Sentant un profond calme l’envahir, la démone embrassa de tout son être ce sentiment de félicité. Fermant les yeux, elle se sentait léviter au milieu de tous ces dangers qui finalement ne semblaient guère importants.
Certainement poussée par cette magie émotionnelle à laquelle cette dernière était particulièrement réceptive à la vue de l’émotion transmise, Louise se laissa aller aux larmes aux derniers mots de la vision et toujours sous l’emprise de l’émotion, s’avança pour prendre les mains des dirigeants de l’Empire.

—Vous avez raison, opina-t-elle alors. Beaucoup méritent mieux. Et c’est pour eux que nous devons prendre les armes et braver les dangers dressés par nos ennemis afin de leur offrir un futur dans lequel ils pourront s’épanouir. Si nous abandonnons tous, qui se battra pour notre félicité ?

Elle relâcha alors leurs mains, voyant que le ton de l’impératrice changea. Sans doute la vision était parvenue à la paix intérieure et cette magie n’y était clairement pas pour rien. La démone se frotta les yeux quelques instants, véritablement touchée à l’idée qu’un jeune prince qu’elle ne connaissait que de nom avait succombé des afflictions causées par le malin. Bien évidemment, il était aussi possible qu’il n’en fût rien et que l’arbre ait simplement capté la plus grande peur du couple impérial pour la reproduire ici, tel un appel à l’aide, un cri du cœur.

—Nous te sauverons toi aussi, murmura-t-elle à l’intention de l’arbre pluri-millénaire.

Une fois ses larmes éteintes, la femme aux cheveux de paille se remémora les derniers mots de la forme d’ombre. Vraisemblablement, l’arbre dont les racines parcouraient probablement le reste du monde, trop enfouies pour être repérées, s’était imprégné de chaque souffle de vie régissant le Sekai. C’était certainement pour cette raison qu’il fût capable de produire de telles visions lors de leur dernière visite. Et si certains moments ressortaient, était-ce par choix conscient de l’arbre ? Ou bien étaient-ils simplement pris au hasard ? Une dernière théorie germait dans l’esprit de la démone qui écoutait d’une oreille attentive son amie féerique. Les visions du passé qu’elle avait pu ressentir le mois dernier étaient toutes teintées d’une certaine tension dramatique.  Peut-être ces choix devenaient inconscients et que l’arbre n’avait envoyé que des réminiscences portant en eux les espoirs ou doutes les plus importants. Mais alors… comment expliquer cette vision qu’elle avait eu ? Celle qui s’adressait spécifiquement à elle ?

Un sourire sur les lèvres, Louise comprenait qu’elle était encore bien loin d’effleurer du doigts toutes les vérités profondes du Sekai. Mais ce n’était pas bien grave. Dans sa quête de vérité, elle avait désormais des alliés pour l’épauler et le démon aux multiples personnalités devait bien avoir quelques savoirs enfouis dans sa besace qu’elle espérait le voir partager lors de leur discussion future.

Se tournant vers le marin et toujours sous l’influence du sort de Myriem, Louise baissa la tête en guise de pardon.

—C’est à moi de vous présenter mes excuses noble marin. Je n’aurai pas du insinuer que vous étiez sot car vous pensiez certainement bien faire. N’y pensons plus et allons de l’avant.

Puis, alors que ce dernier se rua vers les racines pour y poser sa question, la démone haussa les épaules avec un sourire amusé qui vira rapidement à l’amertume.

Une question.
Une simple question.
Certains laisseraient entendre que la réponse à une question était une récompense des plus misérables pour venir en aide à un arbre aussi vieux que le monde en risquant sa vie. Ces gens-là étaient d’une bêtise sans nom. Et devant cette opportunité et ce qu’elle représentait, Louise se sentit rapidement prise d’une excitation sans fin avant qu’elle ne laisse place à un désespoir plus grand encore. Ne sentant plus sa propre magie, comme scellée depuis le mois dernier à cause des racines, elle comprenait qu’elle ne serait pas en mesure d’avoir accès à sa réponse.

—Ahah, peina-t-elle à rire. C’est une aubaine qui ne se reproduira certainement pas, vous devriez tous en profiter pour ne pas avoir de regrets. En tout cas, félicitations à tous. C’était de l’excellent travail. Et je ne sais pas qui a lancé cette magie émotionnelle, mais ce fût sans doute la clé de voûte de notre plan et puis…

Elle baissa la tête. Finalement peu encline à faire la fête alors que presque tous allaient poser leurs questions. Evidemment qu’ils se moquaient de ses encouragements et félicitations. Et en entendant la question de Bigorneau qui n’était nullement un marin mais bien un pirate, Louise comprit qu’ils avaient pour la plupart leur propre agenda. Pour elle qui n’avait jamais pris la mer, les seules histoires qu’elle avait entendu sur les pirates les présentaient comme des requins assoiffés de sang et de richesses. Des hors-la-loi qui tuaient et pillaient.

Ils n’étaient donc que des alliés de circonstance et non de futurs compagnons comme elle le pensait. Toutefois, un espoir subsistait parmi l’assemblée. Elle s’approcha de Myriem pour lui glisser rapidement :
—Si la survie du Sekai et le renouveau de Shoumei font partie de vos convictions, alors nous devons parler. Pour l’heure, profitez de votre question et chérissez la réponse. Vous l’avez bien mérité.

Puis elle se retira des festivités pour se poser contre une pierre. Fixant ses pieds sans un mot. Elle devait tenter de positiver, se dire qu’ils avaient fait un pas de géant pour venir en aide à l’arbre en ce jour et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir cette griffe amère dans le fond de sa gorge.

Sa mélancolie ne resta pas bien longtemps car contre toute attente, la voix de son compagnon démoniaque perturba le silence alors qu’il s’approchait d’une démarche assurée. Si l’Aubépine ne le connaissait pas et n’avait pas pu combattre à ses côtés, sans doute aurait-elle pris ses jambes à son cou devant le spectacle qui se déroulait devant elle. Un gigantesque démon, le bras crépitant de magie, s’avançant vers elle en la fixant intensément.
Elle offrit tout d’abord un sourire à Savoir. Voulant lui expliquer qu’elle n’en était pas capable mais à ce moment précis, le démon la pénétra de son bras discordant.

Louise se mit à hurler de douleur. Elle n’avait jamais été bien douée pour cacher ses sentiments de toute manière, mais la douleur lui était toujours fatale. Les larmes aux yeux, elle baigna quelques secondes dans l’incompréhension, suppliant son compagnon d’arrêter. Perturbant les festivités par ses cris dissonants de douleur. Puis, bien vite, elle sentie une impulsion en elle. Un battement.
Elle leva une main à l’attention de ceux qui en aurait quelque chose à soucier, pour leur signifiait que Savoir savait ce qu’il faisait. (Du moins, elle priait pour que ce soit le cas)

Serrant les dents comme elle le pouvait, elle tomba à genoux, commençant à convulser suite à ce transfert d’énergie démoniaque. Au plus profond d’elle, quelque chose venait de s’éveiller. Sa nature profonde, depuis trop longtemps endormie, se déchaîna contre la coquille créée au fil des années par l’Aubépine. Tel un cri bestial venant du cœur, puisant ses forces dans son essence originelle, sa véritable forme luttait pour s’échapper.

Elle leva le regard vers Savoir, cherchant une quelconque réaction chez ce dernier pour se rassurer dans son supplice. Et alors que ses yeux commençaient à perler de sang, Louise sentit une certaine confusion la gagner. Elle souffrait certes le martyr mais pourtant, cette dernière ressentait une certaine exaltation. Et pour une raison qui lui était encore inconnue, elle en était terrifiée de tout son être.

Elle tenta d’ouvrir la bouche pour demander au démon des explications avant que deux mains d’ombre et de givre ne sortent de son gosier, lui attrapant l’extérieur de la machoir. Prise d’une peur nouvelle, elle se roula sur le sol, essayant de faire lâcher prise à ses mains formées de magie.

Et alors qu’elle tenta d’implorer à l’aide, les mains lui ouvrèrent d’un coup l’orifice en grand dans un craquement repoussant et la forme physique de la démone cessa de se mouvoir. Une ombre informe sortit de sa bouche, rampant sur le sol alors que le corps inerte de Louise disparaissait, rongé par l’ombre.

L’ombre se releva avec difficulté, il était difficile d’en discerner une forme constante car elle semblait peiner à retrouver intégralement qui elle était. Seules deux étoiles perçant l'obscurité en guises d'yeux naviguait dans ce qui semblait être sa tête. L’acte de Savoir l’avait certes réveillé, elle n’en restait pas moins affaiblie par ses nombreuses années à se cacher derrière une apparence mortelle. Elle ne parvenait pas à retrouver totalement sa véritable forme. Celle qu’elle cachait.

La créature fixa ses mains un long moment. De toute évidence, elle était toujours Louise. Savoir avait certes réveillé quelque chose en elle, et d’une manière dont elle se serait bien passé, elle n’était pas folle et n’avait aucune seconde personnalité. Ce n’était là que sa véritable apparence démoniaque qui cherchait à refaire surface sous l’impulsion de magie du démon aux multiples yeux.

—Nous devons avoir une discussion, se fit alors entendre une voix qui peinait à trouver le timbre juste.Premièrement, j’aimerai être prévenue avant que vous ne mettiez votre plan en action si ce dernier consiste à me faire fondre de l’intérieur. Ensuite… merci… vous avez sacrifié une réponse pour mon propre intérêt. C’est un sacrifice des plus grands, peu de gens en auraient été capables. En un sens, d’un point de vue purement logique, c’est même de la folie pure. Peut-être que vous êtes plus humain que vous ne le pensez. C’est ce genre d’acte désintéressé qui nous caractérise tant, défiant toute logique. Je saurai m’en souvenir, soyez-en certain. Et pour ce qui est de ce que vous avez fait, cette discussion devra se poursuivre. Mais pas ici ni maintenant. Reposez vous Savoir et… Encore merci, du fond du cœur.

Sentant la magie crépiter en elle de manière volatile et comprenant qu’elle ne parviendrait pas à contenir cette magie bien longtemps en elle avec cette grotesque apparence incomplète, la créature informe se dirigea vers l’une des racines pour s’écrouler dessus, la serrant contre elle. Le temps lui était précieux et sa question devait être posée sans attendre. La tentation de poser la question sur cette forme démoniaque ou encore la façon pour elle de retrouver ses pouvoirs lui traversa l’esprit. Mais elle n’en fit rien. Peu importe la forme qu’elle pouvait prendre, elle ne changerait en rien sa mission ni qui elle était.

Une question lui brûla alors les lèvres. Elle eut envie de savoir ce qu’il était advenu de son père et de ses proches. Avaient-ils eu la vie qu’ils voulaient vivre ? Se sont-ils éteints le cœur léger ?
Louise dévorait d’envie de questionner l’arbre à ce sujet et pourtant, ce fût le doute de la réponse qui l’empêcha de poser cette question. Car elle savait au plus profond d’elle, que si la réponse n’était pas celle qu’elle attendait, toutes ses forces et sa motivation s’envolerait pour de bon. Alors elle décida de croire. De faire peser sa foi envers ses proches. L’espoir était son moteur, la source de ses forces, l’énergie qui lui permettait de continuer d’avancer aussi pénible et sombre soit devenu le Sekai.

Alors elle pria pour ses proches, s’efforçant de ne pas poser cette question.
A la place, l’ombre se concentra sur ce qui pourrait l’aider dans l’immédiat.

De nombreuses questions lui traversèrent l’esprit. Notamment sur le potentiel passage entre le Sekai et le monde des titans, ou encore sa vision jadis qui la poussait à rechercher d’anciens savoirs magiques. Pourtant elle n’en fit rien. Cette journée et sa rencontre avec Myriem la repentie lui avaient fait remarquer quelque chose d’important. Les shoumeiens étaient désespérés. Et c’était pour cette raison qu’ils se tournaient vers les titans et gardiens dans l’espoir d’un quelconque salut. Il était grand temps de leur offrir un véritable étendard. Une cause pour laquelle se battre corps et âme. Continuant de sa voix discordante, la forme demanda alors :

—Nous allons reprendre notre nation. Il est grand temps que les shoumeiens se relèvent de la fange qu’est devenu leur quotidien. Je désire rallier Shoumei, chercher l’espoir partout où ils se cachent. Je peux leur donner un étendard, mais je ne pourrais jamais me battre totalement à leur place. Alors, Arbre monde. Voici ma question : Comment puis-je m’adresser à l’ensemble des Shoumeiens en une fois, de sorte à réveiller cette flamme de l’espérance en eux ?

Et alors que toute son énergie s’infiltra dans les racines de l’arbre, l’ombre se résorba, ne laissant que Louise qui venait de retrouver son apparence humaine. Elle s’écroula à plat ventre sur la racine. Serrant un poing devant elle dans une prière silencieuse.

Résumé:

CENDRES