être l'allié du Reike et l'ennemi des Titans, de facto, un éventuel associé pour moi. Mais je vois bien que tu es en train de nous préparer l'un de tes tours, or, je ne suis pas encore disposée à te faire confiance... Siffla-t-elle.

Alors qu'elle exprimait sa méfiance toute justifiée, ce à quoi Savoir devait être bien rôdé à présent, elle fit quelques pas de côtés, glissant lentement sur la droite du démon qui la suivit du regard, sa pathétique griffe toujours tendue dans sa direction. Ses pas étaient assurés, prudents, alors que son regard aussi sombre que la plus noire des nuits restait rivé dans celui, turbide et scrutateur, de la créature mystérieuse. Son visage semblait s'être fermé au moindre échange, et pourtant, même si aucune question n'avait suivit sa réplique, elle incitait Savoir à faire preuve de plus de transparence, la Tovyr n'étant pas assez bête pour finir comme la liche dont il avait parlé tantôt. Au fond d'elle, elle redoutait le démon, et à raison.

⊰⊱

Savoir observe d’un oeil scrutateur la Tovyr se mettre en mouvement, et sa pupille hypermnésique se livre à cette occasion à un exercice singulier. Dans les pas de Lyra, il ne voit pas que le geste de l’officière, à sa vision se superposent les dizaines de déplacements similaires qu’il a vu dans les mémoires de ses victimes à travers les millénaires, que ce soient dans les gens qu’il a combattu, qu’il a assimilé, qu’il a lu ou que ce soient dans les esprits des intrus qui ont tenté de briser les défenses du Compendium Daemonum durant les trois cent milles ans de prison murée. Le Démon de la Connaissance possède une véritable encyclopédie universelle martiale ancrée dans la mémoire de Ra, et alors qu’il épie attentivement ses mouvements, il visualise les différents combattants à travers les âges dont le comportement fut un jour similaire, il voit les dizaines de silhouettes superposées à celle de la reikoise procéder à la suite de leur dance, et il les élimine toutes une par une au fur et à mesure que la suite des souvenirs qu’il a enregistré diffèrent des actes réels de la jeune femme. Elle brandit son Baculum, l’autre main au fourreau, elle esquisse un arc de cercle, pivotant autour de l’entité démoniaque pendant que Savoir lui-même s’avance dans la salle, prenant garde de ne pas réduire la distance avec la militaire déjà méfiante. Quelques secondes plus tard, le Démon poly-oculaire se retrouve ainsi sur ce qui fut quelques heures auparavant le péron de la bibliothèque de Valèrhault, entre Lyra Leezen et le reste de son armée. L’oeil de Ra sent l’éveil d’autres consciences, excitées par les stimulis belliqueux qui se dégagent subitement de l’évolution de cette discussion. La carrure de l’azsharien domine l’espace, entre ses jambes racinaires qui semblent prendre plus de place que la réalité et les filaments organiques qui font osciller ses organes optiques pour le faire paraître plus imposant, il y a un contraste fort entre la fragilité apparente de son corps endommagé, le niveau de menace qu’il fait indirectement peser sur ses interlocuteurs et la vérité sur le gouffre de puissance qui le sépare des hommes d’armes réguliers. La différence qui existe en revanche entre Lyra et lui… c’est quelque chose qui suscite tout l’intérêt d’Éva tandis que la Juge gratte à la porte de Ra pour faire surface, mais le curieux n’en a pas encore fini et son emprise supérieure sur Savoir lui permet de satisfaire ses caprices:

”Qu’est-ce que nous sommes Lyra?”

Pendant un bref instant il laisse sa question en suspens dans les airs, de façon indécise, ambigüe, impossible de savoir si le monstre démoniaque attendait réellement une réponse ou non et Lyra semble réellement mesurer un début de réponse avant que Savoir ne reprenne la parole au moment où elle ouvre la bouche:

”Des échos. Nous sommes des épreuves pour la mortalité. Des obstacles à surmonter, ou des guides à travers les chemins obscurs. Nous naissons de votre existence. Nous sommes vous. Amplifiés et dénaturés à outrance, mais nous sommes bien vos échos.”

Un des wyrmelins virevolte entre les différentes tentacules promontoires de Savoir, passant son corps dévertébré entre les globes oculaires fermés avec grâce tandis qu’au milieu, Ra ne quitte pas des yeux la reikoise:

”Nous enseignons des leçons, nous repoussons des limites, nous protégeons, ou nous exterminons. Nous construisons, ou nous détruisons. Pourquoi? Pour l’équilibre Lyra Leezen. Pour la préservation de l’éventail d’êtres et d’émotions qui constitue la Mortalité. Et nous, Savoir, nous sommes l’équilibre, nous sommes complet. Nous ne sommes pas corrupteur, nous ne sommes pas trompeur, nous ne sommes pas menteur tout ça parce que nous ne convoitons pas la puissance, nous l’avons déjà. Nous sommes une arme.” Il conserve son bras tendu vers la Tovyr, mais il ne l’avance pas plus pour autant. ”Nous ne t’encourageons pas à t’en saisir, nous ne posons qu’une question. Crois-tu que tu peux dominer la Puissance? Si oui, pèse ton âme au Jugement des Champions et éprouve la vigueur de ta destinée. Si non… abandonne cette arme, car elle te dominera en retour.”